Chapitre 14

De nos jours

Alors que Naomi conduit, j'observe le paysage à travers la fenêtre ouverte. Je ne peux empêcher mes yeux de s'arrêter sur le rétroviseur qui me fait face. Contrairement au reste du van, qui arbore une couleur orange pétante, il est jaune. J'arque un sourcil perplexe, murée dans un silence sans faille.

— Vas-y, me lance Naomi sans quitter la route du regard, une cigarette à la main.

— Hein ?

— Je sens que t'as envie de me faire une remarque sur mon rétroviseur jaune.

Je glousse nerveusement. Le fait qu'elle sache à ce point ce qui me traverse l'esprit me perturbe et, en même temps, ça rend nos discussions tellement fluides. Mon côté taciturne ne semble jamais la déranger ; au contraire, elle se dévoue à lancer de nouvelles conversations, encore et encore.

Ma carapace se fissure. Je tire une taffe, que j'expire vers l'extérieur. L'odeur âcre parvient malgré tout à me piquer le nez.

— En effet, ton van...

— Clémentine, je te prie ! Elle a un nom, cette bécasse !

Sur ces mots, elle tapote le volant en se trémoussant. Je vois qu'elle se retient d'augmenter le volume de la musique. Son esprit semble vouloir discuter tandis que son corps crève d'envie de bouger.

— Pourquoi ta Clémentine a un rétroviseur jaune ? lui demandé-je, non sans un ton moqueur.

Pourquoi nommer des objets ? Encore plus une voiture ? Quand j'étais petite, à la rigueur, je le faisais... Et encore, je n'ai pas souvenir d'avoir nommé autre chose que mon doudou. Pour autant, ce côté enfantin chez Naomi apporte plus de légèreté que d'agacement. Même si je dois avouer que, parfois, elle sait comment me bousculer. Une vague imprévisible et impétueuse qui taquine ma barque. Si je n'y prends pas garde, elle finira par m'ensevelir.

— Tu vas rire, mais une fois je suis rentrée, et il est tombé juste devant moi. Par chance, le miroir a survécu. Comme j'roule pas sur l'or, je l'ai attaché avec une énorme quantité de super-glue. Mais c'était archi moche, on voyait les traces de colle, alors je l'ai peint en jaune. J'aime à penser que je conduis une clémentine un peu abîmée. Après tout, une clémentine avec un coup n'a pas une couleur homogène, mais elle reste comestible !

Je ne dis rien. Sa répartie me surprend à chaque fois. Les anecdotes qu'elle me raconte aussi. Je n'ai pas l'habitude de côtoyer une personne aussi dynamique et nonchalante. J'éteins mon mégot dans son cendrier portatif ; une solution vachement plus éco-responsable que de le jeter en pleine nature. Et comme à chaque fois, depuis que je me suis mise à fumer, je ressens cette pression sur mon ventre, sur ma poitrine. Cette angoisse qui m'enserre la tête, fait battre mon cœur, cette culpabilité envahissante qui me fait me dire « Après ce paquet, j'arrête ». Mais ces pensées ne se concrétisent pas, elles partent en fumée comme mon argent à chaque fois que je craque à nouveau. Je déploie du temps, de l'énergie et de l'argent dans cet allié dangereux pour combattre mes démons les plus enfouis.

— Ah, génial ! lance-t-elle d'un air enjoué, ce qui me sort de mes pensées.

— On est bientôt arrivées ?

— Oui !

Elle prend un tournant, et apparaît enfin une multitude d'arbres. La forêt engloutit Clémentine, tandis que les graviers crissent sous ses roues. Lorsqu'on quitte le chemin terreux, on aperçoit une Citroën rouge sur laquelle est appuyé Adam. Au fond de moi, je ne peux m'empêcher de ressentir un pic d'excitation. Mes doigts tremblent, mon cœur bat la chamade.

Je vais camper en forêt avec des amis pour la première fois de ma vie.

La première ligne, le premier souhait, la première réalisation.

J'espère que tu me vois, Maman !

Entremêlé à cet état d'ivresse, un sentiment de honte m'empare soudain. Mes yeux s'agrandissent. Je me souviens de cette soirée, au Warzone, où je mourais d'envie d'embrasser Adam, alors que je ne ressens pas le moindre sentiment pour lui. Sur le moment, l'alcool m'a fait apprécier l'attention qu'il me portait... J'espère qu'il n'a rien capté. Et que Naomi ne lui a rien dit.

