Chapitre 5

3 ans plus tôt

Lorsque j'ai pénétré dans le dortoir avec mon petit carton, mes doigts ont légèrement trembloté. Non, pas de froid, parce que le réchauffement climatique rendait nos mois de septembre et d'octobre moins froids que les autres années. Plutôt de stress. Ouais, un sacré stress ! Je suis enfin chez Life Company !

— Pouaaah, ton sac de sport contient quoi ? Des cailloux ? m'a demandé un Diego essoufflé en laissant tomber mon sac sur le lit qui n'était encore qu'un simple matelas. En plus, t'as un sac de sport alors que tu fais même pas de sport.

— Attention ! Il y a des choses fragiles dedans !

Je me suis précipitée pour examiner l'intérieur, avant de me tourner vers mon ami, les yeux plissés.

— Oh ça va, j'ai cassé quoi ? a-t-il demandé en regardant le sac de là où il était.

— Rien, c'est ton jour de chance.

Il s'est levé, les lèvres pincées, redevenu tout à coup sérieux. Ne sachant pas trop quoi lui dire de plus, j'ai commencé à vider mes affaires et à les ranger dans les armoires. Je ne possédais pas grand-chose, juste le nécessaire pour vivre une vie pleine d'aventures : un bureau, mon matos de gameuse, assez de fringues pour être propre entre chaque machine – et pour être honnête, je m'en fous de la tronche de mes vêtements, qu'on se le dise – et quelques bouquins. Que je n'aurai de toute façon jamais lu en trois ans.

Diego a toussoté, attirant mon attention.

— Je suis vraiment désolé, tu sais ? Je voulais pas casser tes affaires.

— Au final, il n'y a aucun blessé, pas besoin de te prendre la tête, lui ai-je dit avec de l'hésitation de la voix.

J'ai du mal à réconforter les gens, trouver quoi dire, à tel point que ça en devient insupportable. À chaque fois qu'une personne fait état de ses ressentis les plus profonds et authentiques, c'est comme si une couche de glace se matérialisait entre la personne et moi. Je tente en vain de la briser, sauf que le froid gèle mes doigts, puis mes bras, mes épaules, et enfin le corps tout entier. Un seul souffle glacé sort de ma bouche. Et ce souffle, c'est souvent un propos lâché au hasard avec l'espoir d'avoir misé sur le bon cheval.

Diego n'a plus rien dit, se contentant de fixer ses pieds. Je ne comprenais pas pourquoi il restait là... Mes affaires étaient rentrées, il pouvait vaquer à ses propres occup... Ah !

— Merci pour ton aide, Didi ! me suis-je exclamée avec un sourire.

— Oh non, t'as ressorti ce vieux surnom tout moisi.

— On ne déconne pas avec les Didi !

— OK, et est-ce que Lolo accepterait de suivre Didi pour visiter les lieux, avant de continuer à ranger ses affaires comme une malheureuse ? m'a proposé Diego en mimant une révérence.

Le soulagement m'a envahie. J'ai même éclaté de rire. Ça y est, j'avais retrouvé notre complicité, notre humour, notre vibe, comme on l'appelait. J'ai attrapé sa main en prenant une voix théâtrale.

— Merci pour cette délicieuse proposition, Lord Didi de la toplane*.

***

Diego m'a tirée dans la salle commune principale. La première chose qui m'est venue à l'esprit quand je l'ai vue, c'est « Ah oui, c'est grand ! ». Coupée en deux par une sorte de mur en grille bleu-vert, la pièce contenait deux énormes machines à café, une bouilloire et quelques autres ustensiles pour déjeuner**. Il s'y trouvait aussi deux espaces cosy avec, dans chacun, deux canapés blancs pour deux à trois personnes. Les couleurs qui ressortaient le plus étaient le bleu canard, le blanc et le gris.

— Je te présente la pièce commune principale, celle où l'on vient déjeuner le matin, m'a informée Diego.

Mes yeux émerveillés passaient la pièce au peigne fin. J'ai analysé tout ce qui était possible d'analyser. Et plus que tout, je mourais d'envie de me jeter sur la machine à café alors que nous étions en plein après-midi.

Diego a continué son monologue digne d'un guide :

— Comme nous sommes le week-end, il y a peu de personnes chez Life Company. Certains vont chez leurs parents un jour ou deux, d'autres alternent entre la famille et les sorties entre amis.

— Quand ils ne le font pas en pleine semaine pour rentrer à 5h du matin alors qu'ils commencent à 8h30, l'a raillé une jeune femme aux cheveux roses et courts.

