Chapitre 15


De nos jours

Une vibration. Les rayons du soleil, filtrés par mes stores, m'aveuglent les yeux. En poussant mon meilleur grognement, je me roule vers le bord du lit, enroulée comme un sushi par ma couverture. Je n'ai pas besoin de le déverrouiller pour tomber sur la raison de mon réveil :

Naomi : Alors, ce camping ?

Je me frotte les yeux, la mâchoire décrochée par un bâillement royal. Mon corps endolori me fait la misère depuis cette nuit en forêt. Alors que je faisais un rêve incroyable, mon lit gonflable s'est troué et j'ai terminé ma nuit sur le sol. Le trajet du retour m'a achevée. D'habitude insomniaque, je me suis effondrée d'un coup sur mon lit dès mon retour, soit à 21h30, pour dormir jusqu'au lendemain, c'est-à-dire maintenant...

Lola : Vraiment pas mal !

Naomi : Malgré le matelas troué ?

Lola : Ce désagrément ne m'a pas du tout gâché ce moment, t'inquiète.

Nous communiquons ainsi un petit moment, avant que je prenne conscience de quelque chose d'inattendu. Je ne me suis pas plaint une seule fois de ce matelas troué, encore moins de mes courbatures. Les moments que nous avons vécus se sont cristallisés dans mon esprit, jusqu'à l'imprégner et y laisser une part d'eux-mêmes. Peu importe ce qui s'est passé ou ce que l'avenir me réserve, rien n'entachera jamais ce souvenir.

Ça ne m'arrive pas souvent.

Mais, chose curieuse, aucune voix désagréable ne me martèle le crâne avec de la culpabilité ou des reproches. Au contraire, je chéris tellement cette soirée que je me fais même la promesse de continuer à réagir de cette manière. Ce regain d'énergie me rend d'autant plus excitée à l'idée de réaliser le prochain souhait de la liste, surtout si Naomi parvient à rendre ces moments inoubliables.

Elle a beau m'agacer la plupart du temps, sa jovialité, son humour et son caractère explosif me donnent envie de la côtoyer, encore et encore...

Naomi : Du coup, c'est quoi le prochain souhait sur ta liste ?

***

— C'est bon, tu les as ? m'enquiers-je, mes ongles en bouche et le regard rivé sur mon frigo à moitié ouvert.

J'étais occupée à boire une gorgée de lait à même la bouteille, quand Naomi m'a téléphoné pour réserver les tickets de l'événement figurant à la deuxième place de ma liste. Cela fait un mois que nous attendons l'ouverture de la billetterie, et cette dingue a pris congé aujourd'hui uniquement pour acheter les billets plus vite que mon ombre. Bien entendu, je paye. J'ai insisté. Mais Naomi préfère s'occuper de la commande parce que, d'après ses termes : « tu es une informaticienne talentueuse et une geek de haut niveau, mais je suis la reine du shopping et des concerts, alors je gère ».

Je l'ai laissée gérer.

Et ça fait exactement trente secondes qu'elle me laisse croupir dans l'incertitude. Si elle a décidé de quitter ce monde, je la réanimerai pour lui balancer le restant de mon lait sur la figure. Je n'en peux plus d'attendre, et en même temps... En même temps, il s'agit d'une star que j'adulais dans mon enfance, que j'ai un peu perdu de vue. Dans cette liste apparaissent des objectifs issus de mon enfance, et je me suis accompagnée de mon vieux journal intime pour la réaliser. Il n'est pas question d'en rater une ligne.

Qu'elle me réponde, vite, vite, vite...

— Alors, commence-t-elle.

— QUOI ?

— Ne m'en veux pas, m'ordonne-t-elle d'une voix presque autoritaire.

Mes yeux s'agrandissent.

— Non... Il n'y en avais déjà plus ? demandé-je, affolée.

Un petit moment de silence s'installe, me faisant perdre pied. Pour je ne sais quelle raison, je me sens abattue, comme si j'échouais une mission importante. D'aucuns diraient que je pourrais sauter cette ligne, mais...

— Je les ai !!! s'exclame-t-elle, la voix empreinte d'une joie non dissimulée.

Oh la pétasse !

