Attente à Saisio
Cette annonce fit à Altéria le même effet que si elle avait reçu un seau d'eau froide dans le dos. Elle comptait vraiment avoir son amie à ses côtés le lendemain, une manière pour elle de ne pas changer d'avis et de se donner du courage. Savoir qu'elle serait seule sur la Grand Place faisait baisser son moral d'un cran.
- Je sais que tu comptais me voir venir avec toi, poursuivit la jeune niméenne, mais je ne peux pas laisser ma mère seule en ce moment. Mais tu n'as qu'à passer nous voir en revenant, maman sera très contente d'avoir de la visite.
Altéria resta un instant silencieuse, à digérer la décision de son amie d'enfance, de sa seule amie en vérité. Cette jeune fille était la seule personne à l'avoir toujours considérée à l'égal des autres niméens. Mais sa décision était compréhensible, Vanyera avait besoin d'attention constante et son mari ne pouvait être toujours à ses côtés.
- Tu m'en veux de vouloir quitter Niméo, n'est-ce pas ? lança Altéria à son amie.
- Non, répondit l'adolescente, j'en veux aux habitants de cette île de te pousser à vouloir la quitter. Je ne suis pas idiote Altéria, je sais que contrairement à ma mère, tes grands-parents n'ont pas beaucoup d'argent. Et comme il y a peu de personnes ici qui accepteraient que tu travailles pour elles, il n'y a qu'à voir le mal que tu as à vendre tes prises de pêche et les coquillages que tu vas pourtant chercher près de la barrière de corail, tu as peu de chance de parvenir à subvenir à tes propres besoins. Alors qu'est-ce qu'il te reste comme solutions ? Partir d'ici ou alors te marier. Et je sais que tu as à peu près autant envie que moi de te voir enchaînée à un foyer jusqu'à la fin de tes jours. D'autant que l'homme qui acceptera de t'épouser, excuse-moi pour ce que je vais dire, sera forcément un homme qui aura été refusé par toutes les autres.
Altéria ne répondit rien, Lumia avait parfaitement saisi le problème. Mais elle ne voulait pas que son amie garde rancœur à tous ses semblables pour l'avoir rejetée, elle. Après tout, si la jeune femme voulait quitter l'île c'était aussi parce qu'elle souhaitait partir découvrir le monde, et cela depuis bien avant que le problème du mariage ne se pose.
- Je ne veux pas me marier, surtout pas à quelqu'un d'ici...
Lumia avala son dernier morceau de crabe puis essuya ses mains sur un tissu qui dépassait de son propre sac avant de venir s'assoir auprès de son amie.
- Je ne crois pas que les hommes du continent soient très différents, objecta-t-elle.
- Je leur laisse le bénéfice du doute.
- Connaissant ton don pour la chasse aux coquillages, tu pourrais bien dénicher la perle rare. Un splendide marin pour l'enfant de la tempête !
- Ne m'appelle pas comme ça ! riposta un peu rudement Altéria.
La jeune femme n'aimait pas ce nom, c'était un nom que l'on murmurait dans les rues du port lorsqu'elle s'y rendait. Un nom qui, bien que poétique, représentait pour elle l'idée que les gens se faisaient d'elle.
- C'est pourtant joli comme nom, on dirait le titre d'une histoire. La légende de l'enfant de la tempête ! Une histoire d'amour triste et douloureuse mais qui au final s'achèverait bien.
Altéria ne trouva rien à répondre, la réponse de son amie l'avait désarçonnée, elle n'avait pas l'habitude de s'imaginer des histoires d'amour. Elle remercia d'ailleurs la nuit de dissimuler la rougeur de son visage dans l'obscurité. L'adolescente sembla satisfaite de son effet car, en voyant que son amie ne répliquait pas, elle sourit et la serra dans ses bras. La jeune femme lui rendit son étreinte.
Le feu était en train de mourir et les nuages cachaient la lune, plongeant leur camp dans le noir, ainsi lorsque Lumia se détacha d'elle, Altéria ne vit pas son visage. Mais en s'endormant un peu plus tard, elle sentit sécher au creux de son cou les larmes de son amie.
