Les Sceaux

Altéria tourna la tête avec la vitesse d'un animal ayant entendu son prédateur en direction de celui qui avait parlé. Il s'agissait du plus vieux des Enartiens qui la regardait sans ciller, son visage n'affichant aucune expression. Son compagnon en revanche semblait abasourdi. La jeune femme pensa un instant à refuser d'exécuter l'ordre de l'Enartien mais son regard sévère l'en dissuada. Prenant ce qui lui restait de courage en réserve à deux mains, Altéria tendit en tremblant son bras au-dessus d'elle et tenta de le maintenir stable, ce qui lui demanda un effort qui lui parut surhumain.

Immédiatement elle regretta son geste. Comme si elles avaient été vivantes et avaient attendu ce moment depuis le début, les flammes colorées projetèrent toutes simultanément vers la jeune femme des rayon enflammés qui fusèrent comme des flèches en direction de la peau dénudée qui s'offrait à eux. La douleur fut telle qu'Altéria pensa s'évanouir, elle avait l'impression que quelqu'un s'amusait à transpercer son avant-bras avec une multitude de tisonniers incandescents. L'intérieur de la tente se transforma alors en véritable chaos. La terre sembla trembler sous les pieds de la jeune femme et un violent courant d'air fit voler ses cheveux autour d'elles tandis que les flammes semblèrent s'accentuer de nouveau alors même qu'un froid glacial semblait régner dans la pièce. C'est alors qu'elle entendit les voix, des centaines de voix autour d'elle qui murmuraient, qui se posaient des questions mais aussi qui criaient ou s'impatientaient.

Puis soudainement tout se calma et, comme si elle n'avait jamais existé, la douleur disparut brusquement. Altéria resta au sol où elle était tombée sous le coup de cette souffrance qui lui avait donné l'impression d'avoir eu son bras amputé, elle n'avait plus la force de se lever. Lorsque finalement elle parvint à redresser la tête pour regarder autour d'elle, elle remarqua que les bougies avaient complètement fondu avant de s'éteindre. La scène n'avait duré que quelques minutes à peine mais Altéria avait l'impression qu'elle avait passé une éternité emprisonnée dans le cercle de flammes, aussi fut-elle soulagée de voir que celles-ci avaient disparu.

Le jeune Enartien se précipita alors vers elle avec une couverture qu'il lui mit rapidement sur les épaules. Altéria voulut refuser car la chaleur de l'île était suffisante mais elle se rendit compte qu'elle grelottait. Elle resserra donc le tissu autour d'elle puis tenta de se lever. Cependant le jeune homme l'en empêcha en posant doucement sa main sur son épaule.

- Doucement, ne te lève pas tout de suite tu risques de t'évanouir, lui dit-il en s'agenouillant près d'elle.

- Qu'est-ce qu'il vient de se passer ? parvint-elle à demander d'une voix faible qui trahissait la terreur qu'elle venait de vivre.

- Disons juste que lorsque tu prouver à quelqu'un qu'il a tort tu ne fais pas les choses à moitié, répondit en souriant l'Enartien avant d'ajouter, bienvenue parmi nous.

A cet instant, le vieil Enartien qu'elle avait aperçu pendant sa mésaventure revint pour aider son jeune compagnon à la porter dans la pièce adjacente à celle où se trouvaient les bougies quelque temps auparavant. Une fois qu'ils eurent déposé leur fardeau dans ce qui ressemblait à un salon rudimentaire, il attira ensuite le jeune homme dans la pièce principale, sans doute pour parler avec lui. Epuisée, la jeune femme ferma les yeux et se laissa sombrer.

Altéria n'aurait su dire combien de temps elle resta seule car elle se sentit épuisée, comme si toute son énergie avait été consumée à la manière des bougies colorées de l'effrayant cercle, et sombra dans un état de demi-conscience dont elle ne parvint pas à s'échapper avant un long moment. Lorsqu'enfin elle se trouva la force de s'extraire de cette somnolence, elle remarqua que seul que le jeune Enartien était revenu pour veiller sur elle.

Notant qu'elle se tenait vaguement allongée sur ce qui ressemblait à une banquette élimée par le temps, dans une position dont l'équilibre précaire ne laissait planer aucun doute sur sa chute imminente, la jeune femme essaya tant bien que mal de s'asseoir pour conserver un peu de dignité. La voir se démener pour se relever fit sourire son gardien qui dut la prendre en pitié car il la saisit par les épaules pour la redresser avant de s'asseoir sur un petit banc recouvert d'un coussin face à elle.