Je mime un « yes ! » avec mon poing, que j'accompagne d'un « Trop bien ! » un peu mesuré. Mes émotions, moins intenses que les siennes, se manifestent dans ma tête. Au vu de ses cris de joie, mon amie les extériorise autrement. Moi qui me sentais vraiment insensible aux côtés de Diego, loin d'être aussi énergique que Naomi, là c'est différent. Mes jambes tremblent, mon cœur bat la chamade. Les émotions ballottent mon corps entier. Naomi me bouscule autant qu'elle me réconforte, à la fois une terre inconnue que j'ai la sensation de connaître une fois les pieds posés dessus. Et en même temps... En même temps, je me rends compte que nous ne nous connaissons pas tant que ça. Nous ne connaissons pas le passé de l'une et l'autre, et ces petits moments partagés nous rapprochent beaucoup plus que je l'imaginais de prime abord.

Dans le fond, j'avais envie de la connaître un peu plus. Elle se montre vague sur son passé, discrète sur les parts d'ombres qui le parsèment sans doute. J'en viens même à me demander si, en-dehors de son burnout, Naomi a réellement vécu des difficultés ? Son dynamisme au quotidien, sa bonne énergie contagieuse et ses vingt milliards de tâches simultanées... Je ne peux m'empêcher d'admirer cette petite blonde au nez percé.

— Bon, reprend-t-elle après nos effusions de joie, tu te doutes que nous devrons sauter cette ligne, vu que le concert se déroule dans trois mois ?

— Ouais, capitulé-je. On ne va pas mettre notre mission sur pause durant trois mois, d'autant que j'aurai sûrement repris un nouvel emploi d'ici là.

Je remarque que, prise dans cette discussion explosive, je n'ai même pas fermé mon frigo... Quelle tête en l'air ! Je pousse la porte du coude, rassurée par le « plaf ! » qu'il fait en se verrouillant.

Mes yeux se posent sur mon ordinateur allumé, lequel affiche une page de recherche d'emploi. Depuis quelques jours, j'hésite à envoyer des candidatures tant le travail me manque. Je me sens nulle, à la ramasse, comme lorsque j'étais enfant et que je faisais de mon mieux malgré mon retard d'apprentissage. Curieusement, je n'avais rien réussi à envoyer, un peu comme si une petite voix me soufflait d'attendre.

D'abord, vis ta vie, réalise cette liste avec Naomi.

Pourtant, c'est tellement difficile, presque contre-nature. Je n'ai jamais dû me forcer pour candidater avant, et ce malgré tous les refus que j'avais essuyés.

— Du coup, si j'ai bon souvenir, le prochain souhait à réaliser devrait se dérouler chez moi, dit Naomi, un peu lointaine.

Mon petit doigt me dit qu'elle s'est mise à peindre. Un sourire étire mes lèvres malgré moi. Sa multitude de toiles colorées entreposées les unes sur les autres et son style vestimentaire atypique se dessinent dans mon esprit.

— C'est exact, du coup...

— Je te propose vendredi soir.

Je fais mine de réfléchir avec un « Euh, alors, vendredi... » mais, bien vite, Naomi explose de rire. Elle a sûrement dû interrompre son coup de pinceau pour ne pas rater sa création.

— Ne fais pas comme si tu avais une vie chargée, La. D'ailleurs, comment te sens-tu ? N'est-ce pas reposant de ne rien faire ?

Mon nez se plisse. Un doigt sur le menton, l'attention aléatoirement posée sur mon micro-ondes, je prends le temps de réfléchir à sa question. Comment est-ce que je me sens ? C'est vrai, ça. Je ne me pose pas souvent cette question. Encore moins depuis... Mon cerveau m'empêche de terminer cette phrase mentale. Une porte blindée sur un mur constitué de milliers d'épaisseurs, une poignée austère de laquelle pend un cadenas verrouillé. Impossible pour moi de comprendre exactement ce que je ressens. Tout ce que je perçois, c'est le vide. Je me sens éteinte sans Life Company.

Est-ce vraiment parce que tu as perdu ton travail ?

— Je... Je t'avoue que je ne saurais pas te dire. Mon licenciement a fait rejaillir pas mal de souffrances que j'aurais préféré oublier.

— Ah oui ? Je reste à ton écoute si tu veux en parler.

Ma bouche s'ouvre et, alors que je me prépare à construire une phrase, elle se referme. Les mots restent coincés dans ma gorge, emprisonnés à jamais dans une boucle d'éternité intemporelle. Si je les prononce, ils deviendront réels. Les pensées apparaissent, disparaissent, partent, reviennent mais ce ne sont que des pensées. Si elles m'échappent, je ne pourrai plus jamais les rattraper.

Face à mon soudain mutisme, Naomi restaure une atmosphère plus légère :

— Bref, vendredi, tu ramènes tes grosses fesses. On se rejoint à 17h pour faire les courses ensemble. N'oublie pas de ramener ton meilleur pyjama !

***

Nemesis Aujourd'hui à 15:55

Hey, tout va bien ?

