Fuite

Altéria resta interdite un instant avant de comprendre que l'inconnu masqué qui se tenait devant elle venait de lui sauver la vie en éliminant d'un même geste le serpent et les hommes qui l'avaient maintenue immobile. La jeune femme n'eut cependant pas le temps de remercier son mystérieux sauveur que la voix d'Urvel s'élevait dans le dos de ce dernier.

- Je ne sais pas qui tu es, mais tu aurais mieux fait de rester en dehors de tout ça, lança l'homme d'une voix où chaque mot transpirait d'une colère à peine contenue.

L'ombre masquée se retourna vers celui qui l'avait interpellé alors que les deux hommes qui tenaient Rev avaient laissé tomber leur prisonnier pour se jeter, toute lame dehors, sur l'intrus. D'un geste de la main, l'homme dévia la course du premier qui fut projeté contre le mur le plus proche avant de planter la lame de son épée dans le corps du second qui s'effondra sur les pavés de la ruelle dans un soubresaut. Altéria, de son côté, avait recouvré assez de force pour venir au secours de Rev et tentait à tout prix de le relever, en vain. Une immense gerbe de flammes jailli de la main de l'homme masqué en direction de ceux qui retenaient les jumeaux, les forçant à reculer suffisamment pour que les jeunes thénéites puissent se relever. Sans attendre la moindre instruction, ils se précipitèrent pour prêter main forte à leur camarade pour se saisir du novice inconscient. Dyros et Zao'wi ne tardèrent pas à les rejoindre quand leurs gardiens les abandonnèrent pour se jeter sur l'homme masqué qui semblait les faucher sans peine.

La mystérieuse figure était douée de dons énartiens sans aucune équivoque, sa manière de combattre ne ressemblait pourtant à rien de ce que les novices avaient pu voir jusque-là. Là où leurs agresseurs étaient fluides et vifs, à l'instar du serpent gisant désormais au sol, leur sauveur combattait avec une force et une violence qui semblaient inarrêtables. Chacune de ses attaques était renforcée par l'action d'un don, s'enchaînant sans cesse et sans pitié. Les coups qui l'atteignaient ne semblaient pas provoquer la moindre réaction chez lui et chaque attaque fructueuse d'un des bandits se soldait immédiatement par une sanglante représailles. Altéria tâchait de ne pas prêter attention aux corps sans vie étendus çà et là dans la ruelle, concentrant tous ses efforts sur Rev que Zao'wi essayait en vain de réveiller pendant que Dyros restait étrangement en retrait.

- On ferait mieux de le laisser, finit-il par annoncer d'une voix blanche.

- Tu as perdu la raison ? demanda sa camarade avec frénésie, aide moi plutôt à le relever.

- Je n'ai jamais été aussi sérieux. Fuyons et laissons-le derrière nous.

- Dyros, si c'est à cause de votre dispute..., tenta Saosa qui, comme son frère, s'était positionnée de sorte à protéger les autres novices d'un éventuel regain d'intérêt pour eux des bandits.

- Vous êtes aveugles peut-être ? s'emporta le jeune homme en désignant leur compagnon inconscient, est-ce que la vue de ce type ne vous suffit pas à comprendre qu'il faut l'abandonner ici et maintenant ?

Altéria se leva d'un bond et planta son regard d'émeraude dans les yeux bruns du novice qui la toisait d'une tête.

- Quelqu'un m'a un jour dit que les Enartiens étaient là pour protéger les leurs, déclara-t-elle avec fermeté, que c'était là l'unique but de l'Ordre et de son existence. Quelle serait la signification pour moi d'abandonner l'un des nôtres à la première épreuve rencontrée.

- Crois-moi, Altéria, cet homme n'est pas un Enartien. Lui et les siens ne savent que répandre le malheur et ne connaissent pas le sens du mot famille qu'ils emploient avec tant de ferveur.

- Je me fiche de ce qui il est et de qui est sa famille, finit par annoncer Zao'wi en se relevant elle aussi, tout de suite, maintenant, c'est Rev, notre camarade et il a besoin de nous. Si tu veux fuir et nous laisser, fais-le ! Mais tu le feras seul.

Les deux compagnons se toisèrent un instant du regard et, même dans la nuit noire, Altéria pouvait deviner le duel de leurs regards. Finalement, le jeune homme laissa échapper un long soupir.