- Tu vas mieux ? demanda-t-il en récupérant un sac de toile posé non loin de lui.

- Un peu, dit la jeune femme d'une voix pâteuse, je crois que je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie.

- Je veux bien te croire. Tu veux boire un peu ?

Altéria acquiesça difficilement car chaque mouvement lui faisait mal, elle avait l'impression qu'une avalanche de roche lui avait roulé dessus. L'Enartien se leva alors et se dirigea vers une table sur laquelle étaient posés une carafe et quelques verres. En voyant le regard curieux que son invitée portait sur le mince filet qui s'écoulait tandis qu'il lui servait un verre d'eau, le jeune homme laissa échapper un petit rire.

- Tu te demandes comment j'ai arrêté le feu, n'est-ce pas ?

Altéria fixa immédiatement le sol d'un air coupable, ce qui accentua l'amusement de l'Enartien. Elle attrapa sans rien dire le verre qu'il lui tendit et but quelques gorgées avec précaution. La sensation de l'eau sur sa langue sèche lui sembla aussi agréable que la fraicheur d'une brise un jour de canicule. Lorsqu'elle fut sûre d'être capable d'articuler de nouveau, elle se risqua à prendre la parole.

- Je croyais que rien de terrible ne devait m'arriver, reprocha-t-elle au jeune homme.

- Ça c'était avant que tu ne décides de m'impressionner, précisa l'intéressé, mais je dois avouer que j'aurais pu te prévenir que cela pouvait être un peu douloureux.

- J'ai cru que quelqu'un m'arrachait le bras.

- Certes, avoua l'Enartien d'un ton rieur, mais vois les choses à ma manière. Si je t'avais prévenue aurais-tu accepté de t'assoir ? En tout cas cela n'a pas duré longtemps, se justifia-t-il, et ton bras est toujours là. D'ailleurs, pense à le couvrir avec ça.

Il sortit alors de son sac un petit objet enrobé dans du tissu qu'il lança sur les genoux d'Altéria, ce pour quoi elle lui en fut reconnaissante car elle aurait été incapable de le rattraper au vol dans son état. En défaisant le tissu d'une main tremblante, la jeune femme découvrit qu'il s'agissait d'un bracelet de cuir noir en tout point similaire à celui que portait son protecteur.

- A quoi est-ce que cela sert ? demanda-t-elle en observant le bracelet sous toutes ses coutures.

- Tu n'as toujours pas regardé ton bras ? s'étonna l'Enartien en se repositionnant sur son banc, tu devrais, tu comprendrais au moins pourquoi tu as souffert tout à l'heure.

Non sans jeter un dernier regard soupçonneux au jeune homme dont elle craignait encore qu'il lui cache la vérité, Altéria porta son attention sur son avant-bras gauche qu'elle tenait toujours serré contre elle bien que la douleur ait disparu rapidement après que les bougies se soient consumées. Elle eut toutes les peines du monde à bouger son bras qui semblait encore tétanisé mais lorsqu'elle y parvint, la surprise fut telle que la jeune femme en eut le souffle coupé.

Sur la peau autrefois uniformément bronzée par le soleil de l'île de son poignet se dessinait désormais un cercle parfait formé de dix tâches punctiformes, chacune d'une couleur différente. Altéria reconnu immédiatement les couleurs des bougies qui l'avaient entourée un peu plus tôt, leurs positions sur son poignet étaient d'ailleurs les mêmes que dans le terrible cercle. Par réflexe, la jeune femme frotta légèrement une des tâches colorées pour l'effacer mais celle-ci semblait tatouée à même sa peau et malgré tous ses efforts, Altéria ne parvint même pas à l'estomper. Elle releva alors la tête vers l'Enartien qui se contentait de l'observer et, après une grande inspiration, put enfin parler de façon claire.

- Est-ce que je peux avoir des explications ? demanda-t-elle au jeune homme.

- Bien sûr mais pour cela il va falloir me poser des questions car des explications j'en ai beaucoup et à de nombreux sujets.

Devant le regard incrédule que lui jeta sa protégée, l'Enartien se laissa aller à rire une nouvelle fois. Piquée au vif par la réaction de ce dernier, Altéria décida de ne plus se laisser impressionner par ses réponses, quelles qu'elles puissent être.

- Très bien, tout d'abord je préfère parler à des gens dont je connais l'identité. Je ne vous demande pas toute votre histoire, mais un nom serait le bienvenu.