DiegoNeill Aujourd'hui à 16:15

Hello, imhotep

Nemesis Aujourd'hui à 16:25

Est-ce que quelque chose ne va pas ?

DiegoNeill Aujourd'hui à 16:25

Bravo, Sherlock

Nemesis Aujourd'hui à 16:25

...

Peux-tu au moins me dire ce qui ne va pas ? Ou alors t'es tombé dans le fossé de l'ironie pour toujours ?

DiegoNeill Aujourd'hui à 16:26

Lol, en effet je suis perdu dans les limbes de l'ironie

Si tu vois pas le problème par toi-même, j'ai rien de plus à te dire, Lola

Nemesis Aujourd'hui à 16:26

Mais... Je ne suis pas médium !

DiegoNeill Aujourd'hui à 16:26

Je te demande pas d'être médium, mais d'en avoir quelque chose à foutre des autres

Pour changer

Mais bon, ce concept t'es sûrement inconnu, pas envie de perdre mon temps

Bye !

***

Des larmes aux coins des yeux, j'attends Naomi devant le lieu de notre rendez-vous : l'un des Carrefour Market du centre-ville. Pour une fois, être en avance et devoir attendre ne me pose aucun souci. Je ne comprends pas ce qui se passe, encore moins ce qui m'arrive. Des émotions inconnues jaillissent, des larmes perlent alors que le concept même de pleurer m'a toujours paru difficile, comme si je devais me forcer. Mes barrières tombent lentement, comme un barrage qui retient l'eau envers et contre tout. Les mots de Diego m'ont percutée comme une balle de foot en plein visage. Et ils me marqueront à vie.

Mon plus vieil ami me rejette, sans que j'en comprenne les raisons. Tout ce qu'il me reste, ce sont des souvenirs, des théories, des regrets, des remords. Je ne sais même pas s'il me reproche quelque chose que j'ai fait ou quelque chose que je n'ai pas fait. Parfois, les mots de ceux qu'on aime nous poignardent. La blessure fait d'autant plus mal quand on ne comprend pas à quel moment ils sont devenus si acérés.

Je me sens profondément seule, encore, face à ce sentiment d'injustice. Le même que j'ai ressenti face au mutisme de mon père, ou encore quand Jeanne s'est détournée, comme mes anciens camarades. Malgré tous mes efforts et tout ce que je mets en œuvre pour me contrôler, rester en retrait et ne pas gêner, on finit par me repousser.

Lorsque Naomi apparaît dans mon champ de vision, l'entièreté de mon visage change. Je parviens même à lui offrir un sourire digne de celui de la Joconde.

Est-ce réellement un sourire ?

— Alors, prête pour cette soirée pyjama du feu de dieu ? me demande-t-elle en arrivant, aussi explosive que jamais.

Je remarque que Samantha, son amie métalleuse rencontrée au Warzone, l'accompagne. Je ne montre rien de ma surprise, et j'oscille entre la joie de passer du temps avec elle et la déception de ne pas me retrouver dans une sphère confortable, uniquement avec Naomi.

— Je ne savais pas que tu venais, dis-je à Sam en tentant d'être la plus avenante possible.

— Naomi m'a invitée quand elle a su que je n'avais jamais fait de soirée pyjama de toute ma vie, me confie Sam dans un murmure complice.

— C'est scandaleux ! s'exclame la jolie blonde. Heureusement que je suis là pour vous faire vivre cette expérience du tonnerre, parce que vous ne ressortirez pas de cette expérience indemne. D'ailleurs, Lola, j'en profite pour... tirer une carte joker sur ta liste !

En voyant l'expression nonchalante de Sam, je suis incapable de savoir si Naomi l'a mise au courant de notre projet ou non. Lors du camping, Adam n'y a pas fait mention, ce qui me pousse à croire qu'elle ne leur a pas tout révélé. Elle semble respecter mes réserves, même si ça ne l'empêche pas d'inviter des personnes extérieures au projet. Ces nouvelles rencontrent me grisent autant qu'elles me bousculent. De moi-même, je ne vais jamais vers les gens. Et ça aussi, Naomi semble l'avoir compris. Deux envies contradictoires me démangent : la prendre dans mes bras pour la remercier ou lui créer un personnage dans un jeu-vidéo et le laisser mourir dans de longues et atroces souffrances.

Bras croisés, je la scrute, comme pour essayer de deviner ce qu'elle veut ajouter à notre projet de soirée pyjama. Et bien entendu, je crève de trouille à l'idée de savoir quelle dinguerie elle va encore nous sortir. On parle de Mi, après tout.

