Anciens et Nouveaux Horizons

Tout se passa alors extrêmement vite et Altéria ne comprit pas immédiatement ce qu'il arriva. Au moment où elle fouetta l'eau de sa main elle sentit se mouvoir une masse bien plus importante qu'il n'aurait été naturellement possible de déplacer. Elle vit alors s'élever devant elle une importante vague qui vint s'écraser avec force contre Nirchaïn, puis le corps du jeune homme être projeté brutalement sur la plage sous les yeux médusés de son cadet. Il ne fallut cependant pas longtemps à Lwod pour reprendre ses esprits et le regard qu'il adressa à la jeune femme était empli d'une telle colère que cette dernière vacilla un instant. Son agresseur s'avança à grands pas vers elle, projetant des gerbes d'eau sur son passage, préparant son arme pour un dernier coup qu'Altéria savait qu'elle n'aurait pas la force d'esquiver.

Soudainement, l'eau sembla s'animer autour des deux opposants, comme mue par une volonté propre et vint s'interposer entre eux au moment où Lwod abattait son arme, protégeant sa victime qui restait interdite devant le spectacle. La jeune femme vit alors un tentacule aquatique se former derrière le fils du forgeron et venir le frapper de plein fouet en dessinant un arc qui atteignit la tête du jeune homme, l'assommant sur le coup.

Altéria était restée là, essoufflée, le cœur battant la chamade, incapable de faire le moindre mouvement tant elle tremblait de tout son corps. Finalement, elle entendit des pas dans l'eau venir à sa rencontre et, levant les yeux vers son sauveur, croisa le regard inquiet de Nanthamo.

- Altéria, dit-il en reprenant son souffle, ça va aller ?

- Je... tenta de répondre l'intéressée mais les mots se bloquèrent dans sa gorge.

Les larmes roulèrent sur ses joues et la jeune femme ne tenta même pas de les retenir, espérant sans doute les voir emmener avec elles cette peur qui l'empêchait de bouger. Elle était terrifiée, terrifiée d'avoir été ainsi attaquée par des gens avec qui elle avait grandie, et par ce qu'il venait de se passer. Son regard rougit se déporta alors vers les deux frères toujours inconscient.

- Est-ce... est-ce qu'ils vont bien ? demanda-t-elle en sentant enfin sa gorge se dénouer.

- Ils en garderont un mauvais mal de crâne pour quelques jours mais ne t'en fais pas ils s'en remettront, assura l'Enartien en passant un bras sous son épaule pour la soutenir, aller viens. Allons nous mettre à l'ombre.

Prenant appui sur Nanthamo, Altéria parvint à se relever avec peine, son corps souffrant à chaque mouvement qu'elle faisait. Ils atteignirent cependant un vieux tronc abattu à l'ombre des arbres où l'Enartien la fit assoir. Il retourna ensuite vers la plage d'où il traina les deux frères inconscients pour les mettre à l'abri eux aussi. Quand il revint, il trouva la jeune femme en train d'essayer de tarir le saignement de sa lèvre avec un morceau de sa tunique encore imbibée d'eau salée et avec laquelle chaque contact lui tirait une grimace.

- Attends, dit-il en lui prenant le linge des mains, laisse-moi faire.

Il décrocha alors le bouchon de la gourde accrochée à son côté et, d'un geste délicat de la main, il en fit sortir l'eau qui vint paresseusement flotter jusqu'au tissu avant de se déverser dessus sous le regard émerveillé de sa protégée. Lorsqu'il fut sûr que tout le sel avec quitté le linge, il ramena l'eau dans son récipient avant de le reboucher, puis il se tourna vers Altéria.

- C'est une sacrée entaille que tu as là, annonça-t-il en nettoyant la plaie de sa lèvre, ça ne devrait pas laisser de cicatrice mais tu en as pour plusieurs jours avant que ça ne guérisse. Nous pourrons sans doute demander à Ieza de faire quelque chose pour toi.

- Nanthamo.

- Oui ?

- Merci.

L'Enartien arrêta un instant son mouvement et son regard croisa celui d'Altéria qui se détourna rapidement pour fixer l'océan.

- Ce n'est rien, répondit-il, je ne pouvais pas les laisser attaquer comme cela l'une des nôtres. Et quand bien même tu n'aurais pas été des nôtres, je ne les aurais pas laissé agresser ainsi quelqu'un sans défense.

Une idée traversa alors l'esprit de la jeune femme qui commençait à retrouver peu à peu de sa clarté.

