Chapitre 11

2 ans et demi plus tôt

Quand je suis rentrée de mon weekend déroutant, j'ai entamé la liste. La fameuse. Celle que ma mère voulait absolument voir, maintenant qu'il était trop tard pour certaines choses. Genre, la soirée pyjama entre copines : c'est tout bête, mais la Lola de huit ans rêvait de pouvoir en faire chez sa meilleure amie de l'époque, et on le lui interdisait. Enfin... Il ne s'agissait pas d'un non catégorique.

Disons que ça finissait rapidement en situation gênante et que je me résignais à la fin. Pendant que ma mère insistait pour que je donne les coordonnées des parents de Marie – ma meilleure amie de l'époque – mon père, quant à lui, tenait absolument à me conduire et à venir me chercher. Alors que nous pouvions y aller en bus. Que c'était bien desservi. Et que je voulais juste RESPIRER. Mais ça, ils ne le comprenaient pas. Pas de numéro de la mère ou du père ? Hmm... Pas très rassurés, les parents. Tu nous indiques où tu es, hein ? Ah oui... t'as pas de téléphone à huit ans. On ne lui en donnerait pas un, ma chérie ? Non mon amour, Lola est trop jeune.

Des débats interminables qui me faisaient souffler et monter dans ma chambre illico presto le repas fini. Lorsque Marie m'invitait, je trouvais dix milliards d'excuses à chaque fois. Un sentiment de honte tapait dans mon ventre avec force. J'en devenais malade, ce qui rendait la plupart de mes mensonges vrais. Un jour, Marie s'est éloignée de moi, parce qu'elle a trouvé une copine qui répondait très souvent « oui » à ses soirées pyjamas.

Du coup, j'ai continué à faire des soirées pyjamas à la maison. Avec mon père, parce que ma mère restait tard à la galerie pour chérir son art aussi longtemps que possible. Du coup, avec Papa, on se matait des séries non recommandées pour les enfants de mon âge.

« C'est notre secret, d'accord ? » me répétait le padre. « Maman ne doit pas savoir que je te fais regarder Jurassic Park, sinon elle va devenir toute rouge et exploser. »

Comme je ne voulais pas que Maman explose, je me taisais. Ou alors je mentais. J'étais bien rôdée grâce aux stratagèmes imaginés pour Marie. Ceci dit, je nourrissais l'angoisse terrible de perdre Maman comme j'avais perdu Marie.

Il y a des rêves qui appartiennent au passé. Et ce passé ne peut changer. En outre, espérer une soirée pyjama entre copines à mes vingt-trois ans paraissait incongru. Pourtant... je l'ai noté. Ainsi que quelques idées qui me trottaient dans la tête. J'ai essayé de me replonger dans la Lola d'avant : elle écoutait tout le temps Demi Lovato – ou des musiques de jeux vidéos –, passait beaucoup de temps enfermée dans sa chambre à travailler pour les cours, jouait peu à cause des restrictions, rêvait déjà de faire sa vie comme gameuse professionnelle... J'ai griffonné tout ce qui me venait. C'était des ébauches, des bribes dont je n'étais pas sûre. Cette demande de Maman me semblait absurde.

Au bout de dix minutes, j'ai tout arrêté et me suis rendue sur mon ordinateur pour lancer un jeu solo. J'avais besoin de temps pour digérer tout ce qui s'était passé ce weekend.

***

DiegoNeill Aujourd'hui à 20:11

Lola ?

Nemesis Aujourd'hui à 20:11

Diego ?

DiegoNeill Aujourd'hui à 20:11

Comment tu vas ? Ce wk chez tes parents ?

Nemesis Aujourd'hui à 20:12

Imhotep 😊

Et toi, ton wk ?

DiegoNeill Aujourd'hui à 20:12

OK, j'espère que tu leur as transmis mon bjr alors ^^

Nemesis Aujourd'hui à 20:12

Ouais, tqt ^^

DiegoNeill Aujourd'hui à 20:46

T'es pas très bavarde ce soir... Tu veux que je vienne te voir ? ☹

Nemesis Aujourd'hui à 20:51

T'es cute mais ça va !

J'ai besoin d'être seule, un peu.

C'est pas contre toi, promis.

DiegoNeill Aujourd'hui à 20:52

OK...

Je suis là si t'as besoin, tu le sais !

Nemesis Aujourd'hui à 20:52

Je sais Didi tqt 💙

Juste envie de me vider la tête sur mon jeu, je te raconterai plus tard ^^

DiegoNeill Aujourd'hui à 20:55

Oki, courage Lolo !!!