Je coule vers elle un regard suspicieux, en sortant de la voiture. Elle me tend un petit sac hermétique avec des motifs fleuris. Nous en avions parlé, alors je comprends où elle veut en venir. Non sans des adieux formels, j'abandonne mon téléphone, mes écouteurs et ma montre dans ce joli nid.

— À demain, leur susurré-je.

— Wow, on dirait que tu parles à ton plan cul, me charrie Naomi.

Je la fusille du regard, piquée au vif. Non seulement parce que, oui, j'ai développé une forme d'addiction pour la technologie et que j'ai du mal à m'en passer, mais aussi parce que je n'ai jamais eu de plan cul, pas même une relation amoureuse. Ce n'est pas comme si ça avait été une priorité... Face à mon regard assassin, Naomi se défile, range nos affaires dans la boîte à gants et on ramasse nos affaires dans le coffre.

Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Adam nous regarde avec des yeux souriants et un visage lumineux, comme à son habitude. Rien ne trahit un quelconque malaise de sa part. Son tee-shirt abricot aux motifs de feuilles blanc cassé le rend encore plus avenant que lors de notre rencontre.

Tentes et sacs sous le bras, Naomi et moi le rejoignons. Mon estomac noué se détend peu à peu, à mesure que je me rends compte que je stresse pour rien.

— Oufti, vous êtes bien chargés ! s'écrie-t-il, seulement muni de son sac à dos.

— Nous avons une novice avec nous, lui répond Naomi en m'administrant son meilleur clin d'œil. Ne t'inquiète pas La, tout va bien se passer. Adam et moi, on connaît bien le camping.

— Menteuse, t'es pas beaucoup venue ! rétorque-t-il.

Nous entamons une longue route d'une heure à travers les bois ardennais, discutant de tout et de rien. Naomi et Adam ne cessent de s'échanger des piques, toutes de plus en plus virulentes mais chargées d'humour à chaque fois. Je les observe se lancer des balles de ping-pong verbales, le sourire légèrement étiré dans un sourire presque imperceptible. Ça ne m'était plus arrivé depuis longtemps. Soudain, je repense à Diego, à nos joutes enfantines. Je me rends compte qu'il me manque et que j'envie beaucoup Naomi et Adam à cet instant précis.

N'espère pas un message de sa part durant ton absence. Il t'a oubliée, c'est sûr. De toute façon, qu'est-ce que t'en as à faire de lui ? S'il ne te montre aucun intérêt, c'est qu'il ne te mérite pas.

Mais est-ce que moi, je le méritais ? Ai-je fait une erreur ? J'ai contrôlé chaque phrase, chaque mot. J'ai toujours essayé de me calquer à lui pour bien faire : je rétorquais à ses blagues, j'ai toujours donné le meilleur de moi-même pour être acceptée.

Est-ce que Naomi et Adam m'ont réellement acceptée ? Et s'ils découvraient ma médiocrité et finissaient par se détourner de moi, comme mes camarades à l'école lorsque j'ai redoublé mon année ? Non... Il n'y a pas de raison. Je suis performante, ambitieuse, motivée.

Mais t'as échoué. Tellement échoué que tu trouves le temps de partir camper en forêt au lieu d'aller prouver ta valeur ailleurs...

Je serre les dents, inspire un coup. Pendant quelques secondes, j'hésite à faire demi-tour, demander qu'on me ramène pour que j'envoie mes candidatures. Suis-je en train de perdre mon temps ?

Alors que mes jambes commencent à me lancer, Adam ralentit la cadence pour me faire un petit coup d'épaule. Je me tourne vers lui, non sans remonter mes lunettes, comme si elles me permettaient d'échapper au regard des autres.

J'affiche ma meilleure poker face.

— C'est la première fois que tu campes, alors ?

— Exact.

— Tes parents ne t'ont jamais emmené camper ? Ou inscrite aux scouts ? Et avec l'école, vous avez jamais fait une sortie camping, ou une bêtise du style ? Ou alors... Nan... T'es jamais allée en colo ?

Je secoue mon minois, les joues rosies par une pointe de honte.

— Rien de tout ça. J'avais des parents très occupés, et mon travail me prenait tout mon temps.