- Bien, souffla-t-il d'une voix exaspérée, mais je t'aurais prévenu, il ne nous attirera que des ennuis. Et le premier est de ne pas pouvoir rentrer à notre caravansérail comme nous savons qu'il y a été repéré.

- Le palais, répondit Rymian sans quitter du regard le combat de l'homme à l'étrange masque ensanglanté.

- Si nous l'atteignons, poursuivit sa sœur qui observait la même position, Selven Lacemil pourra nous apporter son aide.

- Et nous pourrons contacter votre nahori.

- A condition de ne pas être suivis.

Les jumeaux avaient parlé en finissant les phrases l'un de l'autre, comme si leur concentration était trop intense pour séparer correctement leurs pensées. Leur attention était toute entière dédiée au combat dont ils maintenaient leurs camarades à l'abri. Les hommes qui les avaient menacés si peu de temps avant gisaient désormais tous au sol, la majorité inertes et inconscients, quelques rares geignant tandis que de sombres flaques noires sous la lumière de la lune s'étalaient en un funeste quadrillage à travers les jointures des pavés de la ruelle. Seul encore debout, face à la meurtrière silhouette dont la cape noire flottait doucement au grès de ses mouvements, Urvel paraissait osciller entre l'épuisement et la rage pure. Sa respiration était saccadée et sa main serrait avec ferveur le manche de la dague avec laquelle il avait menacé son neveu un peu plus tôt. L'autre face à lui était parfaitement immobile, impassible, comme s'il attendait que son ennemi fasse le premier geste.

Il n'eut pas à attendre très longtemps avant que la main d'Urvel ne se rue sur l'une de ses sacoches et ne lance un nouveau projectile comme celui qui avait incapacité les novices plus tôt. Ce dernier n'eut cependant pas l'occasion d'agir car d'un geste de la main guidant son Mubsat, l'inconnu masqué envoya voler la petite sphère qui explosa non loin des novices, les poussant à l'action. Dans un même ensemble, Dyros et Rymian attrapèrent leur compagnon inconscient sous les aisselles et passèrent un bras sur leurs épaules. Zao'wi se précipita vers la sortie de la ruelle pour guider leur fuite tandis qu'Altéria et Saosa restaient en arrière, l'une se tenant prête à faire émerger des pointes de glace de la moindre flaque pendant que l'autre avait nimbé ses mains de flammes prêtes à jaillir. La voix d'Urvel rugit derrière eux alors qu'ils s'enfuyaient dans la nuit.

- Cours Revalinor ! Fuis, comme tu as déjà fui les tiens ! hurla-t-il dans le silence de la ruelle, quand ton père apprendra le lâche que tu es devenu, c'est toute notre famille qui partira à ta poursuite !

- Comme c'est présomptueux de penser que tu seras là pour transmettre la nouvelle, trancha une voix métallique et déformée qui glaça le sang d'Altéria et la figea un instant dans sa fuite.

La jeune femme se laissa distancer quelques secondes par ses camarades tandis qu'elle observait une dernière fois celui dont la voix venait d'émaner de la sombre cape. L'homme se retourna vers elle et, derrière les fentes étroites de son masque lugubre aux veinures rouges, l'Enartienne aurait pu jurer qu'il la détaillait du regard. Puis il se désintéressa d'elle pour contrer un nouvel assaut de d'Urvel qui se jetait sur lui dans un cri d'animal pris au piège.

Alourdis par le poids de leur camarade inconscient, le petit groupe de fuyards ne parvenait à cheminer qu'à un pas atrocement lent qui les laissait vulnérables à la moindre poursuite. Force fut cependant de constater que personne ne se lança à leurs trousses et ils purent ainsi rejoindre des rues encore animées de la capitale malgré l'heure tardive. Saosa s'empressa d'éteindre ses flammes et, une fois les novices regroupés, rien n'aurait pu les distinguer aux yeux des passants d'un groupe de jeunes fêtards ramenant celui d'entre eux qui avait trop abusé de l'offre de réhydratation d'une taverne. Malgré tout, si quelqu'un était venu les regarder de plus près, il aurait pu percevoir la tension de ces jeunes-là et noter les traces de poussière et de sang dont leurs vêtements étaient maculés.