- Comment se fait-il que tu aies été ici au bon moment ? demanda-t-elle alors d'une voix inquiète.

Nanthamo hésita un instant, un sourire gêné aux lèvres, et continua de nettoyer ses plaies avant de répondre.

- Ieza m'a sermonné pour t'avoir laissé partir, avoua-t-il, il craignait que ce genre de chose ne t'arrive. Alors il m'a ordonné de te rejoindre et de veiller sur toi jusqu'à demain matin. Quand j'ai enfin pu te rejoindre, tu étais déjà en fâcheuse posture.

- Tu as beau me dire que je suis des vôtres je ne suis même pas capable de me protéger des deux premiers venus qui me m'attaquent avec des bâtons, soupira tristement la jeune femme.

- Ça viendra, tenta-t-il de la rassurer, ce n'est pas parce que tes dons ne se sont pas encore manifestés qu'ils resteront scellés.

Les deux se turent un instant pendant que le plus âgé continuait de nettoyer la plaie de la plus jeune.

- Tu sais, pendant un instant j'ai cru que c'était moi qui avais créé la vague qui les a balayés. Et puis quand j'ai vu l'attaque continuer de façon plus précise j'ai compris que je n'en étais pas à l'origine.

- Et ?

- Franchement ? Je me suis sentie encore plus mal d'avoir cru que j'étais capable de faire ça. Comme si d'un seul coup parce que je me savais Enartienne j'allais en découvrir tous les pouvoirs qui mystérieusement m'échappaient depuis vingt ans.

Le silence tomba de nouveau entre eux, seulement interrompu par les quelques légers grognements que lui tiraient le contact du tissu humide sur sa lèvre fendue.

- A quel âge as-tu brisé ton premier sceau ? finit par reprendre Altéria.

- Je ne suis pas un très bon exemple, répondit son sauveur avec un rire léger.

- Si jeune que ça alors ?

- Il y avait des circonstances... particulières.

- Tu es né avec des sceaux brisés ?

- Non ! s'écria Nanthamo en appuyant un peu plus fort sur la lèvre blessée, bien sûr que non !

La jeune femme laissa échapper un gémissement quand la pression sur le tissu en fit sortir les derniers restes de sel qui vinrent la mordre avec entrain.

- Excuse-moi.

- C'est ma faute, je te déconcentre avec mes questions.

- Tu as le droit d'en avoir. Je pense que j'en aurais eu aussi si j'avais vécu toute ma vie sans jamais voir un Enartien utiliser ses dons.

L'Enartien reposa le tissu humide et admira un instant son travail, un soupir de découragement lui échappa et Altéria comprit que son visage devait faire peur à voir.

- Je suis désolé de ne pas avoir pu empêcher ça, reprit le jeune homme en s'asseyant à côté d'elle, je suppose que ce n'était pas comme ça que tu imaginais cette journée.

- Les choses ne se passent jamais vraiment comme je les imagine, répondit Altéria en ramenant ses genoux sous son menton, le regard toujours fixé vers l'océan.

- Tu penses que tu pourras marcher jusqu'à chez toi ?

La jeune femme acquiesça faiblement puis, prudemment, elle tenta de se remettre debout. Elle chuta immédiatement sur ses genoux, ravivant les douleurs qui se propagèrent dans tous ses membres. Après un second essai aussi infructueux, elle se résigna à rester à terre où elle était tombée. L'angoisse la saisit soudain à l'idée de ne pas être capable de rentrer chez elle et de devoir quitter Niméo sans même avoir revu ses grands-parents. A cette pensée, ses yeux s'embuèrent de nouveau et elle sentit sa gorge se nouer.

Alors qu'Altéria restait ainsi prostrée au sol, Nanthamo prit une profonde inspiration et se leva à son tour. Il passa de nouveau un bras sous l'épaule de la jeune femme et, ensemble, ils parvinrent à se relever. Au premier pas qu'elle fit, Altéria fut assaillie par une sensation inconnue de légèreté et s'étonna de pouvoir marcher aussi facilement alors qu'il lui était impossible de se tenir debout quelques secondes auparavant.

- C'est moi qui t'aide à marcher, expliqua le jeune Enartien avant même qu'elle ne puisse lui poser de question, ce que tu ressens c'est mon Mubsat que j'utilise pour te soulever en partie.

- C'est... étrange, déclara la blessée, ce n'est pas désagréable mais... je sens que l'on me soulève et pourtant...