Diego se retourne, les yeux écarquillés.

— Alex ! Tu m'avais promis que ça resterait entre nous !

— Ne t'en fais pas, je verrouille ma bouche et jette la clé. M. Zigouri n'en saura rien.

Vêtue d'un pantalon de jogging vert et d'un croc top arc-en-ciel, Alex semblait bien profiter de son week-end. Je me suis surprise à lorgner le macchiato qu'elle tenait entre ses mains, attirée comme un aimant par cette douce odeur de café et de lait chaud.

Alex m'a grillée et m'a fait un petit clin d'œil.

— Ce macchiato est au caramel. Il y a plein de sortes de boissons chaudes, même du chocolat chaud. Tu vas te régaler... (Elle s'est tournée vers Diego) Bah alors, tu me présentes pas notre nouvelle recrue ?

Malgré ma difficulté à sociabiliser, j'ai tout donné pour ne pas faire honte à Diego. Et puis, nous allions être amenés à vivre et bosser tous ensemble dans cette même entreprise, pendant un temps indéterminé. Autant maximiser les efforts !

— Je m'appelle Lola, ai-je dit. Mais ce sacré Didi m'appelle parfois Lolo pour m'embêter. Pour ma part, je préfère Némé si tu veux pas dire Lola. C'est un abrégé de mon pseudo Discord.

Alex a gloussé dans sa manche libre, l'autre main tenant fermement son café. Diego s'est caché dans ses mains, rouge de honte. En moins de trois minutes, deux collègues (et amies ?) venaient de l'humilier. Pauvre Didi !

— Je me vengerai, vous n'êtes pas prêtes. Enfin bref, présentation faite, je suppose ? Alex, Lola, Lola, Alex, Diego... Diego. On repart pour de nouvelles aventures dans la meilleure salle, j'ai nommé la cantine ?

On se serait crus au lycée ! Ou dans un internat. Mais un chouette internat contenant pour le moment mon meilleur ami et une autre personne plutôt calme. Si toute l'équipe avait eu la même énergie, j'aurais sûrement sociabilisé comme jamais. Mais je vais un peu vous spoiler : cela n'a pas été le cas. Les autres n'étaient pas méchants, juste... coincés dans leurs idées reçues et incapables de se déconstruire sur certains sujets. Notamment le sexisme. Après, est-ce que ça devrait me choquer, quand on voit le milieu de l'informatique de manière général ? Eh oui, moi aussi je fais des généralités, mais je m'en moque, car en tant que femmes, nous sommes celles qui prenons le plus cher. Faut pas s'étonner qu'on crie, parfois. Ça fait du bien.

J'ai suivi Diego et Alex à travers les différentes pièces : la cantine avec des plats de traiteurs diversifiés – et ils ont même pensé aux vegans ! –, la grande buanderie avec les machines à laver et à sécher. J'ai été surprise de voir que nous avions chacun un jour attribué pour nos lessives, de sorte que nous n'empiétons pas sur les autres. Quelle organisation !

Face au papier, une vague chaleureuse s'est emparée de moi. On m'avait mise le samedi, ce qui me laissait mes soirées de la semaine de libre pour jouer. De plus, vu que le week-end était plus calme selon Diego, personne n'aurait dû a priori venir m'embêter.

C'est arrivé une fois que quelqu'un se trouve dans cette buanderie en même temps que moi, et c'était une expérience très gênante. Mais je vous en reparlerai plus tard.

Pour l'instant, j'en reviens à cette visite qui, de très chouette, est passée à ultra-fatigante. L'entreprise était gigantesque et je nourrissais la certitude que je ne remettrais plus jamais les pieds dans certaines pièces à mesure que le temps passait.

Alors que nous avancions vers ce qui était « la dernière chose à montrer » d'après Diego, je me suis penchée vers Alex.

— J'adore tes cheveux roses ! On dirait Vi, sans les gros poings.

— Vi ?

— Meuf, tu ne connais pas League of Legends ? Diego ne t'a pas encore contaminée ? Je suis sur les fesses !

Alex s'est mis à rougir. Puis, silencieuse, elle m'a dépassée pour murmurer quelque chose à Diego, toujours à l'avant en train de nous vanter les mérites de Life Company et toute sa structure à la fois éco-responsable et confortable. Tout à coup, moi aussi j'ai rougi.

La honte.

C'était mon premier jour, et je parlais déjà comme une geek excitée. Dans deux jours, les choses sérieuses allaient commencer... et la seule amie que j'aurais pu me faire vient de fuir. Comme ça. Tête baissée, regards gênés.