Eh Lola... quand quelqu'un joue aux jeux vidéos pour oublier, on peut dire...

... qu'il se console !

Nemesis Aujourd'hui à 20:56

😭 😭 😭

Mékilécon !

DiegoNeill Aujourd'hui à 20:55

😇

***

Une nouvelle semaine a repris son cours. Une semaine chargée en travail. D'aucuns diraient que je me surcharge de travail toute seule – n'est-ce pas Diego et Alex ? – mais je ne supportais pas l'idée que mon travail soit fait à moitié. Oui, d'accord, M. Zigouri nous envoie une liste de tâches et il s'attend à ce qu'elle soit réalisée aux trois-quarts pour fin de semaine car lui-même a conscience que l'entreprise est très chronophage pour ses employés déjà.

D'ailleurs, pour certaines personnes, le rythme s'avérait compliqué. Loger sur son lieu de travail n'a rien d'évident, même si les choix logistiques faisaient tout pour que nous ayons des espaces distincts. Du moins, le mix entre vie privée et vie professionnelle avait un effet destructeur sur ces personnes-là. Moi, ça me boostait. J'étais très heureuse de me trouver non-stop dans une ambiance de productivité.

Enfin... ça me boostait. C'est ce que je croyais. Sans le voir venir, le travail s'est petit à petit immiscé dans ma vie privée. Avec mon sommeil léger et réparateur, je dormais déjà peu. Mais du coup, il m'arrivait de commencer plus tôt, finir plus tard et manger devant le travail sans que ça me pose souci. Quand Diego m'a signifié qu'il était interdit de manger dans les chambres, j'ai dû arrêter. J'avais trop peur des conséquences. Rebelle mais pas assez.

D'ailleurs, M. Zigouri a commencé à mettre des restrictions d'horaire sur les logiciels de l'entreprise et vérifiait de temps en temps qui était connecté, quand et à quelle heure. J'ai reçu quelques injonctions quand il a été découvert que je travaillais parfois le matin et le soir, sans m'être arrêtée la journée.

— C'est problématique, s'est enquis M. Zigouri en faisant les cent pas dans son bureau.

Assise, les mains sur les cuisses, je ne savais pas où me mettre. Du coup, je gardais la tête baissée, tel un chiot pris en faute après avoir mordillé le canapé.

— Vous risquez le burn-out, Mlle Sanchez. De plus, vous ne montrez pas le bon exemple. Je suis très satisfait de votre travail mais pas aux dépens de votre santé. Si vous continuez comme ça, je serais forcé de vous mettre en arrêt durant une ou deux semaines...

— Non ! me suis-je exclamée, les yeux ronds, avant de me raplatir sur ma chaise. Non, s'il vous plaît...

— Je dois vous paraître dur, mais c'est pour votre bien. Notre entreprise prône la productivité, oui, mais pas au prix que vous désirez lui octroyer.

— OK, je comprends. Je ferai plus attention. Pas plus que les huit heures indiquées par jour...

— Et seulement, je dis bien seulement, les tâches qui se trouvent dans la to do list fournie par mon assistante, ma chère. Votre travail supplémentaire est impeccable et apprécié, uniquement si vous le prestez durant vos heures de travail – dans le cas d'une tâche finie plus tôt, par exemple, si ça vous chante.

J'ai hoché la tête avant de me relever. Sa dernière phrase sonnait comme une fin de conversation. Toutefois, le grand patron s'est approché et a posé sa main sur mon épaule. J'ai frissonné. Non pas que je n'appréciais pas cet homme – que j'admirais même beaucoup – néanmoins, je ne lui avais pas donné l'autorisation de me toucher. Comme si mon consentement n'avait pas d'importance, parce qu'il était hiérarchiquement plus élevé que moi. Mes dents ont un peu grincé, jusqu'à ce que ma timidité prenne le dessus. J'ai senti mes muscles se détendre à mesure que ma docilité reprenait le dessus sur mon début d'insurrection.

— Ou alors... vous pouvez vous reposer. C'est tout aussi bien. Vous ferez disparaître ces cernes de votre si joli visage et vous serez moins débordée par le travail que nous vous fournissons. Est-ce que ça vous semble faisable ?