- Pourtant tu ne sens pas de point d'appui.

- Oui... oui, je me sens juste... juste plus légère.

- Certains d'entre nous ont développé des techniques basées sur ce principe, poursuivit Nanthamo alors qu'ils commençaient à s'éloigner du lieu de l'attaque, une personne peut ainsi grâce à l'aide d'un autre Enartien, sauter bien plus haut qu'il ne le devrait.

- Haut comment ?

- Quelques mètres, parfois plus, cela dépend des capacités physiques de celui qui saute et de la force du Mubsat de celui qui l'aide.

- Cela doit être grisant d'avoir de telles capacités, s'émerveilla Altéria.

- Ça l'est, tu le découvriras bientôt.

- Encore faut-il que l'un de mes sceaux se brise.

- Ils se briseront, assura Nanthamo en avançant vers un chemin à l'ombre des arbres.

- Comment ?

- Ça dépend, tous les Enartiens ne les ont pas brisés de la même façon et personnellement aucun ne s'est brisé dans la même situation que les autres. Le plus souvent le premier don à s'éveiller est lié à l'environnement de son porteur ou répond à une situation d'urgence immédiate.

- A croire que les miens n'ont pas considéré que me faire battre à mort était suffisamment urgent pour mériter un éveil, maugréa Altéria en touchant son flanc douloureux.

Ils poursuivirent ainsi leur route, reprenant le long chemin qui les mènerait jusqu'à la demeure de la jeune femme, laissant derrière eux les corps inconscients des deux frères vers lesquels Altéria n'osait pas se retourner. Au fond d'elle-même elle ne savait pas ce qu'elle craignait le plus, que les fils de forgeron ne se réveillent pas, ou qu'ils ne le fassent et se lancent de nouveau à sa poursuite. Bien que rassurée par la présence de son protecteur, Altéria ne parvenait pas à se départir de l'idée que le danger qu'il lui avait évité était plus grand que deux jeunes hommes armés de bâtons.

Elle tenta de chasser ses inquiétudes en se concentrant sur sa marche, grandement facilitée par le soutien prodigué par Nanthamo. Avec un peu de chance s'ils se dépéchaient, se disait-elle, il resterait un peu à manger quand ils arriveraient à destination. Elle rêvait de profiter d'au moins une chose simple dans sa journée et rassasier sa faim lui semblait parfaitement remplir cette condition.

Le soleil enflammait l'horizon quand Altéria et Nanthamo arrivèrent en vue de la petite maisonnette où la jeune femme avait grandi. C'était une simple maison aux planches de bois blanchies par le sel des vents marins et dont le toit était recouvert de feuilles des palmiers environnants pour en améliorer l'étanchéité. Située à l'abri des arbres, proche de la plage et non loin d'un petit champ où poussaient quelques légumes, la demeure était perchée sur de petits pilotis, la protégeant des pluies abondantes qui dévalaient parfois les pentes du volcan lors du mois des tempêtes. Le vent faisait cliqueter un mobile de coquillage accroché devant la porte et une odeur lourde de plantes broyées et d'huile flottait comme toujours aux alentours du domicile. Altéria huma avec plaisir ce parfum si spécial qui embaumait l'air, celui des onguents que Skeïr préparait pour ses futures mères, celui de la maison.

Alors qu'ils n'étaient plus qu'à quelque pas de la sécurité du foyer, Nanthamo s'arrêta et se dégagea de l'appui de sa jeune compagne qui dû lutter pour conserver son équilibre. Elle sentit alors l'emprise de son Mubsat diminuer et l'effort de son poids retrouvé raviva le souvenir des coups qu'elle avait subis. Altéria leva alors un regard interrogateur sur l'Enartien.

- Je ne viens pas avec toi, lui expliqua-t-il, répondant à sa question muette.

- Pourquoi ? s'étonna la jeune femme, tu m'as évité une catastrophe, la moindre des choses que je puisse faire c'est de t'offrir un toit pour la nuit. Tu ne vas pas rentrer à Saisio en pleine nuit.

- Ce n'est pas mon intention, d'autant que j'ai pour mission de veiller sur toi jusqu'à ce que nous embarquions.

- Alors rentre ! Mes grands-parents seront heureux de t'accueillir pour la nuit, ce n'est pas tous les jours que l'on peut rendre service à un guerrier de la Déesse.