Tout à coup, Diego est rentré dans une pièce, nous laissant Alex et moi dans le couloir. Je me suis sentie livrée à moi-même, incapable de reprendre la conversation. Bon sang, qu'est-ce que je devais sembler idiote...

Alex s'est approchée, a posé une main sur mon épaule et s'est raclé la gorge. Son regard ne quittait plus le mien. Avant même qu'elle ait commencé, cette discussion paraissait solennelle pour ma future collègue.

— C'est dur à dire pour moi, comme à chaque fois, ahah... a-t-elle lâché d'un air timide. Je... euh... Je ne suis pas une femme. Encore moins un homme. J'accepte le pronom au féminin mais, techniquement, je suis non-binaire. Genderfluid, pour employer le terme qui me correspond le mieux.

— Oh !

C'est tout ce que j'ai pu répondre. Mais ça ne m'a pas calmée pour autant. De grosse gamine accro aux jeux vidéo, je passais à ignorante et possiblement transphobe involontaire.

Face à mon trouble, Alex s'est esclaffée :

— Ne t'inquiète pas. Je te le dis parce que tu as employé un « Meuf » au début de ta phrase. Comme je ne me reconnais pas dans ce qualificatif, je t'en informe. Mais tu n'as rien fait de mal, ça arrive. Pour détendre l'atmosphère, je peux te donner un autre fait sur moi qui est tout aussi loufoque : je fais des rêves prémonitoires et ils se réalisent souvent. Et toi ? Tu veux me raconter deux faits sur toi ?

Mes muscles se sont détendus tout doucement. Je ne pouvais pas faire mauvaise figure, amener une décrédibilisation de mon travail. Ça m'aurait rendu malade qu'on me définisse par ça, voire qu'on me rejette. Cette chance que j'avais d'entrer ici, je ne pouvais pas la gâcher.

J'ai repris contenance du mieux que j'ai pu, avant de m'appuyer contre un mur bleu-vert avec nonchalance.

— Alors, vu que j'ai déjà exprimé ma passion pour les jeux vidéo, je vais essayer de trouver deux autres faits un peu moins... puérils.

— Oh tu sais, ce n'est pas puéril de jouer. Personnellement, j'adore les Sims 4, je passe ma vie dessus. J'ai toutes les extensions !

Je me suis retenue de rétorquer que ce n'était pas un « vrai » jeu, ça. Puis je me suis souvenue que ça aurait sonné comme une agression. Décidément, se faire des amis, ça demande un sacré niveau. S'il s'agissait d'un trophée de console, je pense qu'il serait ultra-rare à acquérir pour moi alors qu'il est commun pour tous les autres gens.

— Alors, je suis une femme, tu peux me genrer au féminin, ai-je affirmé par automatisme. Et étant un peu cartésienne, j'ai du mal à imaginer que les rêves prémonitoires puissent vraiment exister. Par contre, je suis une fan incontestable de...

— Tu me fais un peu penser à Sheldon Cooper, ahah !

— Ah, toi aussi tu aimes The Big Bang Theory ?

Alex a hoché la tête, ce qui m'a tiré un fin sourire. Même si nous étions deux personnes très différentes, voire opposées, nous avions au moins un point commun.

Diego a choisi ce moment pour revenir, un paquet de chips dans les mains. Il avait dû se rendre à un distributeur pendant notre discussion avec Alex.

— On termine la visite guidée ?

— Elle est si importante que ça, la fin de ta visite ?

Il m'a fixée avec intensité, en enfonçant un chips dans sa bouche. Pour ne pas parler la bouche pleine, il s'est empressé de le mâcher pour me répondre :

— Un peu que la fin est importante ! Je ne t'ai pas montré nos bureaux, ni le tien. Où crois-tu travailler à partir de lundi, sinon ?

*La toplane est l'une des trois voies de jeu dans League of Legends, une voie dans laquelle on joue seul en général parce qu'il s'agit d'une voie longue ; les sbires ennemis et alliés mettent davantage de temps à les traverser. Les autres voies sont la botlane et le middle (il existe aussi la jungle, où le joueur qui y est attribué tue des monstres pour avantager son équipe).

**Déjeuner en Belgique est le « petit-déjeuner » en France. Les Belges nomment leurs repas comme suit : déjeuner (matin), dîner (midi) et souper (soir), contrairement à la France qui emploient les termes petit-déjeuner (matin), déjeuner (midi) et dîner (soir). 

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