Chapitre 9

2 ans et demi plus tôt

Je n'ai pas eu le temps de poser mes bagages dans le couloir.

Ma mère est apparue de nulle part pour me sauter dans les bras. Depuis que je la dépasse de deux têtes, c'est elle qui loge sa tête dans mon cou. Pourtant, elle sentait la même odeur que lorsque j'avais cinq ans. Un mélange de vanille et de bois de santal, à la fois doux, puissant et élégant.

— Ma petite Lou... a-t-elle soufflé sous mon oreille. Je suis contente que tu sois là.

Elle a fini par se détacher, remettant son chignon bien confectionné en place. Ma mère aimait paraître sous ses meilleurs jours quelle que soit la situation. Ce jour-là, elle ne portait pas un pull moulant à col roulé ou encore un tailleurs coupé sur-mesure comme à son habitude. Un long gilet en laine beige la recouvrait et dissimulait son ventre déjà bien arrondi par la grossesse. Son teint, malgré les cernes apparents sous ses yeux, pétillait. Il émanait d'elle un épanouissement hors norme parfois écrasé par la fatigue.

— Je suis contente d'être là aussi, Maman, ai-je dit en lui offrant mon plus beau sourire.

— Tu arrives pile à temps pour le souper ! Ton père a préparé l'un de tes plats préférés... Sa paëlla aux fruits de mer et au chorizo !

— Ohhh, mais fallait me le dire plus tôt, pour la paëlla !

— Ah bon ? Ça aurait été plus efficace que l'annonce d'une grossesse pour te faire quitter le travail ?

J'ai mimé une hésitation. Ma mère m'a fait un coup de coude puis m'a faussement fusillé du regard.

— Tu mets ta pauvre mère de côté pour M. Zigouri. À croire qu'il est ton vrai papa ! Je suis si triste, anéantie, que dis-je ? Complètement trahie...

Elle m'a arraché un sourire.

— C'est vrai que le boulot passe de temps en temps en priorité pour m...

— De temps en temps ? s'est-elle insurgée.

— Bon, d'accord. Plus souvent que ce qui était prévu à la base.

Maman m'a lancé un regard pétillant et mystérieux. J'ai voulu l'interroger sur sa signification mais mon père a débarqué à son tour pour me gratifier de tonnes de bisous. À chaque fois que je le voyais, il répété inlassablement une série de mots en espagnol, tellement vite que je ne comprenais pas tout ce qu'il disait. Mais, très souvent, je discernais « cariña » et « muy ocupado ». Vu son affection légendaire, je ne doutais pas de la tendresse du premier mot. En revanche, je peux plus ou moins deviner le sens de son discours si je pars du principe que « ocupado » veut bien dire « occupée ».

Eh oui, je ne pète pas un mot d'espagnol alors que mon père est né à Aragon, en Espagne. On ne peut pas tous être bon en langues. Je suis née en Belgique, et l'on m'a d'abord appris le français. Après ça, mon père a essayé de m'apprendre l'espagnol dès mon plus jeune âge. C'était sans compter la patience qui n'est pas sa plus grande qualité et mon retard d'apprentissage en primaire... Mon père a très vite abandonné, et mes parents m'ont parlé en français nonante pourcent du temps. Les dix pourcents concernent les moments, comme celui-ci, où mon père se laisse aller à ses émotions. Émotions positives comme négatives, d'ailleurs. Le nombre de fois où je l'ai entendu jurer en espagnol égale au moins la multitude d'insultes que j'ai proférées à l'égarddu personnage le plus toxique de League of Legends, à savoir Yuumi*.

Bref, des retrouvailles basiques pour moi et émouvantes pour mes parents, ballotés par une anxiété permanente qu'ils invitent dans leur vie pour la deuxième fois.

Nous nous sommes assis pour discuter, tandis que Papa s'affairait à la cuisine.

— Comment se passe le travail dans ton entreprise ? m'a demandé mon père.

— Toujours bien. Comme je vous le dis durant nos appels, chaque semaine. Vous pouvez être fiers, leur dis-je en relevant le menton.