Nanthamo laissa un échapper un long soupir puis se tourna vers elle et la prit doucement par les épaules. Altéria se força cette fois-ci à soutenir son regard où elle crut discerner un instant une pointe d'amertume qu'elle ne comprit pas.

- Altéria, lui expliqua-t-il d'une voix douce, ce soir est peut-être le dernier soir qui tu as l'occasion de passer avec ta famille avant plusieurs années. Quand tu reviendras, si tu reviens un jour, tu auras changé. En bien, en mal, je ne peux pas te le dire mais toujours est-il que cet instant marque un tournant dans ta vie. Et je ne veux en aucun cas que tu le vives différemment sous prétexte que je suis là.

L'Enartien désigna de sa main la plage avant de se tourner à nouveau vers sa compagne.

- Je serai là-bas, tu peux venir me voir si tu le souhaites mais je t'interdis de t'inquiéter à mon sujet. Profite de ta soirée, dis à tes grands-parents à quel point tu tiens à eux. Crois-moi, on regrette toujours de ne pas avoir dit ce genre de choses quand on en a l'occasion.

- Tu es sûr que tu ne veux pas dîner avec nous ? insista-t-elle.

- Vas-y, lui ordonna-t-il, c'est pour cela que tu as quitté Saisio alors ne me fais pas regretter le sermon que j'ai dû recevoir.

Il s'éloigna alors d'un pas rapide sans la regarder, laissant Altéria seule à quelques pas de la petite cabane dont elle finit par pousser la porte avec peine.

La maison embaumait une odeur lourde d'huile chauffée et de plantes médicinales quand Altéria en passa le seuil. Une chaleur étouffante régnait dans la pièce principale malgré les fenêtres grandes ouvertes et un petit brasero brûlait dans l'âtre au-dessus duquel était pendu un chaudron de fonte abîmé par le temps. L'odeur venait justement du récipient dans lequel bouillonnait doucement une étrange mixture à la couleur rouille. La jeune femme s'empressa d'attraper un tissu et retira le chaudron du feu avant de le déposer sur un support situé à côté du foyer.

Elle jeta ensuite un œil à la pièce et son regard s'arrêta sur une petite silhouette courbée dans un vieux fauteuil de lianes tressées. Une vieille femme se tenait là, la tête légèrement inclinée sur le côté, les yeux fermés, sa poitrine se soulevant doucement au rythme de sa respiration. Ses cheveux blancs immaculés s'échappaient en pagaille d'une grosse tresse qui descendait loin dans son dos et les rides de son visage ressemblaient aux sillons que traçait la pluie sur les roches du volcan. Elle était habillée d'une vieille robe reprisée plus d'une fois dont les couleurs autrefois vives n'étaient plus guère que des nuances de brun. Ses longs doigts effilés étaient entrelacés sur son ventre et il émanait de la vieille femme la même odeur d'huile et de plante que celle que l'on pouvait sentir en approchant de la demeure.

Altéria regarda un instant tendrement cette petite forme si paisible, puis vint déposer un baiser sur son front.

- Mamida, murmura-t-elle avec douceur, je suis rentrée.

Deux yeux aux couleurs de la nuit s'ouvrirent alors et fixèrent la jeune femme, puis un délicat sourire se dessina sur les lèvres de Skeïr.

- Tu es déjà de retour ma fille ?

- Il fait presque nuit, Mamida, et je suis partie depuis hier.

- Compte tenu des circonstances, je pensais te voir revenir bien plus tard, sans se départir de son sourire.

Altéria détourna immédiatement le regard et s'éloigna d'un pas du fauteuil, tournant le dos à sa grand-mère.

- J'ai retiré le baume de tabule du feu, il commençait déjà à bouillir.

- Ah, répondit la vieille femme en se levant avec lenteur, j'ai dû m'assoupir un peu plus longtemps que prévu. Merci de l'avoir sauvé, c'est pour la femme d'un des pêcheurs de la crique nord, tu sais, celle qui fait les tresses de feuilles de palmes pour les cérémonies. Elle ne va pas tarder à donner naissance, c'est son premier enfant alors je risque bien d'avoir besoin de ce baume.

Tandis que Skeïr commençait à s'activer autour d'elle, Altéria ne l'écoutait que d'une oreille distraite. Une douloureuse boule était en train de se former dans sa gorge à mesure que l'envahissait les sensations si familières de ce lieu qui l'avait vu grandir. Incapable de prononcer les mots qu'elle avait si soigneusement préparés pour cet instant, elle resta immobile, à regarder sa grand-mère verser avec précaution le contenu du chaudron dans de petits pots en terre cuite.