Lorsqu'ils furent suffisamment éloignés du lieu de l'embuscade dont ils avaient réchappé et qu'ils commencèrent à voir de plus en plus de monde, Dyros fit mine d'entraîner à nouveau le groupe vers une ruelle à couvert.

- Qu'est-ce qu'il te prend ? murmura Rymian en perdant l'équilibre tandis que son camarade déséquilibrait le corps toujours inerte de Rev.

- Si vous tenez vraiment à le ramener avec nous fais ce que je te dis, répondit l'autre d'une voix glaciale.

- Tu ne penses pas que sortir d'un premier coupe-gorge est suffisant ? poursuivit Saosa avec une pointe d'impatience.

- Refusez de me suivre et c'est tout notre chemin qui deviendra un champ de bataille.

Le sérieux inhabituel de Dyros poussa ses camarades à suivre son conseil et à le suivre vers l'ombre d'un porche qui leur offrit un abri temporaire loin des regards des derniers noctambules. Avec précipitation, le jeune homme entreprit de déchirer la seconde manche de la tunique de Rev et d'en enrouler le bras marqué de la sinistre cicatrice qui s'étendait de l'épaule à la main. Le blessé reprit brièvement connaissance pendant que son compagnon achevait de nouer les bandes de tissus qui momifiaient désormais tout son membre.

- Merci, murmura-t-il faiblement à l'intention de Dyros.

- Ce n'est pas pour toi que je fais ça, rétorqua l'intéressé avec aigreur.

- Je suis désolé...

Rev s'évanouit de nouveau, sa tête manquant de percuter le sol dans sa chute avant qu'Altéria ne la retienne avec difficulté. Les deux jeunes hommes encore valides le soulevèrent à nouveau et les novices reprirent leur route vers le palais impérial qui semblait ne jamais se rapprocher. Ils cheminèrent ainsi plusieurs minutes dans un silence de mort, avant que Saosa ne décide de prendre la parole.

- Qu'est-ce que c'est, sur son bras ? demanda-t-elle sans cesser de guetter aux alentours le moindre signe d'alerte.

- La marque du serpent, fut la réponse laconique de Dyros qui commençait à peiner sous le poids de son compagnon.

- J'avais saisi l'image, poursuivit la thénéite sans masquer son énervement, je saisi moins en revanche ton attitude depuis tout à l'heure.

- A ma place ton attitude aurait été pire, tu l'aurais probablement achevé sur place.

- J'aimerai avoir le loisir d'en juger par moi-même, rétorqua Saosa dont le ton trahissait la volonté d'en finir avec les énigmes de leur camarade.

- Ce n'est pas mon problème.

Dyros manqua de tomber sous le poids de Rev quand Rymian le lâcha brutalement pour se porter avec sa sœur au-devant du grand blond qui refusait de leur apporter la moindre réponse.

- Au vu de l'embuscade dans laquelle nous venons de tomber, il s'agit de notre problème à tous ! déclara-t-il et Altéria reconnut dans son ton le même genre d'intonations que dans la voix de Merim lorsqu'il commandait à ses hommes.

- Si nous l'emmenons au palais ceux qui prendront soin de lui verront forcément la marque de son bras, poursuivit sa jumelle sur le même ton, alors avant que nous ne finissions tous exécutés pour haute trahison en l'emmenant au palais tu vas nous expliquer ce qu'il se passe. Pas un pas de plus en attendant.

- Je ne suis pas sûre qu'il soit très sage de s'arrêter maintenant, avança Altéria d'une voix hésitante.

- Si quelqu'un avait voulu nous poursuivre il l'aurait déjà fait, trancha Saosa en croisant les bras face à Dyros, maintenant est le moment parfait pour s'arrêter si nous n'avons pas les informations dont nous avons besoin.

Dyros dépassait sa camarade de plusieurs têtes et pourtant, à cette instant, la guerrière aux cheveux d'ébène paraissait l'écraser. Le jeune homme jeta un coup d'œil à Zao'wi, espérant probablement trouver un appui auprès d'elle, mais cette dernière demeura impassible. Son visage calme ne reflétait aucune colère mais son regard sombre se posait régulièrement sur la forme inconsciente de Rev avec une inquiétude manifeste.

- Très bien, finit par céder Dyros d'un ton excédé, c'est la marque de la lignée héritière d'un groupe de criminels et d'assassins qui s'appelle les Vipères.