Altéria cheminait depuis une heure, ses pieds nus s'enfonçant dans le sable chaud de la plage, quand elle arriva sur la dune pelée qui surplombait la ville de Saisio. Lorsqu'elle s'était levée au matin, les traces du campement avaient disparues, elle avait ainsi compris que Lumia n'avait pu attendre son réveil pour partir rejoindre sa mère. C'était donc seule qu'elle s'était remise en marche pour atteindre la seule grande ville de l'île de Niméo, Saisio.
La mer s'étendait sur sa droite dans toute son infinie beauté. Les eaux turquoise reflétaient paresseusement le soleil éclatant. Au loin, il était difficile de distinguer la fin de l'océan du début du ciel tant les couleurs de ceux-ci étaient identiques. Mais ce spectacle, aussi enchanteur qu'il fût, était bien trop familier à Altéria pour que celle-ci s'en émerveille encore. L'île était belle certes, mais elle ne changeait pas au gré des saisons. Seule la mer, dans son courroux ou son calme, parvenait à modifier ce paysage uniforme. Jamais de neige, jamais de brouillard, et bien peu de jeux de lumières entre nuages et rayons solaires qui parvenaient à leur résister. Niméo était aux dires des marins une perle de beauté, mais pour la jeune femme, elle était trop monotone, comme figée.
Une fois qu'elle eut atteint la colline qui offrait une vue imprenable sur Saisio, Altéria fit une pause pour observer la ville. La capitale de Niméo, qui avait été désignée capitale de l'archipel bien que les autres îles ne soient guère plus que des îlots sablonneux où vivaient, isolés du reste du monde, quelques marginaux, était un port situé dans la baie de la pointe est, la plus proche du continent. A eux seuls, ses bâtiments pouvaient raconter la triste histoire de Niméo.
Autrefois, la petite île était une colonie très importante de l'Empire car elle lui permettait d'importer des marchandises qu'il aurait autrement été obligé d'acheter à ses voisins. Fruits exotiques, produits des mers chaudes, bois aux essences rares, toutes les graines poussaient à une vitesse prodigieuse sur les pentes du volcan et les eaux regorgeaient d'une vie dense. Saisio était à cette époque une ville florissante, dont l'architecture avait développé une structure en demi-cercles concentriques unique dans tout l'Empire qui prenaient le port pour centre. Les maisons dont les façades étaient faites de coraux récupérés sur la barrière paraient la ville de couleurs chatoyantes. Les devantures des habitations étaient ainsi blanches lors de la construction du fait du matériel utilisé mais il était fréquent que leurs propriétaires aient choisi d'y apporter une couleur vive afin de la distinguer des autres. D'autant que la possibilité de s'acheter les teintures, importées depuis le continent, était un signe de richesse.
Souvent les voyageurs qui faisaient escale par Saisio s'étonnaient du fait qu'il n'y ait aucune structure aménagée pour protéger la ville. Nul rempart n'encerclait la cité et aucune tourelle ne se dressait sur la plage afin de guetter d'éventuels assaillants. Ce qu'ils prenaient alors pour une preuve de l'insouciance des îliens relevait en réalité d'une propriété particulière de Niméo. Une imposante barrière corallienne l'encerclait, ne ménageant qu'un petit chenal pour arriver au port. Cette particularité naturelle avait toujours su protéger Saisio des attaques, aucun navire de combat n'ayant une ligne de flottaison suffisamment basse pour passer le récif sans s'y échouer.
Mais désormais, le commerce avec le continent faiblissait, entraînant Saisio dans son déclin. Les maisons ne suivaient plus le plan circulaire d'origine, leurs façades autrefois si vivantes avaient été délavées par le soleil et l'eau des pluies. Quant à la population, l'exode vers le continent qui attirait toujours plus les nouvelles générations ne cessait de la vider peu à peu de ses dernières forces. De la grandeur passée de l'île ne subsistait plus que le palais du gouverneur, niché à l'orée de la forêt, légèrement excentré, pareil à une perle de marbre auprès de la ville agonisante.