Naomi pose ses mains sur mes épaules, juste derrière moi. Je me raidis, prise de court. Pour autant, la pression me procure une chaleur que je ne soupçonnais pas. Son souffle chaud caresse ma nuque. Il traverse ma peau, m'électrise. Je sens mes poils se redresser. Tout doucement, mon envie de faire demi-tour se dissipe.

— Cherche pas Adam. Lola, c'est une Miss Travail. Tu vois Hermione, dans Harry Potter ? C'est elle, mais en plus occupée encore.

— C'est possible ? s'étonne-t-il, bouche bée.

— Ah, Ah, Ah, dis-je avec sarcasme.

Je me baisse pour m'extirper des bras de Naomi.

— Désolée, dit-elle. Mais tu n'as jamais pensé à lâcher prise, un peu ?

— C'est pas ce qu'on fait ? rétorqué-je. J'aurais jamais pensé me retrouver dans une forêt, sans technologie, avec deux personnes que je connais depuis peu.

— C'est pas faux, lâche Naomi en haussant les épaules.

— Qu'est-ce que t'as pas compris ? la taquine Adam.

Face à l'air confus de Naomi, exprimant son meilleur « Hein ? », je lâche un petit rire. Je remarque qu'Adam me sourit des yeux, fier de ne pas avoir balancé une référence à Kaamelott dans le vent. Malgré les supplications de Naomi, qui nous demande de lui expliquer, aucun de nous deux ne lui répond. Son insistance nous amuse tellement que je pars dans un fou rire, suivi d'Adam. Il rigole tellement que son sac à dos frémit sur son dos. Naomi l'insulte de tortue, mais la fin de sa phrase meurt dans nos éclats.

***

Seul notre feu de camp – sûrement illégal – et le bout ardent de nos cigarettes nous illuminent. Il fait tellement noir que les arbres derrière Naomi et Adam ressemblent à des silhouettes de monstres aux doigts crochus. Bon, j'exagère. Pour de vrai, je ne peux m'empêcher de penser à certains jeux de survie sur lesquels j'ai pu passer des heures, à camper et voyager au grès de paysages aussi variés que magnifiques, bien prostrée sur ma chaise gaming.

Là, je campe in real life, comme on dit. Et je dois avouer qu'être sans technologie n'est pas aussi dur que ce que je pensais. Assise sur une couverture, les genoux recouverts par une autre, je me sens bien. Il ne fait ni trop chaud, ni trop froid. Ma seule crainte du moment est qu'il pleuve pendant la nuit, mais selon les deux loustics, ce n'est pas prévu. J'espère qu'ils ont raison, sinon je les massacre à coups de canettes de bières vides.

Les yeux rivés sur ma brochette qui prend le feu, j'écoute les anecdotes de Naomi et d'Adam d'une oreille.

— Oh non, sérieux, elle t'a quitté ? s'insurge Naomi.

— Oui, répond Adam. Mais ce n'est rien, c'était le risque. J'ai été à terre durant deux à trois jours, mais maintenant, je me sens mieux. Ma vie est suffisante, et l'amour n'est qu'un bonus pour moi. De plus, nous commencions à beaucoup nous disputer, nous aurions fini par nous entre-tuer, je crois. C'est mieux ainsi.

Je lève la tête, complètement à côté de ce qu'il raconte. Pendant ce temps, Naomi pose une main sur son épaule et le couve d'un regard attendrissant. Ma main se serre sur ma brochette sans que je m'en rende compte. Qu'est-ce qu'il me prend ?

— Tu parles comme un vieux moine sans cheveux !

— Techniquement... dit-il en montrant sa tête chauve, les lèvres étirées par un large sourire. Je suis une sorte de Bouddha noir. On m'a déjà appelé Gandhi ou Martin Luther King, ahah !

— C'est pas un peu raciste, ça ? demandé-je.

Quand leurs regards se tournent vers moi, je me recouvre un peu plus du plaid avec ma main libre. Tout à coup, je me sens gênée de m'être incrustée dans leur conversation.

Lola, vous passez un moment agréable tous les trois. Tu n'es pas de trop. Ils discutent avec toi, pas sans toi, me souffle une petite voix dans ma tête. Malgré tout, je reste persuadée d'avoir eu un mauvais comportement. Mon anxiété due au contrôle refait surface. Je prends le temps d'inspirer et expirer un coup, sans les quitter du regard, pour remettre mes idées en place.

