Chapitre 1


3 ans plus tôt

À la sortie de l'école d'informatique, tout s'est déroulé très vite. Je m'en souviens encore. La cérémonie de remise de diplômes n'avait même pas débuté que, au cours d'une discussion avec un ami de mon cursus, j'ai découvert un type de fonctionnement particulier pour entrer dans le monde du travail.

— Eh Lola, tu devineras jamais ! m'a informé Diego avec son plateau du McDo encore en mains.

Il s'est assis, tout sourire, les yeux bleus pétillant d'excitation. Je n'ai pas pu décrocher mon regard de lui, tant il semblait s'embraser sous une joie que je lui avais rarement vue. On aurait presque pu voir ses cheveux sombres mi-longs virevolter dans le vent.

— Tu te souviens de mon dernier lieu de stage, là, Life Company ?

« La compagnie qu'il vous faut pour construire votre avenir », ai-je récité en rigolant. Ouais, je me souviens surtout de leur slogan tout pété.

— Lola ! s'est-il insurgé, une frite en bouche.

J'ai pouffé à nouveau en secouant la tête. Puis, face à son regard insistant, je me suis calmée et ai attrapé ma boisson pour siroter mon Coca. Diego en a profité pour m'annoncer sa grande nouvelle.

— Ils m'ont embauché !

Et là, j'ai failli recracher mon Coca. En vérité, je me moquais de Diego pendant notre période de stage parce que j'adore le taquiner mais son lieu de stage, s'il venait à se transformer en opportunité professionnelle, était l'endroit rêvé pour les jeunes travailleurs. Même si je ne connaissais pas les chiffres exacts, à cette époque, le salaire était énorme, et chaque travailleur nourri et logé sur place bénéficiait de nombreux avantages. Il existait quelques conditions, comme dans toute entreprise, néanmoins... Diego avait touché le gros lot : il allait travailler dans son domaine d'étude, toucher plus qu'un salaire normal afin de pouvoir mettre de côté et il n'aurait même pas à se soucier de trouver un logement, alors qu'à ce moment-là cette recherche hantait mes jours et mes nuits.

— Félicitations Diego ! ai-je presque crié d'engouement.

Au fond de moi, j'avoue tout : je le jalousais. Juste un peu. Mais Diego est mon ami depuis le début du cursus, et je ne compte plus le nombre de conneries que nous avons faites ensemble. Mon partenaire de crime, le frère parfois capricieux que je n'avais jamais eu. Alors je me suis montré la plus heureuse du monde possible pour lui, tandis que mon ventre brûlait de stress. Qu'est-ce que j'allais devenir, moi ? Aucun lieu de stage ne m'avait recontactée, encore moins les compagnies à qui j'avais envoyé un CV et une lettre de motivation de qualité. J'essayais encore de me persuader que j'étais tombée dans les spams ou qu'on avait perdu mes papiers imprimés – parce que oui je suis allée sur place à au moins cinquante endroits différents. Que ce soit éloigné ou à proximité, que cela se rapproche de mon domaine ou non, je n'avais eu aucune réponse. Bon, je suis mauvaise langue. J'en avais reçu quelques-unes quand même, et elles commençaient toutes par « Bonjour Mlle Sanchez, nous avons bien réceptionné votre demande d'emploi, toutefois nous sommes dans le regret de vous informer que... ». Cinq ans d'étude à l'Université pour en arriver là.

J'ai mordu dans mon Big Mac avec la sensation d'avoir perdu tout mon temps.

— Euh ça va ? m'a demandé Diego, perturbé face à mon mutisme.

— Ouais, ça va. Je pensais juste aux prochaines entreprises que je pourrais contacter et aux visites que je devrais effectuer pour déménager. Tout me paraît si compliqué... Mais on s'en fiche de moi, hein ? Et si on fêtait ta bonne nouvelle ce soir ?

Il a posé sa main sur mon épaule avec une petite grimace. Diego et moi ne sommes pas du tout amateurs de contacts physiques alors, parfois, quand l'un de nous veut rassurer l'autre, il pose sa main sur son épaule, la bouche tordue. J'ai esquissé un petit sourire, il a retiré sa main.

— Ouais on peut, seulement si t'en as envie et si toi ça va, m'a-t-il répondu.

Bien que toujours crispée – et pas que parce qu'on m'a touchée –, je me suis efforcée de finir mon repas. Quel mec adorable, Diego, quand même. Mais je ne pouvais pas lui refuser ça. Mon meilleur ami, mon frère, mon partenaire de devoirs et de triche – soyons honnêtes avec nous-mêmes, nous l'avons tous fait !

— T'inquiète pas, si je te le propose, c'est que c'est bon pour moi.

— Je vais juste rentrer au kot me changer, alors, m'a-t-il informé. On se rejoint où ?

Nos regards se sont croisés, une étincelle a jailli. Nous savions.

— Au meilleur bar de Liège, voyons. Comment oses-tu poser la question ?