Altéria avait eu beaucoup de chance d'être élevée loin de Saisio et de sa misère. La vie n'était pas facile tous les jours dans la petite maison près de l'océan, mais au moins la jeune femme était-elle préservée des périls de la ville. Tous savaient que Saisio était pour les jeunes niméens une véritable jungle où seuls survivaient les enfants des riches artisans, qui vivaient protégés, ainsi que ceux qui étaient les plus forts et les plus impitoyables. Les jeunes hommes qui ne parvenaient pas à survivre dans ce monde hostile choisissaient le plus souvent de devenir matelots sur les navires qui faisaient escale au port, fuyant la ville et ses dangers. Pour ce qui était des filles... et bien si elles ne trouvaient pas d'époux ou n'avaient pas reçu d'éducation, toutes savaient que les établissements du port que fréquentaient les marins auraient tôt fait de les accueillir.
S'arrachant à la triste contemplation de la cité qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été au temps de sa splendeur, Altéria rechaussa les souliers qu'elle avait retirés pour marcher dans le sable et repris sa route vers la ville. Ignorant les marchands de la rue principale et leurs étals colorés qui ne manquaient d'ordinaire jamais de l'attirer par leurs couleurs et leurs parfums délicats, elle se hâta vers la Grand-Place de Saisio où une foule importante s'était rassemblée.
Mais toute impressionnante que fut l'affluence sur la place en ce jour, elle n'était rien comparé à ce qu'avaient pu vivre les anciens, ceux qui avaient vécu plusieurs siècles auparavant. La journée était importante, mais cela faisait si longtemps que la cérémonie de l'Appel n'avait plus d'utilité que n'y prenaient désormais part que les gens concernés et leurs familles. Il fallait accepter la réalité, tout comme Saisio, tout comme le commerce avec l'extérieur, les traditions venant du continent se perdaient et Altéria comprenait que bientôt, l'île deviendrait une enclave isolée du reste de l'Empire.
La Grand-Place de Saisio n'avait de grande que le nom. Il s'agissait d'une esplanade circulaire au pavage usé par le temps et le passage des chariots autour de laquelle s'amassaient les boutiques des commerçants ayant les moyens de payer la taxe exorbitante imposée par le gouverneur. Les odeurs du port tout proche étaient masquées tant bien que mal par celle de la nourriture des échoppes et au dessus des toits des bâtiments on pouvait voir se dresser les quelques mats des rares navires à quai ce jour-ci. Altéria nota rapidement que l'un d'entre eux, portant le pavillon de la marine impériale, appartenait à un navire de guerre, ce qui était étrange puisque les routes maritimes pour Niméo n'intéressaient même plus les pirates.
Au centre de la place se trouvait une estrade de marbre blanc poli par les ans sur laquelle d'ordinaire se trouvait une statue de l'empereur Euphéné et de l'impératrice Corail, la jeune niméenne dont le mariage avait rattaché l'archipel à l'empire. A la place de la statue des deux souverains qui avait été déplacée pour l'occasion se dressait fièrement une tente grise devant laquelle de nombreux jeunes gens faisaient la queue. Préférant patienter à l'ombre le temps que la file soit moins imposante, Altéria fit le tour de la place et finit par trouver un endroit où s'assoir à l'abri du soleil, un peu à l'écart de la foule. Le hasard fit qu'elle choisit de s'installer à côté du magasin de Tarnön, le forgeron le plus reconnu de l'île.
Contrairement à nombre des commerçants de la Grand-Place, qui usaient et abusaient de leurs bonnes relations avec le gouverneur et sa famille, Tarnön avait acquis sa fortune et sa réputation à la sueur de son front. Il avait appris son art sur le continent, auprès d'un grand maître du travail du métal, puis était revenu sur son île natale afin d'y fonder une famille. Altéria connaissait bien ses deux fils, Lwod et Nirchaïn, qui avaient à peu de choses près son âge et servaient d'apprentis à leur père. Les deux jeunes hommes s'étaient toujours montrés gentils avec elle et c'était le plus souvent auprès d'eux qu'elle pouvait revendre les trésors de la mer qu'elle plongeait récupérer près des récifs coralliens. Etrangement ce jour-là, aucun des deux n'était à la forge. Seul leur père s'y trouvait, ayant délaissé quelque temps la fournaise situé à l'arrière de son échoppe pour s'intéresser à la foule qui se pressait sur la place. Lorsqu'il aperçut Altéria, il lui adressa un sourire franc.