Pour toute réponse, Adam hausse les épaules.

— Je n'y fais même plus gaffe. Quand ça me touche, j'en rigole. Je suis même le premier à lâcher des énormités pour foutre les autres mal à l'aise, et j'y prends un malin plaisir ! En revanche, si ça touche ma sœur, je peux sortir les griffes.

— D'ailleurs, ça va, de son côté ? lui demande Naomi. Elle arrive à se faire une place dans le milieu du travail ? Peut-être que Lola pourrait la conseiller, me nargue-t-elle en me jetant un regard.

Je lève les yeux au ciel. Pourquoi se sent-elle obligée de me faire des piques ? Est-ce son type d'humour ? Il m'est difficile de ne pas le prendre personnellement. J'essaie de me reconnecter à ce que dit Adam. Même si ça parle de travail, un sujet encore compliqué pour moi en ce moment, je ne peux m'empêcher d'être curieuse de ce qu'il va raconter. Quand il s'exprime, je n'ai qu'une envie, c'est tendre l'oreille et m'endormir sur sa voix douce.

— Nadia galère beaucoup. Elle a même fait un test, récemment. Elle a refait un CV, sans sa photo et sans mettre son nom de famille en entier, pour voir si ça changeait de l'ancien. Bah figure-toi qu'elle a été recontactée en même pas vingt-quatre heures, après seulement deux envois... Alors que les précédents se sont soldés par des refus. Quand on me parle de racisme, les gens s'imaginent qu'on essuie au quotidien des coups, des insultes, que c'est d'une violence sans nom. En vérité, c'est plus banalisé que ça. Tout le monde est raciste, moi le premier, et chacun voit la vie sous son propre prisme. Le racisme est tellement banalisé qu'on ne le questionne presque pas.

Je l'écoute attentivement, la bouche entrouverte. J'étais loin d'imaginer que c'était aussi compliqué pour les personnes racisées de se faire une place dans le milieu du travail. Bien entendu, j'avais déjà lu des témoignages, mais ayant été entourée beaucoup de personnes blanches, ce discours m'est totalement inconnu. Je découvre la complexité du monde du travail d'un autre point de vue.

Silencieuse, je baisse le regard sur ma brochette cuite. Des souvenirs assaillent mon esprit : ces soirées où je rageais auprès de Diego sur Discord car je ne trouvais aucun travail, ces SMS que je lui envoyais pour lui partager un refus, puis un autre, et encore un autre. Je me suis tellement plainte que je n'ai pas une seule fois imaginé qu'il existait des situations aussi complexes, voire plus, que la mienne.

— Tout va bien, La ? me demande Naomi.

Je me rends compte qu'elle s'est rapprochée. Cette nouvelle me ravit plus que je ne veux l'admettre. En revanche, si elle m'envoie une nouvelle pique, je la taille en pièces.

— J'étais dans mes pensées. L'histoire de Nadia me fait un peu relativiser. J'ai peut-être été trop chiante avec mon entourage, à me plaindre, alors que...

— Je t'arrête tout de suite, dit Adam en levant son index. Chaque souffrance est légitime, tu as le droit de te plaindre si tu en ressens l'envie et le besoin. Ce n'est pas parce que ma sœur galère dans sa réalité que ça remet en cause la tienne. Nous traînons tous nos casseroles, OK ?

Je hoche la tête avec lenteur, tandis qu'un sourire s'affiche sur mon visage. La chaleur procurée par les flammes me lèche les joues, les mains, les pieds. Alors que Naomi se met debout, prête à nous raconter avec emphase son histoire de sacrifices de sorcières, je croque dans mon morceau de poulet.

Scratch. Adam ouvre une nouvelle cannette de bière, qu'il me tend. Je l'attrape, nos doigts se frôlent, et une nouvelle douceur emplit mon cœur d'un sentiment que je n'ai pas l'habitude de côtoyer : la gratitude.

Je me laisse emporter par l'histoire frissonnante de Naomi, ancrée dans cette soirée dont je me souviendrai toute ma vie.


☑️ Camper dans les bois, sans technologie, en se racontant des histoires autour du feu


Kaamelott est une série télévisée de fantasy humoristique, autour du mythe du roi Arthur, réalisée par Alexandre Astier.

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