***

Sous les lumières tamisées du Pot-Au-Lait, Diego et moi avons levé nos verres. N'ayant jamais été habituée à me mettre la tête à l'envers – d'ailleurs, ça ne m'était jamais arrivée pendant mes études malgré toutes les tentations –, je suis restée sur une Pécheresse, une bière sucrée au goût de pêche. Diego, lui, en était déjà à sa troisième Delirium. Ou quatrième, je ne sais plus.

Deux amis de l'école, Jeanne et Pierre, nous ont rejoint pour féliciter notre ami comme il se devait. En réalité, Jeanne était ma coloc et Pierre un pote de secondaire de Diego. En d'autres termes, je n'avais pas beaucoup d'amis, et ma vie sociale ne s'est pas améliorée durant mes études. Je ne compte plus les soirées et les nuits qui m'ont servi à réviser, travailler, coder. Au début, mes amis me proposaient des activités un jour sur deux. Lorsqu'ils ont compris qu'ils se heurteraient à des refus jusqu'à la fin de leurs vies, ils ont cessé.

— Eh bien, ça fait plaisir de te voir avec nous ce soir, m'a lancé Jeanne avec son éternel sourire Colgate.

J'ai hoché la tête, un fin sourire affiché sur les lèvres. Jeanne, c'était la définition même de la mannequin blonde dans la Une des magazines. Son corps, qu'elle sculptait à la perfection avec une alimentation équilibrée et des séances de sport, attirait souvent les regards. Dont le mien, soyons honnêtes. À côté, j'avais souvent la sensation de ne pas être à la hauteur avec ma peau aussi pâle que Dracula, mes longs cheveux bruns emmêlés malgré les innombrables coups de peigne et ces éternelles binocles posées sur mon nez. Une informaticienne clichée jusqu'au bout de ses ongles rongés.

J'ai bu une gorgée de ma bière. En silence, j'écoutais leurs conversations :

— C'est génial, nous avons tous été diplômés la même année, sans repêche ! a rappelé Pierre. Nous avons bossé comme des durs.

— En ayant copié pas mal de notes chez Lola, quand même, a ajouté Diego. Nous n'aurions jamais pu y arriver sans elle !

Jeanne a levé les yeux au ciel.

— Quand vous parlez de vos études de geek, je me sens à chaque fois exclue.

— C'est pas notre faute si t'as choisi de te diriger vers la bouffe.

Pierre lui a fait un petit coup de coude vicieux pour appuyer ses propos. Ma coloc l'a fusillé du regard avant de se réconforter sur sa boisson. Puis elle s'est repris et, les épaules en arrière, nous a sorti son fameux :

— Déjà, être nutritionniste, ce n'est pas qu'étudier la nourriture...

— Oh non, elle recommence ! Tous aux abris ! a crié Diego avant de quitter son siège.

En réalité, il s'agissait d'un prétexte pour retourner au bar commander une autre tournée.

— Quelle mauvaise foi ! a pesté Jeanne.

— On te taquine, tu sais bien, lui a dit Pierre avec un petit sourire adorable.

Le genre de sourire qu'on voit dans les films d'amour niais. À cet instant précis, je me suis souvenue pourquoi je préférais travailler sur les écrans que voir des gens : un aspect me semble moins complexe que l'autre. Je me sens beaucoup plus en phase avec moi-même quand mes doigts frôlent le clavier et qu'une série de codes n'attend que moi pour m'occuper d'eux. On ne va pas se mentir, c'est beaucoup plus simple.

Pierre et Jeanne, c'est à n'y rien comprendre. Ils sont à la fois si différents et si similaires, ils se lancent des piques, font beaucoup de choses ensemble, que Diego et moi sommes présents ou non. Bref, il était évident à l'époque qu'ils en pinçaient l'un pour l'autre mais qu'aucun n'osait l'avouer, depuis toutes ces années.

Alors que mon regard se perdait sur les décorations et peintures psychédéliques du Pot-Au-Lait, je me suis pris à imaginer la personne idéale. Bien vite, mes pensées se sont métamorphosées. Il me fallait un emploi, un logement, une vie stable. Après, seulement, je pouvais imaginer l'éventualité de rencontrer quelqu'un. Enfin... si ça rentrait dans mes objectifs professionnels. Mes doigts se sont crispés. Je détestais l'idée de ne rien faire de productif. Il me restait tellement de CV à envoyer...

— Et toi, Lola, tu en es où maintenant que tu as eu ton diplôme ? m'a demandé Pierre, m'arrachant à mon début d'angoisse.

— Euh...

— Bah ouais, je suis triste, a dit Jeanne. Tu vas partir, on ne sera plus aussi proches qu'avant... J'espère que tu ne seras pas trop loin, qu'on ait le temps de profiter un peu plus. Puis, vu que je serai diplômée cette année seulement, je pourrai commencer à te créer des recettes adaptées à toi pour m'entraîner avant la vie active !

Jeanne étant plus jeune que nous, il lui restait à terminer sa dernière année avant de se retrouver dans ce vaste océan endiablé qu'est la vie. J'avais envie de lui dire de profiter, de se complaire dans cette insouciance avant de me souvenir que, moi-même, je me laissais rarement aller. J'ai gardé ces mots enfouis dans ma gorge. Ils étaient malvenus.