- Déjà vingt ans qu'elle a eu lieu cette fichue tempête ? demanda-t-il d'un air étonné, c'est que le temps passe vite.
- Cela dépend pour qui, répondit la jeune femme, vos fils ne sont pas avec vous ?
- Non. Partis chez le gouverneur servir d'escorte à la petite dame, je leur ai donné quartier libre pour la journée.
- Une escorte est-elle vraiment nécessaire ? demanda Altéria, que risque-t-elle ? Se fouler une de ses inestimables chevilles ?
- Tu peux pas lui en vouloir toute ta vie d'être ce que tu n'es pas, la corrigea gentiment le forgeron.
- Je ne lui en veux pas d'être la fille d'un gouverneur, répliqua la jeune femme d'un ton plus doux, mais je n'ai jamais compris pourquoi la petite dame n'est pas aussi étrangère que moi ici.
La petite dame était le surnom affectueux que les habitants de Saisio avaient donné à la fille unique du gouverneur de Niméo, en référence à son attitude qui laissait toujours penser qu'elle venait de s'échapper de la cour impériale. Âgée d'à peine un an de plus qu'Altéria, Minéa aurait pu être sa meilleure amie tant elles avaient de points communs.
Ses parents étant originaires de la capitale impériale, Minéa avait un physique continental qui ne passait pas inaperçu et savait le mettre en valeur de sorte que tous les jeunes hommes de l'île lui tournaient autour. Sa peau, qu'elle protégeait en permanence du soleil, était d'un rose délicat qui n'était pas sans rappeler celui de la nacre des coquillages. Ses cheveux bruns aux reflets de cuivre cascadaient jusqu'au creux de son dos en une masse lisse et soyeuse de boucles parfaites et ses grands yeux noisettes avaient fait fondre bien des cœurs. Minéa avait la beauté irrésistible de ces plantes carnivores qui attirent par leurs couleurs chatoyantes les insectes qu'elles se plaisent à dévorer.
Cependant, malgré son physique attirant, sa grande intelligence et sa capacité à capter l'attention de n'importe qui d'un simple mouvement, Minéa était depuis toujours une jeune femme solitaire. Certes, elle était entourée à longueur de journée de jeunes hommes conquis souhaitant rentrer dans ses bonnes grâces et de jeunes femmes qui auraient été prêtes à renier leurs propres parents dans l'espoir de n'obtenir que le dixième de l'aura que possédait la petite dame. Mais dès que sa foule d'admirateurs s'absentait, cette aura semblait s'amenuiser et apparaissait alors une jeune femme seule, qui rappelait à Altéria sa propre solitude.
Minéa n'était pas née à Saisio, son père avait été nommé gouverneur quelques mois après sa naissance, elle n'avait donc jamais vraiment connu le continent. Mais celui-ci lui manquait, les fastes de la cour impériale dont sa mère lui avait parlé et qu'elle contait souvent à ceux qui venaient la voir, les fêtes, la vie de la capitale, c'était le monde dans lequel elle aurait dû vivre. C'est pourquoi elle ne cessait de demander à son père de lui faire venir des objets du continent, le dernier caprice en date étant une jument qu'elle se plaisait à monter à tout bout de champ. A dire vrai, Minéa faisait l'effet d'un poisson des coraux qu'on aurait mis dans un bocal d'eau de mer, elle pouvait vivre, elle était magnifique, mais elle n'était pas à sa place.
Quand elle était enfant, Altéria avait essayé de se lier d'amitié avec la petite dame. Elle se disait qu'elles pourraient se tenir compagnie toutes les deux, mais Minéa s'était toujours tenue loin d'elle, comme si elle craignait que la présence de l'enfant de la tempête à ses côtés ne rappelle aux autres qu'elle n'était pas aussi spéciale qu'ils semblaient le penser. Ainsi les deux jeunes femmes n'étaient jamais devenues amies et, au contraire, une sorte d'antipathie mutuelle s'était développée entre elles.