Le sourire amusé se pétrifia et Altéria put lire sur le visage du jeune homme une expression de confusion tandis que celui-ci se rendait compte qu'il ne s'était pas même présenté à elle.

- Pardonne-moi, se reprit-il en secouant la tête, je me laisse un peu aller et j'en oublie la plus basique des politesses. Et même si le petit numéro que tu nous as présenté m'a impressionné, ce n'est pas une raison pour en oublier les bonnes manières. Je me nomme Nanthamo, ravi de faire ta connaissance.

- Moi de même... je suppose. Mon nom est Altéria.

- Nom peu commun, fit remarquer Nanthamo, tout du moins sur le continent. C'est ta mère qui te l'a donné ?

- Ma grand-mère, rectifia la jeune femme.

- Ah. Très bien. Alors, Altéria, que veux-tu savoir ?

La jeune femme hésita un moment avant de répondre. Une foule de questions se précipitaient dans sa tête maintenant qu'elle avait pleinement recouvré ses moyens et elle n'aurait su dire laquelle devait passer avant les autres. Finalement celle qui franchit le seuil de ses lèvres permettait de résumer toutes les autres.

- Qui sont les Enartiens ?

La réaction de Nanthamo ne fut guère différente de celle qu'il aurait eue si on lui avait demandé ce qu'était le soleil. Il sourit légèrement en pensant à une plaisanterie puis, en avisant l'air attentif de son interlocutrice, comprit que sa question était sérieuse et se ressaisit.

- Je dois avouer que ta question est, comment dire... déroutante, reprit-il en cherchant ses mots, si tu ne sais pas qui nous sommes, pourquoi être venue te présenter ?

- Je crois que ma question n'était pas très claire, répondit Altéria jouant distraitement avec le lacet du bracelet, il faut savoir que pour les gens d'ici, les Enartiens appartiennent plus au mythe qu'à la réalité. Enfin, je veux dire... vous le savez bien, aucun Enartien n'est né sur cette île depuis plus d'un siècle et plus aucun ne vit ici. Alors pour ce qui est de prouver aux gens que vous êtes vraiment des élus de la Déesse et pas seulement une armée d'hommes ordinaires vêtus de tenues blanches...

- Tu m'as pourtant vu éteindre cet incendie, répliqua l'Enartien.

- Je ne doute pas de vos pouvoirs, se justifia la jeune femme, je souhaite juste en savoir plus à leur sujet.

Le jeune homme la fixa un moment avant de répondre, il semblait rassembler ses idées afin de les ordonner. Altéria supposa que sur le continent tout le monde savait exactement ce que signifiait être un Enartien et que c'était là la première fois qu'on lui posait la question de ce que les serviteurs de la Déesse étaient capable de faire.

- Je suis un peu embarrassé, commença Nanthamo tout en cherchant ce qu'il allait répondre, je n'ai jamais eu à expliquer réellement qui nous étions... je veux dire, tout le monde le sait, enfin sur le continent en tout cas. Ce qui ne veut pas dire que vous êtes ignorants ici, non pas du tout mais... En fait je pense que le mieux serait que tu me dises ce que tu sais de notre ordre et je pourrais continuer à partir de là.

Altéria acquiesça et ce fut alors à son tour de réfléchir. Contrairement aux autres enfants de l'île ayant reçu une éducation, la jeune femme n'avait pas appris auprès des prêtres d'Enartia. Tout ce qu'elle savait, elle le devait aux leçons de ses grands-parents, et pour toutes les questions relevant du domaine divin, c'était Werem qui avait transmis son savoir à sa petite-fille. Aussi entreprit-elle de se remémorer les longues heures passées dans le temple du volcan pendant lesquelles le vieil homme lui parlait de la Déesse Blanche.

- Les Enartiens sont les guerriers de la Déesse Enartia, commença-t-elle en essayant de se rappeler les mots exacts de Werem, depuis des siècles, leur ordre a juré fidélité à la déesse et protection à l'Empire.

- C'est un bon début, convint le jeune homme, continue.

- Les Enartiens sont recrutés tous les ans parmi la population à l'âge de vingt ans. Contrairement à ce que certains pensent les pouvoirs ne se transmettent pas par le sang.

- En effet, peu de monde le sait en vérité mais nous n'héritons pas nos pouvoirs de nos parents.

A mesure qu'elle faisait l'inventaire de ses maigres connaissances, Altéria gagna en assurance et cessa d'hésiter à chaque phrase.

