Chapitre 2
De nos jours
Malgré le goût fort de mon double expresso, mes paupières ont du mal à se décoller. Je laisse la vapeur de café embaumer mon bureau, le regard rivé sur la mise à jour de mon ordinateur. Il est 5h27. J'ai tout tenté pour dormir plus de six heures cette nuit, mais rien de ce que j'ai tenté ne m'a permis de trouver l'apaisement. Après quatre heures de somnolence, à me tourner dans tous les sens, j'ai lâché l'affaire. J'ai enfilé mon jeans et ma tunique en quatrième vitesse, et ai attaché mes cheveux en chignon une fois le bureau atteint.
J'espère ne pas avoir fait trop de bruit dans les couloirs du bloc. Chez Life Company, la hiérarchie n'est pas trop marquée, à tel point que ma voisine de chambre est Samantha Doyle, la cheffe de projet digital. Les premiers jours, j'osais à peine la regarder ; je gardais les yeux rivés sur le sol et lui répondais avec diverses onomatopées imperceptibles. Aujourd'hui, rien n'a changé, hormis le fait que je capte enfin son regard. Oh, et aussi qu'elle m'a un jour surprise en train de chanter Blue Bird à tue-tête dans ma douche, séparée par un mur fin de sa chambre. C'est ce jour là que j'ai appris qu'elle adore Naruto Sippuden autant que moi, et c'est sous ses conseils que j'ai commencé My Hero Academia durant les quelques heures de temps libre que je m'octroie.
— Bruuuuh, tu vas terminer ta mise à jour ? grommelé-je en portant la tasse à ma bouche.
J'ai déjà perdu 10 minutes, ma patience atteint rapidement ses limites. C'est aussi pour cette raison que je ne vais jamais aux parcs d'attractions. Outre le fait que je n'y fais pas trop d'activités sensationnelles – moi, peureuse ? –, l'attente interminable pour poser ses fesses sur un siège et risquer de mourir m'insupporte. La seule fois où j'y suis allée, j'ai carrément payé les adolescents en face de moi pour qu'ils me laissent passer plus vite. J'ai dû faire une croix sur la glace que je prévoyais de manger. À la fin de la journée, j'avais appris deux choses qui me servent encore aujourd'hui : 1/ Adolescents, enfants ou personnes âgées, même combat : ils ont le sens des affaire et 2/ subir une journée ensoleillée sans glace, c'est comme réaliser des quêtes de MMORPG tout nu, c'est-à-dire en oubliant de mettre à jour son équipement.
Je me reconcentre sur mon écran. Enfin, le compteur touche à sa fin. 98%. 99%. 100%. Un sourire satisfait s'affiche sur mon visage, tandis que je termine ma boisson chaude. Sans me poser de questions, je me relève pour me resservir un café via la machine du couloir. Contre toute attente, Alex apparaît, une tasse à la main. Ses yeux cernés témoignent d'une absence de sommeil. La routine.
— Salut, lui dis-je d'une voix encore éraillée. Ça va ?
— Ouais, on fait aller. J'ai pas réussi à dormir de la nuit.
— Ah, toi non plus ?
Ellesecoue la tête. Un an après mon arrivée, Alex nous a annoncé être non-binairemais, comme elle trouve ça plus facile au vu de son apparence féminine, ellenous autorise le pronom « elle » tant que l'on tente le moinspossible de la genrer quand on s'adresse à elle. De temps en temps, elle se fait raser les cheveux à ras du crâne et porte des vêtements de la collection Homme de chez Life Company. Il y a des jours où elle se montre extrêmement girly, des fois très excentrique – après tout, on bosse dans les coulisses d'une entreprise de textiles, nous avons libre-arbitre sur nos tenues –, ou alors très neutre. Aujourd'hui, pas d'extravagance, son visage n'affiche aucun maquillage, pas même un peu de fond de teint. Ses cheveux décoiffés, coupés en carré, donnent la sensation qu'elle s'est réveillée en tombant du lit.
— En fait, j'ai fait beaucoup de cauchemars, m'avoue-t-elle. Je ne sais pas ce que ça signifie. T'sais bien, je suis une personne superstitieuse. La dernière fois que j'ai fait un mauvais rêve, avec un accident de moto, Thomas avait failli mourir sur la route avant de revenir ici de son rendez-vous avec des clients.
— Ouais... Je me souviens. Après, il n'était pas en moto, il conduisait la camionnette de l'entreprise.
— Oui, mais l'accident avait été causé par une moto. Le conducteur n'a pas survécu, et Thomas aurait pu y passer.