- La différence, reprit Tarnön en grattant la mince barbe qui couvrait ses joues, c'est que t'es arrivée ici un jour pas forcément très agréable pour nous alors qu'elle, sa vue nous évoque toujours le nourrisson souriant qui a débarqué ici un jour de fête. Mais parlons de quelque chose de plus intéressant.
- Si vous voulez parler de ce qui se passe sur la place, l'interrompit Altéria en riant, je ne suis pas sûre d'apprécier. J'ai déjà une boule au creux de l'estomac.
- Tu devrais pas. L'Appel est plus une tradition religieuse comme les rites de la nouvelle année qu'une véritable cérémonie. Et cette année ne fera pas exception à la règle, ajouta-t-il en désignant de sa main calleuse la tente qui se dressait au centre de la place, depuis ce matin que je regarde le va et vient, personne n'est resté là-dedans plus de quelques minutes. Je sais pas si les vieilles ont raison avec leur histoire de malédiction mais il semblerait bien que la Déesse a décidé que les gens d'ici ne sont plus à la hauteur pour la servir.
- Je ne comprendrais pas pourquoi.
- L'empire a déjà abandonné cet archipel, pourquoi Enartia n'en ferait-elle pas autant ? demanda en soupirant Tarnön.
- Les gens d'ici ne méritent pas leur sort, elle au moins doit le savoir, tenta d'argumenter la jeune femme.
- Oh que si, ils le méritent, leur sort, répliqua le forgeron en reniflant de dédain, s'ils voulaient vraiment redonner à cette île la splendeur qui était la sienne, ils se dépêcheraient d'aller cultiver les flancs du volcan pour exporter de nouveau les produits de la terre ou bien ils recommenceraient à ciseler les bijoux qui ont fait notre renommée à la cour. Au lieu de cela, depuis que les Enartiens ont cessé de voir le jour ici, les gens se sont réfugiés dans les superstitions et les ragots de bonnes femmes que les vieilles n'arrêtent pas de radoter. C'est pas en passant leurs vies à prier la déesse en attendant un miracle qu'ils verront les choses changer ! Elle ne nous a pas créés pour devoir tout nous offrir à longueur de temps.
- Pourtant, les prêtres du temple répètent sans cesse qu'Enartia est notre mère à tous et qu'elle aide toujours ses enfants...
- Est-ce que ta grand-mère te mâche encore ta nourriture ? la coupa le forgeron, non ! Pourtant cela ne l'empêche pas de t'aimer et de t'apporter toujours son soutien. Mais lorsqu'il s'agit pour toi d'aller chercher de quoi survivre, tu te débrouilles seule et tu ne t'en plains pas. Parce que tu sais que si tu ne le fais pas personne ne le feras à ta place. Si seulement les gens d'ici arrêtaient d'écouter les stupidités que nous débitent les prêtres du temple.
Altéria jeta un œil affolé aux alentours pour s'assurer que personne ne pouvait les entendre. Il était très mal vu de critiquer les prêtres du culte d'Enartia sur l'île, quant à le faire si proche des gens qui se trouvaient dans la tente, cela relevait de la folie.
- Vous n'avez pas peur de dire des choses pareilles, ici et maintenant ? l'interrogea-t-elle avec inquiétude.
- Que veux-tu qu'ils puissent me faire ? Ils sont comme nous tous ici, ils n'ont que l'ombre du pouvoir qu'ils auraient s'ils étaient à la capitale. Les prêtres ont une influence certaine mais pas suffisante.
- Je ne parlais pas seulement des prêtres, corrigea la jeune femme.
- Tu penses que ce que je dis pourrais m'attirer des problèmes avec les Enartiens ?
Le forgeron la regarda fixement, puis, lorsqu'il comprit qu'Altéria était réellement inquiète, il laissa s'échapper un rire.
- Ah, si tu avais vécu sur le continent tu n'aurais pas peur. Les prêtres et les Enartiens sont loin de s'entendre à merveille, bien au contraire. Ils se méfient les uns des autres.
- Pourquoi donc ? Ne sont-ils pas censés être tous des serviteurs de la Déesse ?