Elle prend son inspiration et nous déclare :

— Je vais lancer un chrono au moment d'entrer dans le magasin. Nous avons chacune cinq minutes, pas plus ni moins, pour acheter dix articles. Mais pas n'importe lesquels... Notre choix doit se porter sur les premiers aliments que nous regardons. Et tous ces ingrédients combinés nous permettront de cuisiner le repas le plus insolite du monde pour notre soirée pyjama !

Oh pétard... Elle est complètement allumée. Bouche bée, je la fixe. Samantha pose la question qui me brûle les lèvres :

— Mais ça risque pas d'être ignoble, comme repas ? Imagine si j'me ramène avec du nutella et du ketchup...

— C'est le jeu, ma pov' Lucette ! lui réponds Naomi, son portable en mains. Je lance le chrono, attention ! Dans 3, 2, 1...

Tout à coup, je ne réfléchis plus. On m'a lancé un challenge, et mon corps réagit par lui-même. J'entre en trombe dans le supermarché avec la nette intention de me contrôler jusqu'au bout, parce que clairement, je n'ai pas envie de manger un plat dégueulasse. En dépassant les portiques, je me rends compte à quel point nous faisons souvent nos courses à moitié dans la lune. Concentrée ainsi, mon crâne se fatigue vite face à tout ce qui m'entoure. Et bam. Mon regard se pose sur le bac de tomates, sans que je ne puisse rien contrôler. Je me hais. Non sans un soupir, j'en amasse quelques-unes que je mets dans un sachet. Autant jouer le jeu à fond...

Je vois Samantha, à l'autre bout d'un rayon, avec plusieurs articles en mains. En plissant les yeux, je remarque qu'elle a déjà accumulé pas mal d'aliments farfelus. Je commence à comprendre qu'il m'est difficile de contrer mon regard, en tout temps, tant nous sommes stimulés. Nous vivons dans l'excitation sans nous en rendre compte.

Bam, mon regard tombe sur deux nouveaux articles dans les féculents, puis dans les surgelés, puis... Très vite, je me retrouve presque au nombre attendu.

Naomi, panier en main, me rejoint.

— Il ne reste plus que dix secondes !

Dans la panique, mon attention s'attarde sur un paquet de chips au sel, alors que je déteste ça. Je grimace mais l'empoigne malgré tout. D'avance, j'imagine la tronche de notre repas, et ça ne m'enchante pas. Une fois à la caisse, nous nous jaugeons toutes les trois et éclatons de rire de concert. Le vendeur ne comprend pas. Moi non plus, mais ça me tord le ventre de rire. Encore plus face à sa mâchoire desserrée et le vide dans son regard, quand il passe nos articles.

— Excusez-moi, je n'ai pas pour habitude de me poser des questions. Il m'arrive fréquemment de voir des articles incongrus, comme par exemple des capotes, des concombres et du lubrifiant... Mais là, vos achats dépassent tout ce que j'ai pu voir dans ma carrière.

Un autre gloussement s'échappe de ma bouche, rejoint par celui de Samantha. Heureusement, Naomi prend l'entière responsabilité de son idée de merde :

— Vous savez, il y a des choses dans la vie qui ne méritent pas forcément une explication. Mais voilà, je pense que cinq minutes pour choisir un repas entre copines, qui ont chacune un cerveau différent, est une expérience sociale qui devrait être étudiée dans certains ouvrages sociologiques. Vous ne trouvez pas ?

Encore plus perdu, le caissier secoue la tête, non sans marmonner dans sa barbe :

— Elles sont fracassées...

En entendant ce mot, un sentiment étrange remue en moi. Jamais on ne m'avait qualifiée ainsi, encore moins depuis que j'ai atteint ma majorité, ai commencé les études, ai travaillé... En nous voyant faire face à l'incompréhension de cet homme, que nous perturbons dans sa journée de travail, je ne peux m'empêcher de me sentir bousculée. Dans une autre vie, ça aurait pu être moi. Et j'aurais très certainement jugé avec la même verve les trois tocardes qui sortent leurs cartes bancaires pour payer un ramassis de conneries.

Me retrouver de l'autre côté du miroir, emmitouflée dans mon manteau et ma réaction enfantine, me procure le plus grand bien. Je me surprends même à ne presque pas penser à Diego. Mais si je le dis à Naomi, ça lui fera trop plaisir. Je me contente de sortir gaiement avec mon sac de courses, suivie par mes comparses. Nous ferons le bilan de nos acquisitions dès que nous serons rentrées.

Nous nous dirigeons vers le parking souterrain où nous attend Clémentine. 

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