- Une personne qui se présente à l'Appel s'engage, si elle est choisie, à offrir plusieurs années de sa vie à l'ordre et donc à quitter son foyer pour se joindre aux autres Enartiens.

- C'est vrai, approuva Nanthamo, c'est pourquoi certaines personnes nées avec des pouvoirs énartiens font cependant le choix de ne pas se présenter à l'Appel. Tu en sais plus que tu ne sembles le croire. Que sais-tu de nos pouvoirs ?

- Rien, avoua la jeune femme.

Le jeune Enartien la regarda de nouveau d'un air étonné et se redressa sur son siège pour se pencher vers elle.

- Tu veux dire que... qu'aucun de tes sceaux ne s'est encore brisé ? demanda-t-il avec incrédulité.

- Mes quoi ?

- Excuse-moi, je parle de tes pouvoirs, tu n'en as vraiment révélé aucun ? Avec ton potentiel tu devrais au moins en maîtriser quelques-uns.

- Je suis vraiment désolée, s'excusa Altéria dont les idées s'embrouillaient, mais j'ai du mal à comprendre ce qui est en train d'arriver et ce que cela implique réellement pour moi.

Nanthamo se leva brusquement et commença à déambuler dans la pièce.

- Commençons par le commencement dans ce cas, tu es une Enartienne, au même titre que moi ou que le vieux Ieza que tu as aperçu tout à l'heure. Comment nous le savons ? Parce que tu nous l'as prouvé de façon flamboyante il y a quelques minutes lorsque tu étais au milieu de ce cercle de flamme. Maintenant si tu veux une preuve de ce que j'avance, tu n'as qu'à comparer ton bras et le mien.

D'un geste rapide, l'Enartien défit d'une main le lacet qui retenait le bracelet de cuir gris qu'il portait au poignet. Lorsque la peau fut à nue, Altéria put découvrir avec stupéfaction la présence de quatre taches de couleur, réparties irrégulièrement le long d'un cercle invisible, similaires à celles qui s'épanouissaient désormais sur son propre poignet. Elle remarqua cependant que, contrairement à ceux qu'elle portait, les points présents sur le bras de Nanthamo brillaient comme des pierres précieuses.

Alors que la jeune femme continuait d'observer avec attention les étranges marques, Nanthamo retira vivement son bras et replaça rapidement son brassard avant de nouer le lacet d'un geste expert.

- Désolé, s'excusa-t-il en avisant le regard étonné de son interlocutrice, c'est une habitude qu'on prend tous avec le temps. Ne pas laisser notre bras à découvert trop longtemps.

- Pourquoi cela ?

- Pour ne pas révéler nos pouvoirs, expliqua l'Enartien.

Le regard d'Altéria se posa successivement sur le jeune puis sur son propre poignet avant de reporter son attention sur le brassard gris que Nanthamo finissait de replacer correctement.

- Comment quelques marques colorées pourraient-elles trahir vos pouvoirs ?

- Parce que ces marques, que nous appelons des sceaux, représentent chacune un des dix dons que la Déesse a offert aux Enartiens.

- Dix dons... répéta Altéria en suivant avec application le cercle qui s'épanouissait sur sa peau, mais alors... si je porte dix sceaux...

- C'est que tu as le potentiel pour maîtriser tous les pouvoirs qu'un Enartien peut posséder, acheva Nanthamo, et ceci n'est visiblement pas arrivé depuis très longtemps. C'est pour cette raison que je suis étonné qu'aucun de tes dons ne se soit jamais révélé.

La jeune femme resta abasourdie pendant un instant. Lorsqu'elle avait mis les pieds dans cette tente, elle était à mille lieues de s'imaginer ne serait-ce qu'une partie de ce qui était en train de lui arriver. Elle se fit alors la réflexion qu'elle avait sans doute bien fait d'offrir la seconde moitié du poisson en offrande au temple. Enartia avait comblé ses attentes au-delà de toute espérance.

- Alors... alors cela veut dire, reprit Altéria en gardant les yeux fixés sur son bras, que je suis l'une des vôtres ?

- Oui, acquiesça l'Enartien en venant s'asseoir sur la banquette où elle se trouvait, je crois qu'on peut dire ça en effet.

Il prit délicatement la main de la jeune femme pour mettre les sceaux à la lumière et commença à les pointer un à un.