Le retard que j'ai pris dans mon enfance m'a beaucoup marquée. J'ai demandé le double de travail supplémentaire que celui recommandé pour les troubles que j'éprouvais. Dès que je posais un pied à la maison, après l'école, je noircissais les pages de mes cahiers jusqu'à l'heure du repas. Papa me régalait toujours. Pendant trente minutes, je voyageais beaucoup. Je parcourais des milliers d'endroits différents rien qu'en me concentrant sur les saveurs de ses plats. Il nous concoctait beaucoup de menus espagnols, même s'il changeait de temps en temps pour diversifier un peu. Dès qu'il faisait mijoter sa paëlla au chorizo et fruits de mer, il devenait nostalgique. Il se mettait à me raconter son enfance, jusqu'à ses dix ans, à Aragon. Puis son voyage jusqu'en Belgique, où il est venu rejoindre sa mère qu'il avait à peine connue. Pourtant, même s'il l'avait peu côtoyée, Papa a tout fait pour que sa mère ressente de la fierté dès qu'elle posait le regard sur lui. C'était son but. Il a très vite enchaîné des petits métiers manuels pour rapporter de l'argent à la maisonnée.

À chaque fois qu'il faisait sa paëlla, je pensais à Mamie Daniela. J'imaginais la fierté, la réussite, le résultat. Je visualisais tous les efforts déployés par mon père pour faire honneur à sa famille. De la même façon que j'ai toujours cherché à le faire. De la même façon que je rendais fiers mes parents. Du moins, je l'espérais.

— Nous sommes fiers, ma chérie, m'a assuré ma mère.

— Moi je ne serais fier que le jour où mi tesoro parlera l'espagnol aussi bien que son papa, m'a lancé mon père avec un clin d'œil, avant de poser les casseroles sur la table.

La fumée qui s'en émanait m'a tout de suite rendu l'appétit coupé par la fameuse annonce. De la salive manquait presque de couler sur mon menton, à la façon d'un cartoon. J'ai attrapé la grande cuillère en métal pour ramasser le riz et d'abord servir Maman, puis Papa. Un fin sourire s'est étiré. C'était la première fois qu'ils me laissaient faire. Pouvais-je alors affirmé que j'avais level up dans ma vie d'adulte ?

— Nous sommes fiers, a répété ma mère une fois tout le monde servi et assis. Nous savons que... nous t'avons énormément poussée dans tes retranchements. Tu étais notre seule fille, à l'époque...

J'ai dégluti, soudain gênée. Mon regard s'est focalisé sur les fruits de mer et le chorizo. Je me suis empressée de piquer dedans pour que la paëlla de Papa efface tous les inconforts de la vie. Mais ça, ça ne marche que quand on est enfant. Être adulte implique de grandes responsabilités.

— Ce retard d'apprentissage que tu as eu nous a... très affectés. Et nous en sommes désolés, parce que nous ne t'avons pas toujours élevée comme nous l'aurions dû.

— Être parents, ce n'est pas facile, a ajouté mon père avec une voix doucereuse. Nous avons beaucoup appris sur le tas. Nous t'aimions tellement !

— Oh ça oui. Mes copines en avaient même marre que je parle à ce point de ma petite fille chérie, et ça m'a éloignée d'elles, d'ailleurs. C'est ça quand on tombe enceinte, tu sais. On perd beaucoup de gens et... il ne nous reste que la famille, que l'essentiel. Même le monde du travail nous tourne le dos.

En tant qu'avocate, ma mère avait eu du mal à annoncer sa grossesse. Je suis arrivée dans leur vie, tel un miracle selon leurs dires. Et cet événement a changé la vie de ma famille.

Après ma naissance, Maman n'a plus jamais mis un pied dans le cabinet où elle travaillait. À la place, elle s'était tournée vers l'art, principalement la peinture et la sculpture. D'après elle, quand elle a annoncé à mon père qu'elle souhaitait se lancer comme artiste et gagner sa vie avec ses créations, mon père a failli tomber dans les pommes. Pourtant, il a accepté tous les chamboulements. Pour elle. Pour moi. Pour nous. Il nous aime et le montre autant qu'il le dit en espagnol. Ceci dit, je ne l'ai jamais entendu le dire en français. Peut-être que ça n'a pas le même sens pour lui.

— Maman, tu n'as pas à présenter tes excuses. Votre façon de me pousser vers le haut quand j'étais petite m'a beaucoup apporté. Je n'ai jamais cessé de viser haut, grâce à vous. Si je ne vise rien, je ne réalise rien.

— Attention à ne pas te perdre dans les hauteurs, ma chérie, m'a indiqué ma mère. Je t'ai eue jeune, à mes débuts dans le monde juridique et... je regrette parfois ma forte droiture. Il m'a fallu des années pour comprendre que je ne prenais pas toujours la bonne voie. Je m'en rends compte maintenant que j'attends un nouvel enfant. Je voudrais faire mieux. Passer plus de temps avec ma famille, plutôt que mes peintures et mes sculptures. Ne pas oublier l'essentiel. Saisir l'instant présent.

