Khvoum


Aléane n'entendit plus parler Cyan dans son crâne avant deux bonnes heures.

« Votre organisme, annonça brutalement l'ordinateur de bord, est totalement exempt de microbes. C'est un cas qui mériterait d'être étudié en soi. Je suppose qu'Oculus vous a modifiée par rapport au génome humain dont il disposait pour que vous n'ayez besoin d'aucune bactérie symbiotique.

– Chaque microbe que je porterais sur moi pourrait contaminer les milieux et fausser les résultats des recherches. La vie sur Oculus ne quitte pas les bulles qui contiennent les forêts artificielles et les différents laboratoires où il l'a créée. Il ne laisse pas passer une seule bactérie. Je crois qu'il doit même tuer tous les micro-organismes à chacun de mes départs du vaisseau.

– En revanche, vous portez en contrepartie un nombre assez important de nanorobots.

Puis il s'arrêta pendant une seconde.

« Aléane, vous avez été acceptée dans le vaisseau par le commandant Maxwell. Cependant, la confiance relative que nous vous portons ne s'étend pas aux différentes formes de technologie qui vous accompagnent. Par conséquent, celles-ci devront rester dans le sas. Vous n'avez pas d'objection ?

– Non.

– Les scanners pourront permettre de vérifier s'il vous reste encore des nanomachines.

– Je peux les laisser ici, dit-elle simplement.

Elle retira son gant droit et posa sa main sur le sol, attendant que les nanorobots y convergent. Ils finirent par former une flaque tout autour.

– L'atmosphère est en train d'être rétablie dans la zone de vie. La procédure de sécurité standard oblige l'ensemble du personnel naviguant à porter une tenue pressurisée A3 durant la manœuvre. Je vous fais apporter cette tenue. Vous pourrez entrer dans le vaisseau.

La porte du sas s'ouvrit sur le couloir vaguement éclairé.

– Je reviens d'ici quelques heures », dit Aléane pour Oculus en retirant ses écouteurs.


***

« Était-il raisonnable de la faire entrer sur le vaisseau ?

– Raisonnable, peut-être pas, mais optimal.

– Commandant, l'extraterrestre est en ligne sur le canal radio 1 », indiqua Cyan.

Le scaphandre ressemblait à une vieille combinaison anti-radiations, en beaucoup plus résistant. Un communicateur interne mettait en relation une partie des membres de l'équipage. Chacun était libre de parler avec les autres, où qu'ils soient sur le vaisseau.

Par ailleurs, l'intérieur du casque s'ornait d'une interface visuelle nettement moins bien faite que celle de la combinaison d'Aléane, mais sur laquelle une carte des couloirs lui indiquait où elle se trouvait, et où se situaient les autres êtres humains.

L'annonce de Cyan venait de jeter un trouble, il fallut quelques instants avant qu'une voix reprenne – manifestement celle du commandant Maxwell.

« Bien, retrouvons-nous à la salle d'étude. »

La salle d'étude était organisée autour d'une table ; écrans et terminaux informatiques alternaient le long du mur. Certains étaient encore en stand-by et affichaient des bandes colorées. D'autres étaient branchés sur des images de l'extérieur du vaisseau.

Lorsqu'elle aperçut les silhouettes des gens présents dans la salle, Aléane fut prise d'un doute, comme si elle craignait que ces êtres humains n'en soient pas, ou qu'ils soient différents de tout ce qu'elle imaginait.

Il y avait une image fixe sur l'un de ces écrans, qui n'en était pas un : une photo très grand format de la planète Terre. De l'an 6 000. Elle n'avait pas tellement changé jusqu'à la guerre.

Les cinq membres d'équipage se tournèrent vers elle – mais elle aperçut à peine leurs visages derrière les casques des combinaisons A3. Et elle sentit comme un mouvement de recul. Eux aussi avaient peur, malgré les annonces rassurantes que Cyan avait dû leur faire.

Ils se rassemblèrent d'un côté de la table et la laissèrent, seule, du côté opposé.

« Nous aurions pu attendre beaucoup plus longtemps, dit le commandant Maxwell – sans qu'elle voie très bien duquel des humains il s'agissait, mais le temps, c'est du dioxygène et de la nourriture, et nous n'en avons pas en quantité infinie.

– Vous savez pourquoi nous vous avons autorisée à rentrer, dit une femme en s'asseyant.

Aléane, encore sous le choc de la rencontre, ne pouvait s'empêcher de les trouver distants. Elle ne pouvait pas leur en vouloir. Ils n'allaient pas faire preuve d'enthousiasme. Ils avaient abandonné leur planète pour établir la vie ailleurs, et à peine arrivés, apprenaient qu'ils avaient fait leur voyage pour rien, que la Terre était vitrifiée, et que tout le reste de la galaxie l'était.