- Chaque couleur que tu vois là correspond à une capacité que seuls nous pouvons maîtriser, et que nous nommons un don. Mais nous les désignons aussi par leurs noms dans l'ancienne langue d'Orlegon.

- Je suis désolée, s'excusa Altéria, mais je crains de ne pas connaître cette langue.

- J'espère bien, s'esclaffa Nanthamo, il n'existe que peu de personnes qui la parlent encore. Et venant de quelqu'un qui a grandi ici... disons que ça me rassurerait que tu te contentes d'un prodige à la fois. Tu me permets ?

L'Enartien désignait le poignet gauche de la jeune femme qu'il tenait dans ses mains. Cette dernière hocha la tête avec une pointe d'appréhension.

- Commençons par les dons élémentaires, ceux dont l'action est la plus facile à envisager. Ils correspondent au pouvoir de manipuler les éléments. L'air est le don d'argent et se nomme Gwedsat. Liesat, le feu est associé au rubis, Dradsat, la terre, au bronze et Nolensat le don de saphir, est celui de l'eau.

A mesure qu'il poursuivait son énoncé, le jeune homme fit courir son doigt le long de la peau d'Altéria, allant d'un point à un autre.

- Les dons psychiques sont les dons de l'esprit dans un sens large. Tout être doué d'une forme d'intelligence peut être affecté par ces dons. Tout comme pour les dons élémentaires ils sont au nombre de quatre. Le don d'améthyste, Varsat, est celui de lire dans les esprits et Mubsat, le don de topaze, est la capacité à faire bouger des objets sans les toucher. Le don d'or est le don de guérison, pour soi-même ainsi que pour les autres, il se nomme Wirensat. Quant au don d'obsidienne, Xoersat, il s'agit de la possession d'un esprit.

- Il est possible de posséder l'esprit de quelqu'un ? questionna Altéria d'une voix qui laissait poindre un mélange d'horreur et de dégoût.

- C'est un don dangereux, convint Nanthamo en hochant la tête, même s'il est difficile à mettre à profit contre une personne entraînée. Mais cela peut s'avérer très utile dans certaines situations à ce que m'ont dit certains compagnons. Et pour finir, nous avons les dons d'apparence, ceux-là permettent d'influer sur la façon d'apparaître aux yeux des autres.

- D'influer ?

- Pour ce qui est du don d'émeraude il s'agit d'un don de camouflage, ou d'invisibilité si tu préfères, nous l'appelons Paniosat. Enfin, Clamsat, le don de diamant, offre à son possesseur la possibilité de changer son apparence selon sa volonté.

- C'est un don de métamorphose ? demanda Altéria avec une curiosité qu'elle ne parvint pas à dissimuler.

De nombreux contes se transmettaient dans les familles de l'île, et la plupart impliquaient des héros ayant la capacité de changer de visage selon leurs nécessités. Cependant, bien que l'idée de pouvoir prendre l'apparence de n'importe qui ait toujours émerveillé Altéria, elle pensait que ce genre de capacité était réservé au domaine des légendes.

- Attention ce n'est pas aussi simple qu'il y parait, précisa l'Enartien, beaucoup de ceux qui le possèdent se contentent de l'utiliser pour déguiser leurs traits lorsqu'ils en ont besoin. Il n'y en a que peu qui parviennent à en faire usage pour usurper l'identité de quelqu'un, ça demande une grande concentration pour reproduire fidèlement les traits d'une autre personne sans oublier des détails importants.

La jeune femme demeura silencieuse un instant, continuant de détailler les dix sceaux qui se déployaient sur sa peau, comme autant de tâches marquant à jamais sa chair.

- Mais... finit-elle par demander, si comme vous le dites je possède les sceaux de tous les dons, pourquoi ne l'ai-je jamais su jusqu'à aujourd'hui ?

- As-tu bien observé les sceaux que je porte ? demanda Nanthamo avec douceur.

- Oui, enfin... je pense. Je n'ai pas eu beaucoup de temps...

- N'as-tu pas noté une différence avec les tiens ?

La jeune femme se tut quelques secondes pour réfléchir avant de répondre.

- Si, convint-elle, les vôtres sont plus... brillants, comme des pierres précieuses.

- Exact, acquiesça l'Enartien, c'est parce que les miens ont été brisés. Un Enartien ne peut utiliser un don si le sceau qui lui correspond demeure intact. C'est pour cela que tu n'as jamais pu faire usage de tes pouvoirs. Tes pouvoirs sont tous scellés.