La vieille femme leva alors la tête et son regard bienveillant croisa celui aux larmes contenues de son enfant. Elle reposa alors avec prudence le chaudron sur son support puis vint saisir la jeune femme par la manche et la guida vers le fauteuil où elle s'était assoupie quelque temps plus tôt. Skeïr la fit ensuite s'asseoir puis quitta en hâte la maison, laissant Altéria seule en proie à ses émotions.

La jeune femme observa alors avec attention la petite maison qui l'entourait, essayant de graver dans sa mémoire les moindres détails de ce qui avait toujours été son havre de paix. Son regard s'attarda quelques secondes sur les étagères remplies tout autant de plantes médicinales que de provisions avant de dévier vers l'alcôve située près de l'âtre et où dormaient ses grands-parents. Un petit escalier menait à une sous-pente où se trouvait son propre lit, niché sous le toit. La maison était petite, exiguë même, mais en cet instant, elle représentait tout son monde et il lui semblait en redécouvrir certains détails.

Ne voyant pas revenir sa grand-mère, Altéria se força à se lever de nouveau et grimaça en se hissant jusqu'à sa sous-pente où elle vint s'écrouler un instant sur sa couche déformée par le temps et les nuits passées dedans. Rassemblant ses forces, elle parvint à se hisser sur ses coudes et récupéra son sac dont elle étala le maigre contenu sur son lit. La couverture qu'elle avait utilisée pour dormir sur la plage en représentait l'essentiel, à laquelle s'ajoutaient une grande outre vide depuis plusieurs heures ainsi qu'un vieux couteau dont la jeune femme se servait aussi bien pour la pêche que pour les travaux du quotidien. Enfin, elle déballa avec soin ce qu'il restait de la ration de pain et de fruits secs que Skeir avait glissée dans son sac la veille et redescendit la déposer sur la table pour le repas.

Laissant ses doigts vagabonder librement à travers les pots accumulés sur les étagères, la jeune femme se dirigea vers un petit meuble croulant lui aussi sous les onguents et les ingrédients divers. Elle en ouvrit un de tiroirs et en sortit un peigne de corail blanc orné d'une minuscule perle. Il s'agissait là de sa possession la plus précieuse, achetée après de longs mois à économiser ce qu'elle pouvait sur ses prises aquatiques. Le petit instrument n'était probablement pas à la hauteur ne serait-ce que des domestiques du palais du gouverneur, mais Altéria ne l'aurait échangé pour rien au monde. Elle hésita cependant un instant avant de le déposer au milieu des autres affaires éparpillées sur son lit. Ses grands-parents auraient une utilité certaine à le revendre pour pouvoir subvenir à leurs besoins et elle-même doutait d'avoir un jour besoin d'un objet aussi raffiné. Elle allait le reposer dans le tiroir quand un pincement au cœur l'en dissuada et, sur un coup de tête, la jeune femme lança l'objet qui vint atterrir sur le sac vidé.

La porte de la cabane s'ouvrit de nouveau, laissant l'air marin chasser un peu la chaleur étouffante et l'odeur lourde de la mixture tirée du feu. Skeir rentra, suivie immédiatement par Werem qui, au vu de ses mains couvertes d'une terre noire, venait tout juste de revenir du petit champ situé au pied du volcan. La vieille femme, quant à elle, serrait un petit paquet de tissu contre elle. Sans un mot, le grand gardien vint enlacer sa petite-fille, la serrant contre son cœur. Altéria resta un instant stupéfaite, elle ne doutait en aucun cas de l'amour que lui portait Werem mais l'homme n'était pas du genre démonstratif, et elle ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois où il l'avait étreinte de la sorte. Sentant se reformer la boule dans sa gorge, elle passa ses bras de chaque côté du dos de son grand-père, ne parvenant pas à faire le tour de son imposante carrure, et lui rendit son étreinte avec le peu de forces et toute la conviction qui lui restaient.

Au bout d'un temps qui parut bien trop court à la jeune femme, le gardien se dégagea en douceur de ses bras et lui prit le menton avec douceur pour fixer son regard dans les yeux verts qui luttaient pour ne pas s'embuer.