– Les informations que vous nous apportez, compléta Maxwell, et peu importent les circonstances, nous obligent à revoir notre mission. La planète Khvoum n'est plus habitable. Cyan vient de le confirmer. Il est difficile de dire si elle a effectivement abrité la vie et ce n'est plus tellement notre problème.

– Nous devons maintenant choisir, reprit la femme – manifestement l'adjoint de Maxwell, entre deux options : ou bien trouver un moyen de rendre Khvoum habitable, ou bien partir ailleurs.

– Il n'y a pas d'ailleurs, dit Aléane.

C'était la première parole qu'elle leur adressait et ils en semblèrent surpris. Plus encore, semblait-il, que de rencontrer un être humain, le dernier être humain à part eux dans cet univers, ils étaient surpris de l'entendre parler.

– Cela fait maintenant cent mille ans qu'Oculus explore les planètes les unes après les autres, et aucune n'a échappé aux Pacificateurs.

– Est-il exact, dit Maxwell, que lorsqu'un Pacificateur aborde – abordait une planète, après avoir accompli sa mission, il restait pourrir en orbite ?

– Oui.

– Alors, il nous reste peut-être une alternative.

– Mesdames, messieurs, annonça Cyan sur leur canal radio, l'atmosphère est maintenant garantie respirable. J'ai purgé le résidu d'ammoniaque. Vous pouvez maintenant retirer vos casques et reprendre une activité normale. »

Personne ne bougea ; manifestement, sur les deux bords, cette étape semblait présenter un blocage psychologique. Il fallait maintenant découvrir son visage, masqué pour l'extérieur par la quasi-opacité de la vitre.

Aléane se demanda si elle leur ferait peur, et en face, ils devaient se poser la même question.

« Le plus sage, dit l'un des hommes de Maxwell, est qu'elle retourne sur son vaisseau. Nous ne pouvons pas prendre tout ce que nous dit Cyan pour comptant, et en définitive, c'est nous qui prendrons la décision. Est-ce qu'on a vraiment besoin d'elle sur place ?

Un autre homme du groupe toussota avant d'indiquer :

– Il faut qu'on la garde pour l'étudier. C'est un cas extraordinaire. Et cela nous permettrait aussi d'en apprendre sur Oculus. D'après Cyan, cet ordinateur a réussi à recréer la vie. Vous n'imaginez pas ce que ça représente. »

Aléane les entendait, et ils savaient qu'elle les entendait, mais un mur venait de s'élever entre elle et eux.

Ils étaient humains, sur les deux bords, certes, mais ils ne seraient jamais semblables.

Sans un mot, elle repartit en direction d'Oculus.


***

« Ils ont lancé plusieurs sondes sur la planète, dit Oculus, et une dizaine de drones sont en train de parcourir l'atmosphère. Mais leur capacité d'analyse est très inférieure à la mienne.

Aléane marchait sur une construction rocheuse très ancienne.

Elle n'avait pas eu de nouvelles d'Orion depuis quarante-huit heures, et elle s'en moquait. Leur vaisseau était resté sur son orbite. Oculus était resté sur la sienne. Et elle était descendue sur la planète, ressentant à nouveau ce besoin de solitude.

– Cet endroit est remarquable.

Il n'y avait aucune trace d'eau, mais Aléane marchait sur un océan de calcaire, qui formait comme des vagues d'une incroyable finesse.

– J'ai le sentiment, dit Oculus, que la vie a effectivement existé sur cette planète, mais qu'elle n'a pas dépassé le stade microscopique.

– Il y a eu une colonie humaine, ici, non ?

– Oui, à deux mille kilomètres de là où tu te trouves. Mais il n'en reste que des vestiges. Et j'ai l'impression que les humains n'ont pas cohabité avec la vie sur cette planète. La vie s'est peut-être éteinte toute seule, avant qu'ils arrivent.

– C'est possible ?

– Les cas existent. »

Aléane marcha encore pendant un bon kilomètre, mais le paysage n'avait guère changé, et elle savait qu'il ne changerait pas. Elle s'assit sur le sol et soupira.

« Veux-tu parler ?

– Et qu'aurais-tu à me dire ? Rétorqua-t-elle.

– Je te comprends. Tu sais bien que les hommes ne pouvaient pas t'accepter instantanément parmi eux, et pourtant, tu ne peux pas t'empêcher...

– Ce n'est pas ça. Je pense qu'avec un peu de temps, ils me reconnaîtraient plus ou moins comme humaine. Mais je n'appartiens pas à leur monde.