La jeune femme hocha la tête, toujours absorbée par la contemplation de son bras. Mais bien plus que les sceaux eux-mêmes, c'était ce qu'ils représentaient qui accaparait l'esprit d'Altéria.

Au fond d'elle-même, l'îlienne n'avait jamais cru que cette journée se déroulerait différemment pour elle que pour les autres jeunes gens de Niméo. La logique aurait voulu qu'elle échoue comme tous les autres, qu'elle en souffre le temps du retour chez elle puis qu'elle passe à autre, comme tous les autres. Cependant les choses n'étaient pas allées comme pour tous les autres. Aussi ne parvenait-elle pas à assimiler le fait qu'il ne lui était désormais plus possible d'envisager son avenir sur l'île.

Devinant sans doute le trouble dans lequel sa nouvelle protégée était plongée, Nanthamo posa sa main sur son épaule avec un soupçon d'inquiétude.

- Ça va ? s'enquit-il.

Altéria tenta de se composer un visage serein dans le but de rassurer l'Enartien, en vain.

- Oui, oui, ça ira... répondit-elle en secouant la tête pour chasser les idées qui s'accumulaient dans son esprit, c'est juste que... je vais devoir partir n'est-ce pas ?

- Oui, confirma le jeune homme d'une voix douce après un temps de silence.

- Et je ne pourrais pas revenir.

Nouveau silence.

- Pas avant que tu n'aies achevé ta formation, à moins que tu ne sois envoyée ici sur demande de l'Ordre.

Le jeune homme semblait sincèrement désolé et Altéria était contente que ce soit lui, et non pas le vieil Enartien au visage si sévère, qui soit resté avec elle. Cette réflexion lui amena alors une nouvelle question.

- Où est l'autre homme ?

- Tu veux parler de Ieza ? demanda Nanthamo avant de désigner le pan de toile qui séparait les deux pièces de la tente, il m'a remplacé après que tu aies achevé ton épreuve. Il reste encore beaucoup de monde sur la place et nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps. Alors pendant que je veille à ce que tu récupères des forces, lui s'occupe de déterminer si tu es la seule des nôtres sur cette île.

Les deux jeunes gens se turent durant de longues minutes. Les questions se pressaient toujours par dizaines dans la tête d'Altéria mais elle préférait intégrer les réponses de celles qu'elle avait déjà posées avant de demander d'autres explications à l'Enartien. Finalement, lorsqu'elle eut mis en ordre ses pensées, la jeune femme se tira de sa léthargie et entreprit d'attacher le bracelet de cuir noir à son poignet de manière à masquer les sceaux qui s'y trouvaient. Quand elle eut enfin fini de se débattre avec le lacet pour le nouer, elle tenta de se mettre debout en priant Enartia que ses jambes ne se dérobent pas sous son poids.

En voyant sa compagne se lever du banc sur lequel ils étaient assis, Nanthamo se mit immédiatement sur ses pieds en l'observant d'un air étonné.

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il en s'approchant d'elle pour lui servir d'appui.

- Si je dois quitter cette île pour plusieurs années je ne suis pas sûre de revoir un jour mes grands-parents, déclara Altéria en ajustant sa tunique froissée, et il est hors de question que je parte sans leur avoir dit adieu.

- Tes grands-parents ? s'étonna l'Enartien, mais, ils vivent proche de tes parents ?

Altéria calma immédiatement sa frénésie et leva les yeux vers son protecteur improvisé.

- Je n'ai pas de parents, ou tout du moins ils sont morts depuis longtemps dans le naufrage d'un navire dont personne n'a jamais retrouvé l'épave.

- Oh... laissa échapper le jeune homme d'un air gêné, je suis désolé, je ne voulais pas...

- Ce n'est rien, répondit Altéria qui avait réussi à récupérer un peu de son calme, je ne suis pas la seule personne de cette île à qui l'océan a pris un parent et je ne suis certainement pas la plus malheureuse. Moi au moins il me les a pris alors que j'étais trop jeune pour me souvenir d'eux, tout le monde n'a pas cette chance.

La jeune femme n'aimait pas parler de ses parents. Non pas parce qu'elle leur en voulait de ne pas être là pour elle, ils n'avaient pas déclenché la tempête qui avait coulé leur navire, mais parce qu'il n'y avait que lorsqu'elle parlait d'eux qu'Altéria ressentait le manque qu'ils avaient laissé et que tout l'amour de Skeïr et Werem ne pourrait jamais combler. Après avoir essayé en vain de deviner l'heure qu'il était en observant les tâches claires que les rayons du soleil imprimaient sur le tissu de la tente, Altéria se tourna vers Nanthamo.

