Le Temple Abandonné
Il faisait chaud ce jour-là sur la petite île volcanique de Niméo alors que le soleil commençait à amorcer son déclin. Tandis qu'elle montait le sentier rocailleux, Altéria pouvait sentir de grosses gouttes de sueur se former sur son front. Il n'y avait pas de doute, l'été était bien arrivé et le chemin jusqu'à Saisio serait éprouvant. Mais pour l'instant le souci de la jeune femme était de parvenir jusqu'au temple sans y laisser une jambe. Le sentier abandonné était suffisamment traître pour ne pas devoir en plus avoir à passer par les zones d'ombre pour esquiver les rayons du soleil.
La jeune femme n'aurait su dire combien de fois elle avait emprunté ce chemin depuis qu'elle savait marcher et pourtant il lui semblait toujours aussi ardu à arpenter. Peu de monde à part elle s'aventurait sur ce sentier, bien que chacun sût où il menait. En réalité une seule autre personne le fréquentait, son grand-père, le gardien Werem. Lentement, Altéria sentit le chemin monter en pente de plus en plus raide et vit la végétation se transformer à mesure que le sol qui la nourrissait devenait plus chaud et plus volcanique.
Autrefois, le volcan de Niméo suscitait crainte et fascination. Nul n'avait jamais su si la Déesse avait voulu punir les ancêtres des Niméens en leur envoyant ce monstre de feu aussi imprévisible que destructeur ou leur offrir une terre unique que chaque éruption enrichissait au fil des siècles. Dans le doute, on avait installé sur le flanc de la montagne, dans une grotte creusée par la main de l'Homme, un petit temple dans lequel trônait une statue censée représenter les deux personnalités de la montagne de feu. Jadis les habitants de l'île venaient là faire des offrandes afin que le géant endormi épargne les villages lors de son réveil et renouvelle les terres fatiguées par la culture.
Avec le temps, le volcan s'était apaisé, peut-être pour toujours, et les prêtres de la Déesse avaient établi les nouvelles règles du culte. Le temple avait alors été laissé à l'abandon. Werem en était un jour devenu le gardien par défaut et c'était là le refuge d'Altéria. Le lieu où elle pouvait venir partager ses joies et ses peines avec la divinité qui le protégeait. Car son grand-père lui avait un jour appris que la Déesse n'avait pas besoin de la présence de ses prêtres pour entendre les prières. Aussi ne mettait-elle que très rarement les pieds au grand temple de Saisio, la foi des prêtres résonnant aussi faux dans leurs sermons que leur statue de la Déesse paraissait inerte et sans âme.
La jeune femme arriva enfin à l'entrée de la grotte. A son habitude, elle jeta un œil par-dessus son épaule, regardant une dernière fois l'océan de verdure de la forêt s'étendre sous ses yeux avant de pénétrer dans la caverne aux couleurs de flammes et d'ombres. Il faisait une chaleur étouffante dans le sanctuaire, le magma enfouit au cœur de la montagne continuant de la réchauffer malgré le profond sommeil qui s'était abattu sur elle. Les murs avaient autrefois été sculptés, mais désormais le temps avait changé les figures humaines en monstres de pierre polie dont les formes disproportionnées par l'érosion donnaient à ces silhouettes bien plus l'apparence d'esprits que celle de pèlerins. Seule figure intacte au milieu du temple, derrière un autel brisé par le temps et la chaleur, se dressait l'imposante statue qui personnifiait le volcan.
Souvent son grand-père lui avait raconté la légende disant que l'artiste qui avait créé cette œuvre dans le basalte noir de la montagne était un homme venant des Hauts-Plateaux, une région du sud-est de l'Empire dont les habitants étaient réputés pour pouvoir tout créer à partir de roche. Cet homme avait voulu prendre le risque de représenter les deux aspects du volcan sans pour autant y tracer de séparation nette. Lorsque les autres sculpteurs qui travaillaient à la construction du temple s'étaient moqués de lui en traitant son projet de folie, il s'était contenté de s'atteler à son travail et de le leur montrer une fois achevé. L'artiste croyait qu'il était impensable de vouloir accentuer la dualité de la nature de la montagne de feu en coupant sa représentation car alors on ne représentait plus une, mais deux entités.
