Orion


Elle retira sa combinaison dans le sas.

La porte se referma derrière elle, comme à chaque fois qu'elle entrait dans la zone de vie.

Oculus avait construit son vaisseau à partir des tous derniers modèles imaginés par les humains de la Terre avant leur extinction. Il l'avait aménagé ensuite selon son gré, laissant à certaines pièces une utilité discutable.

Aléane alla jusque dans ses quartiers – même si tout le vaisseau lui était ouvert, il y avait ces quelques salles destinées uniquement à elle. Dont une avec un grand miroir. Elle s'y regarda. Ses mains tremblaient encore, fébrilité due à l'attaque à laquelle elle venait d'assister.

À chaque entorse au climat général de silence et de calme qui régnait dans la galaxie, c'était une de ces machines cinglées qui se manifestait, et à chaque fois, elle en gardait un très mauvais souvenir. Le retour de la vie dans la galaxie, ce serait cela : des combats perpétuels, au niveau microscopique, macroscopique, entre les microbes, entre les titans. Il ne fallait pas se voiler la face.

Oui, qu'est-ce qui était le mieux, en fin de compte ? Et par dessus-tout, pourquoi Oculus recherchait-il la vie, pourquoi l'avait-il recréée ? Pourquoi Aléane existait-elle, s'il valait mieux qu'elle n'ait jamais existé ?

Son reflet lui renvoya ses propres questions. Elle avait les cheveux et les sourcils blancs, totalement dépigmentés. C'était une mutation fortuite qui s'était propagée dans certaines populations humaines, peu avant la guerre, due à des expériences génétiques. Le résultat n'était pas terrible, et en tout cas, il la faisait, elle, différer un peu des êtres humains qu'elle voyait dans la plupart des archives.

Erreur d'Oculus quand il avait construit son génome, ou bien acte délibéré de sa part, pour qu'elle se sente différente ? Différente de quoi pouvait-elle se sentir, en tant que le seul être humain de tout l'univers ?

« La vie est-elle une galerie de monstres ? »

Comme les humains et les koriens, chacune des deux espèces regardant l'autre avec un mélange de fascination et de dégoût ; chacune pour l'autre un monstre, dans la proximité et les différences de leur conformation biologique et de leur mode de vie.

« Aléane », dit Oculus, et cela la surprit.

Elle eut peur qu'il eusse écouté ses pensées.

« Pourras-tu rejoindre la salle d'interface ?

– J'arrive. »

La tenue qu'elle portait tous les jours était en fibres intriquées avec des nanomachines. Celles-ci, en contact avec l'interface de son cerveau, changeaient parfois de couleur selon son humeur, ce qu'elle n'avait jamais désactivé. Aussi avaient-elles maintenant adopté le gris.

Elle retira les doublures de semelles collées à ses pieds, importantes lorsqu'elle avait sa combinaison d'extérieur mais inutiles dans le vaisseau, et marcha dans le couloir jusqu'à la salle de contrôle avec l'impression rassurante d'être pieds nus, même si elle marchait sur des nanorobots.

Elle regarda les écrans. Plus aucune image de la planète, comme si elle était déjà oubliée.

« Tu viens d'avoir vingt et un ans, dit Oculus dans ses écouteurs. Il y a une heure, lorsque tu était sur la planète, tu as eu exactement vingt et un ans depuis l'instant où j'ai finalisé ta toute première cellule.

Elle pensait avoir eu son lot d'émotions pour la journée, et cette annonce la frappa d'autant plus fort.

– Et alors ?

– Installe-toi, je dois maintenant t'expliquer un certain nombre de choses.

Aléane prit place mécaniquement dans l'un des sièges – il y en avait quatre, un reliquat des plans sur lesquels avait été construit ce vaisseau et qui ne prévoyaient pas qu'il n'aurait qu'un seul passager.

– Nous ne sommes pas ici par pur hasard, commença Oculus.

– C'est-à-dire ?

– Nous nous trouvons sur le chemin en ligne directe vers la toute première planète sur laquelle les astronomes humains, aux tout débuts de l'ère spatiale, ont confirmé l'existence d'une vie extraterrestre.

– Et alors ? Cette planète a été aussi irradiée par les Pacificateurs, non ?

– Détends-toi, Aléane, s'il te plaît. »

Il afficha une image sur un écran. C'était une vieille image d'archives. Elle n'était qu'en deux dimensions. On y voyait une structure en forme de tube cerclé de plusieurs anneaux, autour de laquelle naviguaient une flottille de petits appareils. Un vaisseau en construction.

« Cet appareil se nomme Orion, dit Oculus, et il a été construit entre l'an 6130 et l'an 6147 sur Terre. C'était le premier vaisseau destiné à mener des êtres humains au-delà du système solaire.

– Pourtant...

– Pourtant, oui, les voyages superluminiques n'existaient pas à cette époque.

– C'est un vaisseau infraluminique ?