- Si bien sûr, mais dans la capitale, tout est plus complexe, expliqua Tarnön, le Haut Monastère où sont formés tous les prêtres est connu pour être dirigé par des hommes qui appliquent avec une grande rigueur les principes de la religion. Or les Enartiens, dans le but de protéger la paix, s'accordent des libertés qui ne plaisent pas à ces grands pontes, aussi sont-ils souvent vus par les prêtres comme de mauvais croyants, si ce n'est comme des hérétiques.
- Tous les prêtres sont-ils ainsi ?
- Heureusement pour tout le monde non, ils sont même nombreux à reconnaître les Enartiens comme leurs égaux. Pendant que les uns s'occupent de nous aider à prier la Déesse, les autres agissent pour maintenir la paix qu'elle a voulue. Mais à Xéphios, la volonté de la Déesse se retrouve reléguée bien loin derrière les considérations politiques et les jeux de pouvoir.
- C'est dommage, s'attrista Altéria en réfléchissant à ce que lui disait le forgeron.
- C'est la capitale. Ici nous vivons protégés des intrigues politiques car, avouons-le, peu de gens à la cour impériale envient la place du gouverneur et il semble bien parti pour rester ici jusqu'à ce qu'il soit trop vieux pour servir les intérêts de l'empire. Mais sur le continent, tout est affaire de pouvoir, les hommes sont ainsi.
Altéria reporta alors son regard sur la tente devant laquelle la foule s'était éclaircie.
- Et les Enartiens ?
- Je ne les côtoyais pas vraiment mais, de ce que j'ai pu en voir, le pouvoir politique est pour eux plus un moyen de remplir leur tâche qu'une fin. Après tout, si eux ne protègent pas la déesse et ses valeurs, qui le fera à leur place ?
- En effet.
La jeune femme continua d'observer la tente de toile grise qui ne serait là que pour quelques jours encore. Elle essayait d'imaginer à quoi pouvaient ressembler les gens qui s'y trouvaient pour effectuer la fameuse cérémonie d'appel. C'est alors que Nirchaïn, le fils aîné de Tarnön, arriva en courant jusqu'à l'échoppe de son père. En la voyant, il lui lança un rapide salut avant de se tourner vers son père pour lui dire qu'il avait oublié quelque chose avant de partir. Il enjamba la fenêtre qui servait de comptoir et disparut brièvement à l'arrière pour récupérer ce qu'il avait oublié dans la forge. Lorsqu'il repartit, Altéria ne put s'empêcher de le détailler du regard. Le jeune homme n'était pas particulièrement beau mais il était grand pour un îlien et le travail à la forge l'avait doté d'une solide musculature que sa peau laissait apparaître au moindre de ses mouvements sans pour autant paraître le déformer. En le regardant s'éloigner, Altéria se prit à rêver que ce jeune homme qui avait toujours été gentil avec elle puisse un jour la voir autrement qu'une simple connaissance.
La voix du forgeron la tira de sa contemplation.
- Tu devrais aller avec la foule. Faut que je retourne au travail et le bruit que je vais faire est pas forcément la musique la plus adapté à ce genre d'attente.
- D'accord.
La jeune femme se leva puis, avisant le sac resté au sol, elle se tourna vers le forgeron.
- Est-ce que je pourrais vous confier mes affaires pour un moment s'il vous plaît ? J'ai peur qu'elles m'embarrassent dans la cohue.
- Pose ton sac derrière le comptoir, répondit Tarnön en attachant son tablier, tu le récupéreras en ressortant.
- Merci, répondit Altéria en se penchant au travers de la fenêtre pour déposer ses affaires à l'abri, et merci d'avoir discuté avec moi.
- Toujours un plaisir petite, ça fait du bien de parler avec quelqu'un qui soit différent des gens d'ici. Avant c'était avec ton grand-père que je discutais le bout de gras mais maintenant qu'il vient plus trop en ville je dois me contenter de mes clients. Aller, file maintenant, j'ai du travail.
Le forgeron s'éclipsa alors à l'arrière de sa boutique et bientôt la jeune femme put entendre le bruit du soufflet qui s'activait pour raviver les braises de la fournaise. Altéria, elle, se dirigea vers la tente et se glissa au sein de la foule qui patientait, attendant son propre tour.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top