À nouveau, j'ai opiné. Puis je me suis éloignée du grand patron de Life Company avec politesse. Une fois dehors, je me suis massée l'épaule, la mine déconfite. Bien que j'adorais M. Zigouri et le vénérais comme un dieu sauveur – celui-là même qui m'a permis de sortir de ma situation dramatique de fin d'études ! –, la sensation de sa main sur mon épaule provoquait en moi des frissons désagréables. Une personne adorable ; un geste déplacé. Je ne savais plus quoi penser, où me situer et surtout je ne me sentais pas légitime dans mes ressentis.

Après cette discussion, j'ai relâché un peu la pression.

Pas le choix.

***

Gênée comme jamais, je n'ai pas osé croiser le regard de mes parents la fin de cette semaine-là. Je me souviens les avoir textoté en trouvant une excuse bidon. D'habitude, quand je disais avoir du travail, j'en avais vraiment. Là, en plus de me sentir honteuse de m'être faite réprimander par mon patron, je me sentais sale. Je leur mentais. En toute conscience. Alors que ma mère vivait une grossesse. Tout le monde sait qu'une grossesse se vit parfois difficilement.

Que j'étais loin du compte quand j'emploie le terme « difficilement »...

Putain, qu'est-ce que je regrette mon comportement de gosse pourrie gâtée. Qu'est-ce que je la claquerais bien cette Lola d'avant. Oui, toi. T'es là, tu joues sur ton ordinateur et tu ignores en conscience ces nouveaux SMS que tu reçois. J'te vois. Espèce de conne, bordel.

Prise dans mon jeu solo Fallout 4, je n'ai pas réagi aux messages laissés par mon père. Encore moins à ses appels. Au bout du troisième appel d'affilée, j'ai quand même daigné attraper mon portable pour lui répondre.

— Allô Papa, désolée de ne pas être venue le weekend pass...

— Lola, ma chérie, il faut vraiment que tu viennes !

— Que je vienne ?

— Oui... Au CHU de Liège ! Dépêche-toi, c'est très grave. Il y a un souci avec le bébé.

Quoi ? Pardon ? Tu répètes, s'il te plaît ? Papa ? PAPA ?!

Il a raccroché aussi vite que l'éclair. Aussi vite que j'ai enfilé ma veste et mes chaussures pour le rejoindre. Une fois sur place, je me suis rendue au numéro du couloir indiqué par mon père. J'ai atterri dans un cul-de-sac avec trois chaises d'attente.

Mon père se trouvait sur l'une d'entre elles.

Il s'est levé pour me serrer contre lui. Peu habituée aux contacts physiques, j'ai ressenti un frisson indescriptible. J'ai posé ma tête sur son épaule. Plus grande que ma mère et mon père, c'était souvent eux qui se réfugiaient dans mon cou.

Lorsqu'il a reculé, Papa m'a parlé avec beaucoup d'inquiétude dans la voix.

— Ta mama va très mal, ma cariña. Il va falloir être forte.

— Être forte ?

— Ils font tout pour la maintenir en vie...

Mon corps entier s'est affaissé. J'ai dû m'asseoir sur l'une des chaises. Tout à coup, le temps a ralenti, les médecins qui marchaient dans le couloir devenaient des silhouettes floues, les mots de mon père se perdaient dans le néant... Ses lèvres bougeaient mais je ne les entendais plus. Je ne percevais plus que les battements frénétiques de mon cœur.

Un cœur qui pulsait du sang à une vitesse phénoménale, tandis que deux s'arrêtaient au même instant. J'ai perdu un peu d'air. C'est vague. Je me souviens des lumières vives du couloir, des blouses blanches, du pull en cachemire de Papa, de son odeur de citronnelle quand il m'a serrée.

Mais, plus que tout, je me rappelle ces mots :

— Nous sommes désolés. Nous avons tout essayé pour les maintenir en vie.

Ils étaient désolés.

J'étais désolée quand je brisais un verre, bousculé par inadvertance. J'étais désolée quand mes mots dépassaient ma pensée, blessant quiconque m'approchait de trop près. J'étais désolée, tous ces moments où je faisais des bêtises et que ma mère attendait de moi une parfaite remise en question.

J'étais désolée quand je merdais. Eux étaient désolés... alors qu'ils n'étaient pas coupables.

La coupable était toute autre.

Je l'ai nommée « Dolorès ». Dolorès, qui veut dire « très enjouée et sociable », parce qu'elle n'avait pas le choix. J'avais déjà coché les cases « sérieuse et antisociale ». C'est ce qu'elle aurait dû être.

Mais elle ne l'est jamais devenue.

Parce que cette connasse a tué ma mère en l'entraînant dans sa chute. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top