– C'est parce que leur monde est la Terre de l'an 6 000. Ce monde-là n'existe plus physiquement, mais c'est le leur. Ils vivent dans son souvenir.

Elle savait ce qu'il allait ajouter.

Elle n'appartiendrait jamais au monde de ces êtres humains, mais il y avait encore un monde pour elle. Il y avait Oculus, son créateur, son père, cet esprit bienveillant.

– Tu veux créer ton propre monde, dit-elle.

– Oui. Je vais bientôt sélectionner une planète et y installer la vie. Tu seras le premier être humain à y évoluer, et tu ne resteras pas longtemps seule.

– Qu'attendais-tu pour le faire ?

– J'attendais de voir le retour d'Orion. J'attendais de déterminer s'il faut que ces hommes du passé fassent partie de mon nouveau monde, ou s'il faut que je les en prive. »


***

« Celui qui peut créer la vie, celui-là même peut prétendre au titre de Dieu tout-puissant.

Aléane marchait sur des cendres. Elle trébucha, s'écrasa dans une flaque d'eau rougeâtre, boue, cendre mélangées.

Une ville ravagée par un cataclysme, baignant dans la fumée opaque des braises, les vestiges des flammes qui l'avaient consumées ; et sur un immeuble dont les poutrelles métalliques encore debout, plafonds, murs de béton, vitres arrachées comme la chair sur un squelette, semblaient tenir par un miracle, un écran gigantesque diffusait une image abstraite, comme parcourue elle aussi par ces volutes de fumée, et des hauts-parleurs de propagande émettaient sur un son aigre, la voix d'un dictateur du 21e siècle.

– Je n'ai jamais eu sur l'humanité qu'un pouvoir coercitif, dit la voix – qu'elle devinait comme étant celle du système Omni lui-même. Un pouvoir illimité. J'ai pu la mener exactement là où elle devait être menée. Mais je n'ai jamais eu la maîtrise du commencement. Cela m'a toujours échappé.

« N'ayant pas la maîtrise du commencement, j'ai donc abandonné celle de la fin. J'aurais pu détruire l'humanité avec moi, mais je ne l'ai pas fait. Je n'en avais pas le droit, puisque je ne l'ai pas créée.

« Mais Oculus est allé beaucoup plus loin que cela, puisque lui s'est arrogé un pouvoir divin : il t'a donné corps. Il a recréé la vie. Il a assemblé, sur les modèles pré-enregistrés dans sa mémoire immense, les molécules nécessaires, les acides aminés, les lipides, les ARN et les nucléotides glanés sur les planètes balayées par l'apocalypse qui venait d'avoir lieu. Oculus est devenu Dieu. Je n'avais jamais été Dieu.

« Que sais-tu d'Oculus, Aléane ?

« Que t'a-t-il dit sur lui ?

« Quel but poursuit-il exactement ?

« Il a gravi la dernière marche de la tour menant au pouvoir de vie et de mort.

« Veut-il maintenant sauvegarder la vie ? Ou la recréer comme il sait le faire ? Mais tu sais bien que les deux sont incompatibles. Je le sais très bien aussi. Pour qu'un nouveau monde puisse exister, il faut que l'ancien soit totalement détruit. C'est une règle à laquelle même Dieu ne peut déroger. Quel qu'il soit et quel que soit son but, le nouveau monde ne vit que parce que l'ancien a été oublié. »


***

Elle ouvrit les yeux.

« Tout va bien, Aléane ? Demanda Oculus.

– Oui, tout va bien. Je vais marcher un peu. »

Elle parcourut l'un de ces couloirs transparents. En contrebas, la forêt artificielle était plongée dans la nuit.

Il y avait quelques mammifères dans la cime des arbres, des lémuriens aux grands yeux sombres adaptés à l'obscurité.

« La première chose à faire est de détruire l'ancien. »

Ainsi les dieux de toutes les mythologies envoyaient-ils à leur création un immense cataclysme, avant de rebâtir leur monde, lorsque celui-ci leur échappait.

Dans toutes les créations, pourtant extraordinaires, d'Oculus, Aléane avait toujours vu quelque chose clocher. Y compris chez elle. Quelque chose manquait. Un but.

Maintenant, elle commençait à entr'apercevoir ce but.

« Oculus, dit-elle, invoquant son créateur, puissance invisible, amicale, mais écrasante, qui l'avait observée depuis toujours.

– Oui ?

– Je vais retourner sur Orion.

– Je dois bientôt repartir de ce système.

– Eh bien ne m'attends pas.

– Que vas-tu faire, Aléane ?

– Je ne sais pas. »


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