Mes doigts se crispent autour de ma tasse de café, que je viens de récupérer de la machine. Je me souviens de cette histoire. Elle avait fait parler d'elle pendant des semaines au bloc. Durant les heures de travail, Thomas nous demandait de ne pas trop ressasser. Cet événement l'avait choqué, et à raison. Dès que l'horloge indiquait 18h, ceux et celles qui n'avaient pas d'heures supplémentaires à prester se rejoignaient dans « le salon ». En réalité, ce salon, c'était une énorme chambre inutilisée dans le bloc où se trouvent les dortoirs. Nous y avons installé des canapés, une TV, des consoles et une grande table avec une autre machine à café. Certains y vont pour travailler en secret, même sans heures supplémentaires, surtout pour terminer les tâches avortées. Quand je finis mes heures de travail, je m'y rends avec Diego. Le rituel des games de League of Legends après le dur labeur de la journée. Seulement, lorsque Thomas avait eu son accident, tous les collègues de la back-end et front-end s'y rejoignaient pour commérer au sujet de cette histoire. Nous avons même imaginé cent scénarios différents, et ça avait donné une idée de jeux narratifs à choix à Alex qui avait dessiné des ébauches et écrit des brouillons. Malgré toute l'agitation que cet accident avait suscité et tous les scénarios possibles, j'en avais oublié la véritable origine. La réalité. Oui, c'est vrai. Il y avait une moto. Et Alex avait fait la veille ce qu'on peut qualifier de rêve prémonitoire.
— Et cette nuit, t'as rêvé de quoi ? osé-je la questionner.
Elle se mord la lèvre, les yeux levés. Son esprit semble chercher la réponse dans l'air.
— C'était pas super clair. Il y avait du blanc. Beaucoup de blanc, partout, sur les murs, les draps...
— Un hôpital ?
— Ouais je pense, parce qu'il y avait un « tic... tic... » tu sais, comme dans les films, là.
Je hoche la tête. Un électrocardiogramme. Sourcils froncés, j'attends la suite, un peu perturbée et le ventre noué. Que compte-t-elle m'annoncer ? Est-ce que, comme avec Thomas, cela a un lien avec la réalité ?
— Et ce « tic... tic... » il avait quelle fréquence ?
— Il allait lentement. Puis, il s'est accéléré et arrêté d'un coup. Je me souviens aussi d'une montre au poignet de l'homme qui était branché. Une holzkern.
Mes yeux s'écarquillent. J'en fais presque tomber ma tasse que je décide de poser sur la machine pour éviter la casse. De toute façon, le café est tiède à présent.
— Mais... Monsieur Zigouri est le seul à porter une montre ici. Je crois même avoir vu rarement quelqu'un d'autre en porter. Et... il est à l'hôpital depuis deux semaines, non ?
Face à son regard sombre, je comprends mieux pourquoi Alex n'avait pas pu trouver le sommeil. Ma voix éraillée avait retrouvé du timbre malgré la tremblote. Je prends quelques secondes pour calmer ma respiration, vider mon esprit et apaiser toutes les pensées qui parasitent mes émotions. À peine mes mains ont stoppé leurs tremblements que j'en pose une sur l'épaule d'Alex. Je lui offre un sourire serein, le regard empli de compassion.
— Tu as sûrement peur pour notre patron. C'est normal, il nous a tout donné, il ne va pas bien en ce moment, et tu as peur. Mais restons terre-à-terre, ce rêve ne veut pas dire que ça va se dérouler. Jusqu'aux dernières nouvelles, il semblait se remettre. Tu te souviens ? Nous lui avons même rendu visite il y a deux jours et, bien qu'il ait maigri, il nous a informé qu'il sortirait bientôt.
Alex ne répond rien. Ses sourcils restent arqués d'anxiété. À l'instar d'un robot, elle repousse ma main avec douceur et, tenant toujours sa tasse, elle se retourne et quitte le couloir. Un léger claquement de porte m'indique qu'elle a retrouvé son bureau.
Je saisis ma propre tasse et, constatant que sa tiédeur a laissé place à la totale froideur, je hausse les épaules et imite Alex. Durant trois heures, j'ai bûché sans interruption sur l'analyse et le développement des nouveaux logiciels que souhaite mettre en place Life Company. J'ai pris le temps, au début, de relire les mails de Samantha et Thomas, respectivement la cheffe de projet digital et l'analyse d'affaire. Puis, je me suis mise en transe face à du code, du code et encore du code.
À 10h, le réveil de mon téléphone me sort de ma torpeur. L'heure du petit-déjeuner. Je pose mon mug et me force à me lever, sous les gargouillis incessants de mon ventre. Alors que j'enfile un gilet pour rejoindre la cantine mal chauffée de l'entreprise, un bruit m'arrache un sursaut. Derrière moi surgit Diego, la mine défaite.
— Hey ! lui lancé-je. On va manger ensemble ?
Son visage blême me fige d'un coup, sans que je sache pourquoi. D'habitude enjoué, mon meilleur ami affichait rarement une grimace aussi... tragique. C'est là que je remarque un détail choquant à mes yeux : Diego porte une montre holzkern.
— Je reviens de l'hôpital... me répond-t-il. Monsieur Zigouri m'aimait beaucoup, alors quand... quand l'électrocardiogramme s'est agité, puis éteint, c'est moi qu'ils ont appelé. Ils ont tenté de le réanimer durant plusieurs heures. Il... Il n'avait pas d'enfant, alors... Mon téléphone a sonné cette nuit. Je... J'étais incapable de prévenir qui que ce soit. J'ai espéré...