Mama Daniela répétait souvent que les regrets de Padre Rafael sur son lit de mort n'étaient pas aussi nombreux qu'il l'aurait cru. En fait, il faut savoir que ton abuelo a couru toute sa vie après une vie à succès en Espagne. Il y a mis son énergie, son temps et même son argent. Il répétait tout le temps qu'il voulait offrir la plus belle des vies à ton abuela. Pourtant, Mama Daniela n'en demandait pas tant. Elle aimait les musiques de ton abuelo mais ce qu'elle aimait encore plus, c'était leurs balades dans les jardins fleuris et leurs danses sur leur musique préférée. Avant de mourir, ton abuelo s'est excusé auprès de sa femme parce qu'il a compris qu'à force de chercher à la rendre heureuse, il n'avait jamais pris la peine de comprendre qu'elle l'était déjà.

J'ai vidé mon plat, tandis que mes parents me parlaient. Quant à eux, ils n'étaient qu'à la moitié de leurs assiettes respectives. Ils avaient eu besoin de m'exprimer toutes ces choses, je le sens à leur façon de poser leurs regards sur moi, à la manière dont ils parlent. D'habitude, ils se montrent moins loquace, et le souper est propice à des discussions plutôt bancales. Ce soir-là était important pour eux. J'étais contente que Papa ait concocté l'un de mes plats préférés ; sans ça, je ne sais pas si j'aurais survécu à cet instant bousculant et angoissant pour moi.

— Je comprends votre propos, ai-je fini par répondre. Vraiment, je vous le dis, votre éducation a été parfaite pour moi. Vos punitions m'ont forgée, le travail supplémentaire m'a rendu plus intelligente. J'ai rattrapé mon retard, j'ai fait des études supérieures qui me plaisaient et maintenant... j'ai un super job de la mort-qui-tue. Abuelo et moi ne sommes pas de la même génération. Le temps des balades dans les jardins fleuris et des danses sous la pluie est révolu. Maintenant, c'est l'efficacité qui prône. La technologie progresse chaque jour, ma liste de tâche est interminable et puis... Life Company a besoin de moi. Si je devais me retrouver sur mon lit de mort, là tout de suite, je regretterais tous ces moments où j'aurais pu travailler et où je ne l'ai pas fait.

Mes sourcils s'étaient froncés. Je me sentais incomprise et, plus que tout, complètement déboussolée. Depuis que j'étais petite, j'avais placé mes parents sur un piédestal. Je les admirais tellement qu'il me fallait dépasser une barre élevée pour les rendre fiers. Et là, ils me disaient que ce n'était pas grave d'échouer ? Que nos regrets sont différents que ce à quoi on s'attend sur notre lit de mort ? Qu'il faut saisir le moment présent ?

Mon moment présent, c'était Life Company. Et tout leur beau discours pour me détourner de mes objectifs me sidérait. J'ai serra les poings sous la table, avec la désagréable sensation qu'en réalité je ne les avais toujours pas satisfaits. Ils attendaient plus, bien plus. Peut-être était-ce un test ? Ou une façon subtile de leur part d'obtenir ce qu'ils attendaient de moi, c'est-à-dire que je valide leur nouveau bébé ?

Je n'en avais pas envie. Je crevais d'envie que ce bébé ne naisse pas, sans oser le dire. Et je me sentais égoïste, oui. Tellement égoïste que je me suis mise tout à coup à me détester pour cette pensée. Leurs propos me laissaient penser aussi qu'ils essayaient de se dédouaner d'avance pour l'éducation que cet enfant aura, très différent du mien. Mes parents voulaient-ils vraiment me faire croire qu'ils avaient changé ? À ce point-là ? Sans que je m'en aperçoive ?

La réponse est : oui. Ils avaient bien changé, et je n'avais rien vu, tellement aveuglée par tout sauf le moment présent.

Par la suite, le weekend s'est déroulé sans encombre. Nous n'avons pas reparlé de ce repas étrange pour chacun de nous et avons profité de doux instants en famille. J'ai tenté de me déconnecter le cerveau pour leur faire plaisir, ai suivi ma mère pour une « sortie shopping entre filles » le samedi et ai accompagné mon père au marché le dimanche matin. Mon téléphone a plusieurs fois vibré dans ma poche, me notifiant les messages que je recevais de Diego. Même s'il était occupé le weekend, il prenait la peine de me répondre. On se racontait un peu ce qu'on faisait. Mon retour chez mes parents l'a étonné mais il semblait très heureux pour moi, et pour ma famille aussi. Mes parents aimaient bien Diego. Je ne lui ai rien dit pour le bébé. Je ne savais pas trop comment aborder ça par message.