L'homme des plateaux avait ainsi refusé de transformer l'unique en deux et avait œuvré de manière à faire ressortir l'ambivalence du grand volcan, mais en assemblant si bien les traits propres à chacune de ses deux facettes que personne n'aurait su dire si l'œuvre était terrifiante et pleine de colère ou apaisante et empreinte de douceur. La statue représentait un être à mi-chemin entre l'homme et la femme, armé dans chaque main d'un brasero dont la flamme berçait une fleur épanouie. L'une de ses mains était rapprochée de son cœur tandis que l'autre était tendue vers le visiteur comme pour le menacer de déchaîner sur lui l'incendie qui couvait dans sa paume. Son visage semblait fermé au premier regard mais un léger sourire flottait sur ses lèvres.
Une armure recouvrait le tronc et les jambes de la statue, laissant ses mollets et ses bras à nu. Le sculpteur en avait laissé certaines parties vierges et les avait travaillées en forme de branches et de feuilles tandis que le reste était poli et découpé pour imiter les pièces d'acier qui couvraient les guerriers. Enfin, ses yeux ouverts sur l'infini étaient la partie qui avait toujours le plus intrigué Altéria. Le premier était rouge comme les flammes du volcan tandis que l'autre était bleu comme l'océan profond. Aucun des deux ne semblait humain, la couleur emplissant entièrement l'orbite.
Plus personne ne venait se recueillir dans ce temple, les autres habitants de l'île préférant se rendre au temple d'Enartia. Parfois Altéria avait même l'impression que la statue était heureuse de la voir arriver, comme un paria que tous auraient délaissé et qui se réjouirait d'avoir de la visite. La superstition avait fait de cet ancien lieu de culte et de dévotion un endroit craint et redouté. On racontait que les yeux de la statue recelaient une ancienne malédiction qui s'abattrait sur quiconque oserait s'en approcher de trop près. C'est ce qui avait permis au temple de ne pas être pillé lorsque le déclin de Niméo avait débuté.
Altéria retira ses chaussures en pénétrant dans la caverne, laissant la douce chaleur qui montait du sol la réchauffer. L'ancienne coutume voulait que le pèlerin qui se présentait dans le sanctuaire offre au volcan une branche d'un arbre poussant sur ses flancs. La jeune femme tira donc de son sac un rameau qu'elle avait cueilli durant son escalade et le déposa aux pieds de la statue avant de s'asseoir le long de l'autel brisé. Elle déballa alors le reste de son sac et en sortit un poisson ainsi qu'un petit couteau et un briquet à amadou. Elle posa devant elle le poisson puis prononça une prière adressée à la Déesse par l'intermédiaire du volcan.
- Enartia, Déesse créatrice, Dame Blanche, je te prie d'entendre mon appel par delà les cieux. Je te prie d'accepter de me choisir pour te servir, pour me battre et vouer ma vie à défendre ton nom et tes valeurs. Je fais le serment de ne jamais te trahir et d'agir selon ta volonté mais je t'en conjure, permets-moi de quitter cette île. Puisse ta bonté m'accorder d'être exaucée.
Altéria entreprit ensuite de vider le poisson puis elle le prépara comme pour être servi à dîner. Elle alluma ensuite un feu au bas du socle de la statue dans lequel elle jeta les déchets du poisson avant d'allumer l'un après l'autre les deux réservoirs d'huile cachés dans les fleurs que portaient la figurine de basalte. Lorsque les flammes brillèrent fort et clair, la jeune femme y fit brûler le poisson qu'elle avait coupé en deux. Le rituel traditionnel voulait normalement que l'on brûle seulement une moitié du poisson, l'autre pouvait être gardée pour se nourrir sur le chemin du retour. Mais Altéria se disait qu'elle aurait plus de chance de voir sa demande acceptée par la déesse Enartia si elle acceptait ce petit sacrifice supplémentaire, bien qu'il lui en coûta de voir le fruit de tant de travail se consumer dans les flammes sans même avoir pu en goûter un morceau.