- Dans la vie, il y a des choix qui nous déterminent en tant qu'individu, énonça le vieil homme d'une voix ferme mais empreinte de tendresse, aujourd'hui ma fille un de ces choix s'est présenté à toi. Alors quoi qu'il t'arrive, quoi que la Déesse te réserve pour l'avenir je veux que tu te souviennes d'une chose, Altéria. Choisir c'est renoncer à toutes les autres possibilités. A chaque fois que tu te retrouveras devant plusieurs options, réfléchis toujours à ce que tu gagnes mais aussi à ce que tu perds à jamais.

- Je suis désolée, s'empressa de s'excuser la jeune femme, je ne voulais pas vous blesser, vous m'avez tant offert...

- Ce n'est pas de ça que je te parle, la coupa Werem sans se départir de sa douceur, le choix d'aujourd'hui était facile et nous n'aurions pas supporté que tu en fasses un autre.

- Je ne suis pas sûre de comprendre.

- C'est normal, répondit le gardien avec un sourire que la jeune femme trouva empreint de mélancolie, un jour tu comprendras.

Il l'embrassa sur le haut du crâne puis, gardant une main sur l'épaule de sa petite-fille, il laissa la place à son épouse qui s'avança, tenant toujours contre elle le paquet qu'elle déposa sur la table près de la nourriture qu'y avait été déposée. Ses doigts noueux défirent avec aisance le complexe laçage qui maintenait à l'abri le contenu du tissu. Lorsque la lumière du feu effleura celui-ci, un éclat brillant accrocha le regard d'Altéria.

- Je le conserve depuis vingt ans, je l'ai trouvé sur la plage dans les rares décombres au milieu desquels tu étais échouée, expliqua sa grand-mère avec un sourire espiègle, même ton grand-père ne savait pas que je l'avais.

Un petit bruit métallique se fit entendre lorsque Skeir prit délicatement l'objet entre ses mains qui glissa le long d'une chaîne en or.

- Je pensais te l'offrir pour ton mariage mais j'ai rapidement compris qu'il me faudrait une autre occasion pour te le donner, poursuivit la vieille femme avec amusement, alors je pense que c'est sans doute le bon moment.

La jeune femme fut immédiatement subjuguée par le bijou que lui tendait Skeir. Au bout d'une délicate chaînette en or se trouvait un petit pendentif dont la forme rappelait celle d'une perle. Il ne présentait cependant pas la couleur d'une perle. Transparent, il était irisé de milles nuances différentes qui semblaient changer d'elle-même comme si des volutes de fumées colorées étaient emprisonnées en son cœur. L'attache qui le retenait à la chaîne ressemblait aux racines d'un arbre d'or qui seraient venues enserrer le joyau.

Altéria tendit la main pour le voir de plus près et stoppa son geste alors que ses doigts frôlaient le bijou, avant de se raviser.

- Je ne peux pas accepter, finit-elle par dire en baissant la tête, ce bijou pourrait vous permettre de vivre convenablement pendant plusieurs années. Tu aurais d'ailleurs dû le vendre depuis longtemps.

- Altéria cet objet est à toi ! la coupa la vieille femme sèchement.

La voix avait claqué dans l'air lourd de la pièce, figeant la jeune femme qui n'avait pas l'habitude d'entendre sa grand-mère s'emporter ainsi. Skeir reprit cependant rapidement avec une voix adoucie.

- Si j'avais voulu vendre ce collier pour vivre je l'aurais fait depuis des années. Maintenant je ne suis pas sûre que quiconque aurait accepté de m'acheter un bijou miraculé du naufrage d'une tempête divine. Ni même que quiconque me l'achète encore aujourd'hui.

S'approchant de sa petite-fille, la vieille sage-femme passa le collier autour du cou d'Altéria puis prit ses mains entre ses doigts noueux. L'espace d'un instant, Altéria crut que le temps s'arrêtait, alors que les deux femmes se fixaient et que la plus jeune eut l'impression d'être traversée par un étrange frisson qui sembla étonnamment lui rendre des forces. Le temps d'un battement de cils et le moment était passé, le temps reprenant son cours ininterrompu.

- Maintenant vient, fit Skeir en détachant ses mains frêles pour s'affairer à table, s'il faut que ce soit notre denier repas ensemble avant un moment autant en faire un digne qu'on s'en souvienne.

Alors tous trois s'activèrent de leur côté pour tenter de préparer un dîner comme on aurait pu en voir à Saisio les soirs des fêtes de la Déesse. L'espace d'un repas, entourée des discussions déliées par l'alcool de fruits de ses grands-parents, Altéria oublia le poids qui lui pesait sur le cœur et la peur des événements de l'après-midi.

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