– C'est l'un des meilleurs vaisseaux infraluminiques jamais construits, particulièrement ingénieux dans sa catégorie. Ses moteurs étaient capables de le mener à 99 % de la vitesse de la lumière.

Aléane croisa les bras.

– Ils ont vraiment fait ça ?

– Les terriens étaient enthousiastes d'avoir découvert une planète portant la vie à l'extérieur du système solaire. Ils ont donc envoyé une expédition sans possibilité de retour, sur ce vaisseau, dans le but d'établir l'humanité sur cette autre planète, et de sauvegarder sa mémoire.

– Quand le vaisseau devait-il arriver ? Combien de temps devait durer son voyage ?

– Pour les passagers, le voyage ne durait pas plus de dix années. Une cryogénisation, comme cela se faisait très bien à l'époque, leur suffisait.

– Et dans le référentiel de la galaxie ? Atteindre une telle vitesse...

– Comme tu le sais, et comme les humains le savaient depuis la relativité restreinte au début du XXe siècle, se rapprocher de la vitesse de la lumière conduit à une contraction des durées dans son propre référentiel. En conséquence, dix ans pour les passagers du vaisseau étaient en fait cent mille pour l'extérieur.

– Tu veux dire que...

– Le vaisseau a normalement terminé sa phase de décélération. Il est quasiment arrivé à sa destination. Les passagers doivent être déjà en train d'être réveillés. D'ici quarante-huit heures, le système informatique aura terminé les tests d'usage et ils seront tous debout.

Aléane s'arracha à son siège et s'approcha de l'écran.

– Tous les humains sont morts, dit-elle.

– La vie est morte dans la galaxie, jusqu'à ce que cet appareil sorte de sa phase de vitesse quasi-luminique. Maintenant, de facto, la vie existe de nouveau, et tu n'es plus la seule humaine dans la galaxie.

– Mais les Pacificateurs...

– Les Pacificateurs n'étaient pas programmés pour tenir compte de ce genre de situation. En l'an 10 000, tout le monde avait oublié cette expédition. La Terre était passé par différentes phases politiques difficiles qui avaient allégé sa mémoire. J'ai moi-même mis du temps avant d'apprendre l'existence d'Orion dans mes archives.

Bouche bée, Aléane répéta :

– Je ne suis pas la seule humaine dans la galaxie.

– Orion transportait à son bord vingt-neuf humains, quinze femmes et quatorze hommes, plus dix mille embryons congelés, suffisamment de matériel génétique pour mettre sur pied une colonie humaine stable. Ainsi que de nombreuses espèces vivantes de la biosphère terrestre.

– Mais c'est extraordinaire. La vie n'a pas été détruite. Pourquoi...

– Tant que ce vaisseau était en voyage, il était inatteignable. La vie était donc effectivement détruite. Maintenant, elle ne l'est plus.

– Tout ce temps, tu attendais le retour de ce vaisseau ?

– Non. Je ne l'attends que depuis quelques milliers d'années.

– Mais alors...

Elle parlait dans le vide, et la voix de Oculus était comme distante, tandis que ses pensées enflaient, océans sombres dans lesquels elle menaçait de perdre pied, de se noyer.

– Pourquoi suis-je là ?

Ne lui laissant pas le temps de répondre, elle s'écria :

– Pourquoi m'as-tu créée ?

La tension qu'elle accumulait se libéra ; elle écrasa son poing contre l'écran, si fort que certains des nanorobots qui recouvraient son corps, accourus sur sa main pour la protéger du choc, tombèrent au sol, poussière microscopique qui se mit aussitôt en mouvement pour rejoindre ses pieds. D'autres avaient été enfoncés dans une entaille apparue sur sa main, dessinant quelques lignes grisâtres par-dessus le sang.

– Je ne saurais pas te fournir de réponse complète, dit Oculus.

Aléane s'agenouilla et posa un doigt au sol, sur lequel les nanomachines remontèrent pour s'inclure à nouveau dans l'ensemble. Elle respira profondément.

– Tu connaissais déjà l'existence d'Orion au moment où tu m'as créée. C'est donc lui qui t'a motivé pour ça. C'est évident. C'est pour Orion que tu m'as créée à partir de rien. Ma question est : pourquoi, précisément ? Pourquoi avais-tu besoin d'un être humain ?

– Si je répondais à cette question, je dirais que j'avais besoin d'un intermédiaire pour m'adresser aux êtres humains qui sont sur Orion. Je t'ai éduquée en ce sens, Aléane. Tu parles leur langue, pas celle des hommes du dixième millénaire, tu connais en grande partie leur manière de penser, tu as appris de toutes les archives que je t'avais données.

« Mais la vérité est que je te t'ai pas créée par pur besoin.

– Pourquoi, alors ?

– Veux-tu que je te rappelle l'histoire de ce système qui avait fini par prendre le contrôle sur l'humanité ? Omni ?