Dimanche soir, lorsqu'il était temps pour moi de rentrer à Life Company, Maman m'a accompagnée jusqu'à l'arrêt de bus. Je n'ai jamais pensé à acheter une voiture, puisque le centre-ville de Liège m'offrait le nécessaire syndical en termes de transport. Quand je suis entrée au sein de l'entreprise de M. Zigouri, où je suis nourrie, logée et payée, la question ne s'est même pas posée.

Nous avons attendu le bus ensemble. Un long silence gênant s'est abattu trente secondes qui m'ont paru une éternité.

Jusqu'à ce que ma mère le brise.

— Ce serait cool de te revoir les weekends. Nous nous sommes bien amusés.

— C'est vrai, ai-je admis avec sincérité. Ça m'a fait du bien de vous revoir, Papa et toi. Je vous aime et j'espère vraiment vous voir heureux.

— Moh... C'est aussi ce que nous voulons pour toi, ma chérie. J'espère que tu le sais. Nous souhaitons juste t'ouvrir les yeux sur les belles choses de la vie. Mais peut-être qu'il te faudra grandir encore pour les voir. Ou devrais-je dire « level up », pour employer ton langage de geek.

Un petit rire m'a échappé. Puis j'ai raclé ma gorge, la mine soudain défaite.

— J'aimerais vraiment revenir les weekends mais... Je suis vite prise par tout mon travail, là-bas. Des fois, j'étire des tâches sur le weekend, et mon jour de lessive est le samedi. On pouvait y faire opposition jusqu'à mi-octobre, et nous arrivons fin du mois... Je ne pourrai pas venir tout le temps, comme ça. Même si j'aimerais. Je n'ai tout simplement pas le temps.

Ma mère m'a relancé le même regard que vendredi soir. Celui-là même qui m'avait intriguée.

— Tu aimerais vraiment ? Tu n'as pas le temps ou tu l'organises mal ? Le temps se prend, ma chérie. Et notre vie est constituée de choix faits en conscience, ou non, mais que l'on se doit d'assumer.

— Maman, je... Je ferai au mieux, d'accord ?

— D'accord. Mais dis-moi, ma Lou, chez Life Company, prends-tu du bon temps autre part que sur les jeux vidéo ?

Seul un silence de ma part lui a répondu. Je n'ai pas osé lui dire que je n'avais aucun ami, hormis Diego. Encore moins que j'angoissais à l'idée de m'en faire et que la plupart des mecs sur place faisaient soit des blagues sexistes sans s'en rendre compte, soit des soirées auxquelles je n'étais jamais invitée. Bon, OK, ils m'avaient invité plusieurs fois mais j'avais refusé. Ils ont fini par abandonner, comme Papa qui a laissé tomber mon apprentissage de l'espagnol.

Je suis probablement un cas désespéré.

— Voilà ce que je te propose, ma chérie.

Le bus est apparu à l'autre bout de la rue. Mon stress a commencé à monter car je savais que ma mère allait entamer un monologue. Mon regard passait du bus à elle tellement vite que je devais donner la sensation d'avoir un nystagmus.

— Quand tu rentres ce soir, prépare une liste des choses que tu aurais voulu réaliser avec ton père et moi quand tu étais enfant. Tu sais, toutes ces choses dont tu me parlais avec enthousiasme et qu'on t'a refusées... Parce qu'on avait pas le temps, ce même temps que l'on ne prenait pas pour toi. Fais cette liste, et viens à la maison une semaine sur deux. Nous pourrions cocher les cases de cette liste, toi, moi et... le bébé. Qu'est-ce que tu en penses ?

Maman a terminé sa phrase pile quand le bus s'est arrêté. Les portes se sont ouvertes, et je me suis avancée vers celle du devant. Une fois dedans, je me suis tournée vers ma mère, dehors, la main sur le ventre. Les rides sur son front indiquaient son inquiétude. Ma réponse comptait pour elle.

Alors j'ai accepté.

Sans savoir ce que ça impliquerait.

Et dans un hoquet pneumatique très bruyant, les portes du bus nous ont séparées.

À tout jamais.


*Yuumi est un champion de League of Legends ayant une forme de familier magique. Ce personnage, tant qu'il est sur un autre, est intouchable et peut booster le champion qu'il colle. Cela fait de Yuumi un personnage très peu apprécié de manière générale car il est à la fois trop facile à jouer et fort.  

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