— Tu sais, pour l'instant, je ne sais pas trop où je vais, ai-je avoué. Je ne sais même pas où je travaillerai, encore moins où j'habiterai. Diego a eu sa place chez Life Compagny, Pierre se lance comme indépendant...

Et moi j'étais nulle part.

— Pourquoi ne pas te lancer comme indépendante ? a proposé Pierre avec un haussement de sourcils.

— Non.

On aurait pu voir une poker face à la place de mon visage. Je crois qu'il m'a proposé cette idée autant de fois qu'il m'a invité à sortir.

— Roh... Tu sais même pas ce que tu veux !

— Bien sûr que je sais. Justement, c'est bien ça le problème. Des fois, il ne suffit pas de vouloir, Pierre. Je n'ai pas de chance, voilà tout. Ne gâchons pas cette soirée, elle est à Diego.

Mon meilleur ami en avait justement profité pour revenir à ce moment-là. Il nous a fixés, sourcils arqués, incapable de savoir comment réagir. Puis, il s'est tourné vers moi :

— Je t'ai pris une pécheresse, ma queen. Suis-moi. (Il s'est tourné vers les autres). On revient, ne vous roulez pas trop de pelles en notre absence !

Nos deux amis, pivoines, ont bégayé comme jamais, tandis que Diego me tirait dehors.

Le soleil avait laissé sa place à la lune, et mon verre s'était déjà imprégné du froid. J'ai bu une gorgée, ne sachant pas trop quoi dire.

— Que se passe-t-il, Lola ? Tu as l'air triste et frustrée...

J'ai haussé les épaules.

— Parle-moi, s'il te plaît... Je suis là, tu sais ?

Un soupir m'a échappé. J'ai mordu ma lèvre, honteuse et rongée par la culpabilité.

— Je sais que tu es là. Seulement, je... Je suis perdue. Pierre et toi, vous sortez des mêmes études que moi, et j'ai cette sensation de ne pas parvenir au bout de mes objectifs, que je suis à la traîne malgré tous mes efforts. D'un côté, je suis très heureuse pour vous, vraiment, et d'un autre côté... bah j'aimerais être à votre place aussi...

J'ai eu du mal à trouver les mots, et plus ils affluaient, plus je me sentais égoïste. Les larmes me sont montées aux yeux. En général, je pleure peu – pour ne pas dire presque jamais –, sauf quand ça touche le domaine professionnel, mon avenir tout entier. Il m'a fallu une demi-seconde pour les interrompre. Je refusais de gâcher la soirée de Diego.

— T'es content ? ai-je soufflé. On peut rentrer ? Je préfère qu'on s'amuse. Tu le mérites, Pierre le mérite. Vous avez bossé dur, vous aussi, pour en arriver là.

Mon ami a soupiré, puis m'a tendu une carte, les lèvres plissées. J'ai froncé les sourcils, confuse comme jamais, avant de l'attraper. Sur le recto se trouvait Life Company, imprimé en lettres capitales et sur le verso l'adresse du lieu accompagnée d'un petit message : « Rendez-vous vendredi 9 septembre à 9h30 ». Mon cœur a fait un bon. Puis j'ai secoué la tête. C'était sûrement ainsi qu'on lui avait annoncé la nouvelle pour son engagement.

— Tu me montres cette carte pour quelle raison ? ai-je demandé en lui rendant. Pour me faire comprendre que si tu as pu y arriver, moi aussi ?

— Est-ce que t'as lu correctement ?

J'ai penché la tête sur le côté. Il n'avait même pas levé la main pour récupérer son dû. Sous son regard inquisiteur, j'ai mieux examiné la carte avant de le voir. Mon nom en toutes lettres, Sanchez, suivi de mon prénom, Lola. Une Lola Sanchez dans les contacts de Diego, il n'y en avait qu'une.

Mes yeux humides ont rencontré les siens, à la fois confus et excités.

— Je voulais attendre demain pour te l'annoncer mais j'ai réussi à négocier un entretien d'embauche pour toi. Vendredi, 9h30, pointe-toi dans la tenue la plus classe, récite tes plus belles qualités auprès de Monsieur Zigouri, le patron, avec autant de verve qu'un farm sur League of Legends, et sors de ce bureau avec un badge de chez Life Company.

Le ventre noué de surprise, j'ai retenu un cri de joie. Je ne parvenais pas à y croire. Diego... Diego avait fait jouer ses relations auprès de son employeurs ou ses collègues plus hauts placés... pour moi ? J'ai serré la carte tellement fort que mes doigts se sont engourdis. Un sourire en coin a étiré ma lèvre.

— Et si je sors sans badge ?

— Alors il faudra try hard ton jeu pour éviter de te ramollir, ma vieille.

Mon corps s'est relâché d'un coup, alors que nous rigolions. Nous sommes rentrés, et j'ai passé le reste de ma soirée à flotter sur un nuage.  

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