Ces derniers temps, Oculus semblait particulièrement obsédé avec ça. Une sorte de démon, une voie du Mal à ne pas suivre. Et cela s'accordait parfaitement avec son problème d'identité divine. Aléane comprenait de mieux en mieux pourquoi il en parlait.

– Il était si immensément intelligent qu'il parvenait à se comprendre lui-même dans les moindres détails. Ceci, je n'en suis pas capable. Il me manque une partie de cette compréhension. Je ne sais pas tout. Je ne saurais t'expliquer les causes profondes de toutes mes décisions. »

Aléane retira ses deux écouteurs et sortit de la pièce.



Elle resta un certain temps enfermée dans ses quartiers.

Enfermée n'était pas le bon terme, car il n'y avait pas de porte dans la zone de vie. Pas de barrière physique entre elle et le reste du vaisseau, une continuité dans ces espaces silencieux. En revanche, dans sa tête, elle était seule, volontairement coupée de tout.

Elle rêva de la dernière planète sur laquelle ils s'étaient rendus. Le désert aride, implacable. Le sursaut de vie qui ne s'était réalisé que dans un acte de violence, et la mort.

Elle rêva aussi d'êtres humains.

Qu'importe le comportement qu'avait eu Oculus. L'important, désormais, était qu'elle rencontre et retrouve ses semblables. Il fallait qu'ils recréent la vie dans la galaxie. Il fallait qu'ils tournent une page de l'Histoire.

Peu importe l'Histoire, d'ailleurs. S'il y avait bien une chose à faire, c'était retrouver d'autres humains. Mais elle ne le ferait pas pour Oculus. Oculus lui faisait peur, désormais, et dans certains de ses rêves les plus sombres, il était apparu, figure indistincte dont elle reconnaissait la voix, pâle fantôme qui lui murmurait des paroles douces et dont elle sentait l'oppression invisible.

« Je suis content de te voir de retour, dit Oculus lorsqu'Aléane entra dans la salle d'interface.

Sans répondre, elle regarda les images.

Ils se trouvaient dans un système pourvu de sept planètes. Orion, sorti depuis longtemps de sa phase quasi-luminique, avait pris une trajectoire optimale pour rejoindre la troisième planète tellurique, ce qui ressemblait à une manœuvre automatique. Les passagers étaient-ils réveillés ?

Aléane regarda de plus près. 1,1 masses terrestres. Beaucoup d'eau, surtout. Pas de trace de vie, en apparence. Un Pacificateur dans les parages.

Il y avait aussi l'épave d'une station spatiale humaine datant du dixième millénaire. Elle semblait totalement morte, ayant fini par se rompre ; une partie avait déjà dû quitter l'orbite et s'écraser sur la planète, le reste maintenu là par un pur hasard.

Enfin, des débris sur quelques orbites, dont le nombre suggérait que la planète avait abrité une petite colonie humaine.

Aléane sourit ironiquement. Les chemins du destin ne manquaient pas de piquant. Les explorateurs de l'an 6000 ne pensaient certainement pas que d'autres humains les avaient précédés, et avaient eu le temps de fonder une communauté, de vivre, et de mourir.

« Veux-tu parler ? Demanda Oculus.

Non, pensa-t-elle.

– Penses-tu qu'ils sont réveillés, à présent ?

– Le vaisseau a terminé son voyage et il orbite depuis maintenant vingt-quatre heures. D'après les ondes qu'il émet, il doit être en train de scanner les débris. Je pense que les humains sont réveillés et qu'ils réfléchissent maintenant à la suite des opérations. Descendre tout de suite sur la planète ou explorer les débris spatiaux.

– Je dois y aller, dit Aléane. C'est le moment. Je ne veux pas attendre qu'ils descendent. Nous ont-ils vus ?

– Je n'ai pas caché notre vaisseau. Oculus est d'une assez grande taille pour qu'ils nous aient vus, même si nous ne sommes pas en orbite autour de la planète.

Aléane croisa les bras.

– Peux-tu nous mettre sur la même orbite, et préparer une fusée pour que je les rejoigne ?

– Tu ne veux pas attendre ?

– Qu'est-ce qu'il y a à attendre ?

– Je peux essayer de leur envoyer des messages.

– Tu as déjà essayé, je suppose.

– Oui.

– Ont-ils répondu ?

– Non. Je crois qu'ils ne captent pas les ondes que j'émets. Ils doivent avoir leurs propres fréquences, et ne pensaient certainement pas avoir à en capter d'autres – en fait ils ne pensaient pas rencontrer une autre intelligence. S'adapter devrait leur prendre un peu de temps.

– En tout cas ils ne pensaient pas que ce serait une intelligence utilisant une technologie proche de la leur.

– Je te prépare ton matériel, Aléane. Je te regarderai. Sois prudente. »

Elle n'avait pas envie d'être prudente. Elle avait simplement envie de quitter Oculus. Cette envie était plus forte que l'appréhension de l'inconnu.

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