La mâchoire grande ouverte, j'ai cru sentir le sol se dérober sous mes pieds. Mais Diego est mon meilleur ami, et cette nouvelle semble le toucher personnellement, en plus de l'ébranler en tant qu'employé. Mes bras se referment d'eux-mêmes autour de lui. Il pose sa tête sur mon épaule et laisse jaillir toutes les larmes qu'il avait dû contenir depuis son retour à l'entreprise. Son corps, secoué par des soubresauts presque silencieux, tient à peine. Il avait sans doute passé la nuit à pleurer... Et personne ne savait. Il avait vécu ça seul. Seul, dans cette chambre blanche immaculée.
— Je suis désolée...
Je ne pleure jamais. Enfin, presque jamais. Il m'est difficile de ressentir la tristesse qu'éprouvent les autres. Toutefois, ma compassion est telle que mes bras serrent un peu plus fort mon ami. Je lui fais un bisou sur la joue, caresse ses cheveux, sa nuque, ses épaules. Je lui envoie toute la tendresse que je suis capable d'offrir.
Nous restons là un petit moment avant qu'il recule.
— Merci Lola... Tu vas faire quoi, maintenant ?
— Je vais à la cantine. Tu veux venir ?
Il secoue la tête en se passant une main dans les cheveux. Ses yeux bouffis et rouges semblaient regarder un spectre.
— Nan... Je parle... Bah tu sais ? Genre, maintenant qu'on doit quitter l'entreprise...
Et là, mon cœur fait un triple salto. Sans s'en rendre compte, Diego venait de me gifler tellement fort que ma tête tournait encore sur elle-même. Quoi ?
— Hein ? Que... Quoi ?
— T'as l'air toute perdue, s'étonne-t-il. Tu n'as pas vu le mail collectif qu'on vient de recevoir ?
— N... Non ?
Sans attendre, je me tourne sur mon ordinateur et ouvre ma messagerie privée. Diego s'approche, s'appuie sur mon siège pour se tenir debout. Je me fais la promesse d'aller lui chercher un double expresso avoir vérifié les informations qu'il me donne. Tandis que je vois la notification d'un mail, reçu il y a bien deux heures – et que je n'avais pas vue, concentrée sur mon codage –, je sens la sueur sur mon front. Je fais défiler le texte, lis en quatrième vitesse, jusqu'à la signature en bas, qui n'est pas celle de Monsieur Zigouri.
— C'est le racheteur de l'entreprise, m'indique Diego. Monsieur Zigouri n'a pas de fils et, même s'il m'adorait, ça faisait des années qu'il avait écrit dans son testament que l'entreprise irait à un racheteur s'il venait à... décéder.
— Et donc ce Monsieur Charles nous licencie tous ?
— Oui...
Mes poings se serrent, le rouge me monte aux joues. Je sens mon pouls battre sur mes tempes, le regard rivé sur mon écran. L'envie de tout casser me saisit, et je me sers de la rationalité qu'il me reste pour essayer de me calmer. En quelques inspirations et expirations, je ralentis la tension, la haine, le désir de destruction. Malgré tout, ça remonte aussi vite que c'est descendu. Un feu ardent m'enflamme toute entière. Pour qui se prend ce connard ?
— Et donc on a trois mois de préavis pour emballer nos affaires et partir ?
— Exactement. Du coup, tu comptes faire quoi ?
Je pince les lèvres, l'esprit embrumé par la colère.
— Détruire ce trou de cul de repreneur.
— Lola...
— Désolée, je... Je suis énervée. Attends, on bosse ici depuis 3 ans, logés, payés et nourris, avec comme condition de toujours être au taquet, se donner corps et âmes à l'entreprise pour... ça ? J'ai vécu Life Company, j'ai mangé Life Company, j'ai dormi Life Company, j'ai RESPIRÉ Life Company, et tu me dis que ce salaud débarque de nulle part et nous vire tous ? Tu crois que c'est ce que voudrait Zigouri ?
— Zigouri est mort, souffle Diego avant de s'éloigner du siège.
Je me remets sur pieds aussi, avec l'envie de l'accompagner à la machine à café et présenter mes excuses. Mais pas assez vite. Diego vient de claquer la porte du bureau, et je trouverais ça déplacé de le suivre comme un insecte gênant pour bégayer des mots stupides.
Stupides, oui. Je suis trop conne. Trop insensible, pas assez humaine. Un jour, Diego m'a reprochée d'être un robot qui ne vit que pour le code et la productivité. Et si c'était vrai ?
Impossible de pleurer, impossible de sentir un creux dans mon ventre. La sensation d'être inapte à compatir me fait culpabiliser. J'aimais beaucoup Monsieur Zigouri. Il était droit, juste, to the point comme on dit, mais aussi compréhensif, à l'écoute, gentil comme tout, et parfois drôle. Bien sûr qu'il va me manquer, c'est même indéniable. En revanche, perdre tout ce que j'avais mis trois ans à bâtir m'abat sur place à bout portant.
Je regarde l'heure sur mon téléphone. 10h45, jeudi 2 octobre 2025. De lui-même, mon cerveau répète la date du jour en boucle. Le jour où j'ai tout perdu.
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