Le poisson frais était cher sur Niméo car même si les zones de pêche étaient nombreuses sur une île, la majorité des prises était directement stockée dans des entrepôts où l'on salait le poisson avant de l'envoyer vers le continent. C'était un moyen de payer en nature l'impôt dû à l'Empire car cela faisait bien longtemps que la petite île n'avait plus les moyens de payer autrement, et ce malgré le beau geste de l'Empire qui avait réduit au minimum les taxes pour cette région. Altéria avait donc dû passer la journée de la veille tapie entre deux rochers sur la plage en attendant qu'un poisson malchanceux vienne à passer à portée de son harpon. Et ce n'était qu'après s'être résignée à ne pas avoir de prise qu'elle avait trouvé un petit poisson argenté pris au piège dans un creux au sommet d'un rocher où une vague avait dû le déposer. Elle avait pris cela comme un signe.
Une fois que le poisson eut complètement disparu dans les flammes, la jeune femme éteignit ces dernières pour économiser l'huile puis, recroquevillée sur elle-même entre l'autel et la statue, elle se laissa bercer par le bruit lointain du vent dans les arbres de la forêt tropicale et la chaleur de la caverne. Elle repensa alors à ce qui l'attendait à l'extérieur et à cette prière qu'elle avait adressée à la déesse Enartia. Il était d'ailleurs rare qu'Altéria aille prier pour voir ses souhaits se réaliser, elle préférait s'en remettre à elle-même. Mais il s'agissait d'un vœu exceptionnel, un vœu destiné à changer sa vie.
Elle n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé avant qu'elle n'entende des bruits de pas venant de l'entrée de la grotte. Nul besoin de lever la tête pour savoir qui venait à sa rencontre, cela ne pouvait être que Werem, aussi ne bougea-t-elle pas d'un pouce. Ce ne serait pas la première fois que son grand-père la trouverait assise derrière l'autel, Altéria était même incapable de se souvenir du nombre de fois où elle s'était endormie à cet endroit et s'était réveillée dans son lit quelques heures plus tard.
En fait, l'atmosphère de l'endroit avait toujours tôt fait de la plonger dans un état second, à mi-chemin entre l'éveil et le sommeil, et ce n'était qu'en grandissant qu'elle avait fini par acquérir suffisamment de volonté pour garder les yeux ouverts. Auparavant, c'était Werem qui, ne la voyant pas revenir à la maison, faisait le trajet jusqu'au temple pour la ramener chez eux.
D'ordinaire quand il venait la rejoindre, le vieil homme s'approchait sans faire de bruit puis s'occupait de l'entretien du temple avant de venir s'assoir à ses côtés. Ni l'un ni l'autre ne parlaient guère lorsqu'ils étaient face à la statue, ils se contentaient de rester là, côte à côte, à profiter du calme du temple. Aussi fut-elle surprise lorsqu'elle entendit la voix de Werem résonner depuis l'entrée.
- Altéria, l'entendit-elle appeler doucement, Altéria je sais que tu es là, sors s'il te plaît mon enfant.
Intriguée de se voir ainsi demander de quitter le temple, la jeune femme rassembla ses affaires qu'elle fourra dans son sac puis regagna la sortie où l'attendait son grand-père. Lorsqu'elle le vit, Altéria comprit immédiatement pourquoi Werem lui avait demandé de sortir. Pour la première fois depuis qu'elle avait fait du temple sa seconde demeure, un visiteur accompagnait le vieil homme.
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