- Depuis combien de temps suis-je ici ?

- Je pense que tu es rentrée ici il y a environ une heure.

- Je suis restée si longtemps au milieu des flammes ?

Altéria s'étonnait qu'autant de temps ait pu s'écouler depuis qu'elle avait franchi le seuil de la tente. Pourtant, bien que dans son esprit seulement quelques minutes ne la séparaient de cet instant, la jeune femme avait l'impression qu'une vie entière s'était écoulée depuis.

- En vérité tu es restée longtemps assoupie, précisa Nanthamo.

- Personne ne s'est inquiété de ne pas me voir sortir depuis tout ce temps ?

L'Enartien hésita un instant avant de lui répondre, comme s'il rechignait à lui dire la vérité. Altéria remarqua immédiatement la grimace qui déforma fugacement ses traits tandis qu'il tardait à lui répondre.

- Pour tout te dire, finit-il par avouer, les gens t'ont vu sortir à peine quelques minutes après ton entrée.

La jeune femme demeura incrédule pendant quelques secondes, tâchant en vain de comprendre ce que les paroles de son protecteur signifiaient.

- Je ne comprends pas, si j'étais ici, en train de somnoler dans cette pièce, comment par la Déesse ont-ils bien pu me voir sortir de la tente ? interrogea-t-elle en se laissant emporter un peu plus qu'elle ne l'aurait voulu.

- Te souviens-tu ce que je t'ai dit à propos du don de diamant ?

- La métamorphose, n'est-ce pas ?

- Disons pour faire simple que Ieza est sorti en prenant ton apparence afin que les autres pensent que c'était toi.

La réponse scia Altéria qui dut s'asseoir de nouveau et commença à se demander si elle parviendrait jamais à quitter cette tente. Plusieurs questions se précipitèrent dans sa tête mais une seule franchit le seuil de ses lèvres.

- Pourquoi ?

- En fait, depuis que nous sommes arrivés, Ieza a passé beaucoup de temps à lire dans les esprits des gens qui sont venus sur cette place.

- Vous avez le droit de faire ça ? s'alarma la jeune femme en se disant qu'en ce moment même le vieil homme explorait peut-être les recoins de sa pensée.

- Non, enfin, c'est un peu complexe, bafouilla l'Enartien, lui s'est donné le droit en tout cas. Et crois-moi, il y a peu de personnes qui peuvent légitimement contredire ses décisions. Toujours est-il que depuis cette pièce, il s'attardait à examiner les esprits qui l'entouraient et lorsque ton tour est venu, il a ressenti une appréhension commune à tous ces gens à mesure que le temps que tu avais passé ici s'écoulait.

Nanthamo n'avait pas besoin d'en dire plus, Altéria comprenait pourquoi le vieil Enartien avait pris sa place. En sentant cette vague de crainte envahir la foule attroupée sur la place, il avait préféré faire comme si la jeune femme avait échoué à l'Appel comme les autres. Altéria laissa échapper un long soupir.

- Moi qui pensais qu'être une Enartienne changerait leur façon de penser. Il semble que dans tous les cas ils auraient trouvé moyen de me voir comme une menace.

- Que veux-tu dire ? demanda Nanthamo en s'approchant d'elle.

- Rien, du moins rien qui ait encore de l'importance maintenant, répondit Altéria en observant le bracelet qui ceignait son poignet gauche, ils n'auront plus à me craindre désormais.

- Je ne pense pas qu'avoir la moitié de la population de cette place effrayée par toi puisse être qualifié de peu important, poursuivit l'Enartien d'un air gêné, pourquoi les Niméens ont-ils peur de toi ?

- Pas les Niméens en général, rectifia la jeune femme, les gens de Saisio essentiellement. Ils sont extrêmement superstitieux et pratiquent le culte de la Déesse de façon très stricte.

- Je ne vois pas en quoi cela explique quoi que ce soit.

- Une stupide histoire de tempête tardive et de différence de pratiques religieuses, répondit Altéria d'un ton amer en se relevant, mais ce n'est pas grave. Ils n'auront plus à me supporter très longtemps.

La jeune femme avait un goût amer dans la bouche. Ce que venait de lui confier Nanthamo avait eu pour effet de dissiper le regain d'optimisme qui lui avait donné la force de se lever pour quitter cette tente qui lui paraissait désormais exiguë. Il lui fallait cependant régler un nouveau problème qui se présentait à elle.