- Je suppose qu'il y a plus d'une personne marquée d'un signe d'organisation hors-la-loi parcourant les ruelles nocturnes de Xéphios, répondit Saosa avec scepticisme.

- Il ne s'agit pas de n'importe quel groupe de coupe-jarrets, je vous parle d'une organisation ancienne, qui remonte à plusieurs générations et qui contrôle en sous-main les vies de centaines d'habitants. Enlèvement, rançon, assassinats, extorsion, rien n'est trop bas pour eux. Je suis en train de vous parler d'un clan complet de criminels qui détruisent des vies de père en fils. Et le serpent scarifié sur le bras de l'épaule à la main est la marque du rang le plus haut dans leur hiérarchie. Voir cette marque est souvent le premier signe de la fin de votre vie.

Les autres novices se turent et pendant un long moment, personne ne prit la parole. Chacun était trop absorbé à assembler dans sa tête les pièces d'un puzzle désormais d'une simplicité enfantine. Pour une raison ou une autre, Rev avait fait défection à sa famille trois années plus tôt et avait trouvé le moyen de rester caché, probablement grâce au Gwedsat dont il avait dû briser le sceau. Il avait ensuite choisi de répondre à l'Appel, sans doute dans l'espoir de fuir Xéphios et cette famille à laquelle il ne pourrait pas échapper longtemps. Le hasard avait ramené les pas de son nahori à la capitale, et les siens par la même occasion. Le même hasard avait fait que les membres de sa famille aient depuis tout récemment un intérêt particulier pour les Enartiens arrivés depuis peu. Le reste de l'histoire venait de se jouer devant eux. Et l'inconscience dans laquelle le jeune homme était plongé depuis leur altercation avec son oncle trahissait l'état de veille permanent qu'il avait tenté de maintenir pour ne pas voir son secret découvert.

Altéria prit finalement la décision de briser le silence qui s'était installé.

- Est-il recherché par l'Impératrice ?

- Probablement... comme tous les siens, confirma Dyros dans un soupir.

- Est-il recherché par notre Ordre ?

- Je l'ignore.

- Alors nous devons faire en sorte de l'amener à Lacemil sans que quiconque ne le voit au palais.

- Ce sera impossible de passer les portes discrètement en le portant, intervint Rymian de manière pragmatique, nous n'aurons pas la force de faire autrement que le trainer, cela ne manquera pas d'attirer l'attention.

- Alors il faut que nous allions chercher l'aide de quelqu'un à l'intérieur, conclu Altéria.

- Tu ne peux pas réveiller la Selven de l'Obsidienne au milieu de la nuit, souleva Zao'wi avec inquiétude, et nous n'avons pas le temps d'attendre demain. Je dois m'occuper de ses blessures au plus tôt.

- J'avais pensé à quelqu'un d'autre, quelqu'un qui a l'habitude de ne pas juger trop rapidement les gens sur ce qu'ils semblent être.

Les jumeaux échangèrent un regard en comprenant immédiatement que la jeune femme faisait référence à leur nahori, puis acquiescèrent.

- Vas-y, approuva Saosa, pars devant et vas chercher Camexen, nous nous arrêterons juste avant d'arriver sur l'esplanade d'accès au palais.

Altéria hoca la tête et, abandonnant ses compagnons qui reprirent leur lente progression en portant le corps à nouveau inconscient de Rev, elle s'élança en courant vers le palais impérial. Malgré la fatigue, malgré ses muscles douloureux, malgré l'obscurité grandissante à mesure que de gros nuages chargés de pluie masquaient la lumière de la lune, elle courut à en perdre haleine, traversant les derniers quartiers de la ville haute comme si la mort elle-même était à ses trousses. Les gardes la laissèrent pénétrer sans mal, la reconnaissant maintenant qu'elle et ses compagnons vivaient au palais depuis plusieurs semaines. Le souffle court, elle poursuivit sa course à travers les couloirs du palais, préférant éviter les couloirs où déambulaient encore de nombreux serviteurs qui achevaient leurs dernières tâches de la journée pour privilégier les passages d'ordinaires réservés aux courtisans, à présent désert. Sans réfléchir, elle pénétra sans même frapper dans le petit appartement privé dans lequel était logé leur nahori depuis leur arrivée.

Altéria s'arrêta net en voyant que leur protecteur n'était pas seul ce soir là.

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