- Mais si tous m'ont déjà vu quitter la tente, comment vais-je pouvoir partir ? Je ne peux pas sortir deux fois.

- Il y a une autre sortie par ici, répondit Nanthamo en désignant l'un des pans de toile, il te suffit juste d'être suffisamment discrète et de sortir au moment où l'un des candidats entrera, ainsi tu ne devrais pas attirer l'attention. De plus il commence à se faire tard et la foule s'est considérablement clairsemée sur la place. Je pense qu'il n'y a guère plus qu'une dizaine de jeunes gens en âge de tenter leur chance qui ne se sont pas encore présentés et les gens ont renoncé à voir quelqu'un réussir le test. Mais...

- Très bien, le coupa Altéria, dans ce cas je vais me dépêcher, si je souhaite ne pas faire trop de route de nuit.

- Tu habites loin ?

- Quelques heures d'ici, quatre si je ne m'arrête pas en chemin, répondit la jeune femme en se levant.

Elle désigna alors le pan de toile que lui avait indiqué l'Enartien.

- La sortie dont vous m'avez parlé c'est bien par ici, n'est pas ?

- Oui mais attends avant de partir, la tempéra Nanthamo en la retenant doucement par l'épaule, j'ai plusieurs choses à te dire.

La jeune femme se tourna vers lui et il laissa retomber sa main. Il sembla hésiter un instant avant de reprendre la parole, passant la main dans ses cheveux bouclés comme pour les ordonner.

- Voilà, normalement je n'ai pas le droit de te laisser partir, déclara-t-il d'un ton désolé, mais comme il s'agit peut-être d'adieux... je vais te laisser y aller. Mais j'ai besoin que tu me promettes que tu seras sur le port demain avant que le soleil n'atteigne son zénith. Nous ne pouvons pas nous permettre de partir plus tard.

- Je comprends.

Le cœur d'Altéria se pinça en comprenant qu'elle n'aurait pas le temps de rendre visite à Lumia. A l'idée qu'elle ne reverrait sans doute pas la jeune fille avant plusieurs années, une boule se noua dans sa gorge. Chassant de son esprit le vague à l'âme qui commençait à l'envahir, elle prit sur elle et reporta son regard sur Nanthamo.

- Je serai sur le port demain avant la mi-journée, je vous le promets. Mais si je veux avoir le temps de faire mes adieux à ma famille, il faut que je parte maintenant, j'espère que vous me comprenez.

L'Enartien acquiesça et, ayant son approbation, Altéria se dirigea vers la sortie qui lui avait été indiquée. Elle était en train de soulever la lourde toile grise quand Nanthamo lui adressa une dernière fois la parole.

- Au fait, Altéria, encore une dernière chose.

- Oui ?

- Je ne suis ni ton nahori ni l'un des Onze, tu n'as pas à me montrer plus de respect qu'à n'importe quel autre Enartien désormais.

- C'est-à-dire ?

- Oublie le vouvoiement. Je pourrais être ton frère, pas ton père.

La jeune femme esquissa un sourire qui trouva écho sur les lèvres de l'Enartien.

- Très bien, dans ce cas j'attendrai demain pour te demander ce qu'est un nahori, en espérant que tu ne sois pas trop incommodé par le mal de mer pour me répondre.

- Tu pourrais difficilement trouver quelqu'un plus à l'aise que moi sur le pont d'un navire. Je suis en revanche très curieux de te voir sur le pont.

- C'est ce que nous verrons demain, d'ici là.

- Puisse les tempêtes épargner les tiens.

Altéria s'arrêta un instant, étonnée que l'Enartien connaisse les formules d'adieu de Saisio.

- Et puisse la montagne rester endormie, répondit-elle en avançant dans la lumière de l'après-midi.

Le pan de toile retomba derrière elle et la jeune femme eut l'impression que le temps s'était arrêté tout pendant qu'elle s'était trouvée à l'intérieur de la tente, comme s'il avait attendu de la voir reparaître pour reprendre son cours. Les gens déambulaient toujours sur la place, les plus curieux s'arrêtant pour observer le rituel annuel tandis que les plus pressés se contentaient d'un rapide regard en direction de la tente avant de poursuivre leur route. Pour tous ces gens, rien n'avait changé, leur vie continuait sur la même route, mais celle d'Altéria venait d'arriver à un embranchement.

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