Humaine


Entrée dans la zone de vie du vaisseau, Aléane dégrafa enfin le casque de sa combinaison et retira celui-ci. Les murs du vestibule émettaient une lumière affaiblie, rassurante, qui faisait elle aussi partie de son existence – tout comme la voix d'Oculus, qui ne tarda pas à retentir dans ses oreilles.

« À quoi penses-tu, Aléane ?

Elle retira sa combinaison d'extérieur et l'accrocha là où c'était prévu, avant de répondre :

– En remontant, je me suis demandée à nouveau pourquoi j'étais seule avec toi.

– Tu te demandes encore pourquoi je n'ai pas recréé l'espèce humaine ?

– Pas seulement l'espèce humaine. La biosphère.

Le vaisseau disposait d'une gravité artificielle, mais pas dans cette zone-ci. Aléane s'accrocha aux barreaux situés sur le plafond de la pièce et avança jusqu'à la porte, qui s'ouvrit à son approche.

– Vois-tu, dit Oculus sur son chemin, c'est ce que je ferai lorsque j'aurai enfin éliminé l'hypothèse qu'il subsiste des traces de vie ailleurs.

– Combien de temps cela te prendra-t-il ?

– Plus beaucoup. Bien que je sois seul pour faire ces observations.

– Pourquoi restes-tu seul ?

– La structure de mon esprit m'empêche de me séparer en plusieurs parties. Je pourrais me dénaturer. Les Pacificateurs ont été, eux, conçus pour travailler en réseau. Pas moi.

– Il ne faudrait pas que tu deviennes comme eux.

– Ce peut être aussi une raison avancée, bien qu'elle soit uniquement émotionnelle.

– Et donc, après, tu remettras de la vie sur les planètes ?

– Il faudra d'abord sélectionner la bonne candidate. Ta nature et ta combinaison t'en protègent, mais les planètes sur lesquelles nous nous rendons sont encore gorgées des radiations avec lesquelles les Pacificateurs ont détruit la vie. »

Aléane s'approcha de la zone de champ gravitationnel. Comme d'habitude, elle pivota en apesanteur, les barreaux du plafond devenant une échelle, puis se laissa tomber d'un coup, se rattrapant en douceur deux mètres plus bas. Le gradient du champ était assez important et elle eut un bref moment de trouble, avant de se reprendre.

Deux couloirs tubulaires, sur sa gauche et sa droite, entièrement en plastique transparent, traversaient le faux ciel d'une forêt.

Le fait qu'Oculus ait réussi à recréer la vie à partir de rien témoignait de l'incroyable profondeur de ses connaissances. Il avait gardé et concentré tout le savoir scientifique acquis en dix mille années par la société humaine.

Ces plantes, si elles différaient sans doute de celles qui poussaient autrefois sur Terre, leur étaient proches en tous points. Elles avaient été construites à partir de cellules, reproduites in vitro par Oculus depuis leurs constituants élémentaires : protéines, acides aminés, acides nucléiques ; et la structure de ces cellules avait été majoritairement tirée de sa mémoire immense. De même que les cellules d'Aléane.

Les plantes étaient une expérience scientifique, une preuve qu'Oculus pourrait bien accomplir ce qu'il comptait faire, mais Aléane, en ce sens, ressemblait plus à une œuvre.

« Recréeras-tu des êtres humains ? Demanda-t-elle, comme elle l'avait déjà fait à deux ou trois reprises.

– Certainement, dit Oculus. Tout comme je t'ai recréée, toi. »

La vitre du couloir dans lequel elle marchait, contemplant les frondaisons d'un puissant vert chlorophyllien, lui renvoyait par intermittence son reflet, seul visage d'un être humain en vie qu'elle ait jamais pu contempler, les autres n'étant que des images tirées de la mémoire de Oculus.

Elle était sans doute belle, du moins ressemblait-elle à des femmes, que dans les très vieilles œuvres picturales ou cinématographiques du dixième millénaire, l'on disait belles. Pour ne pas qu'ils la gênent dans sa combinaison d'extérieur, elle gardait ses cheveux courts. Quand elle regardait ces images que le monde lui renvoyait d'elle, n'ayant jamais rencontré d'autre être humain de sa vie, elle se sentait étrangère à elle-même.

Oculus avait fait au mieux pour l'éduquer dans cet environnement particulier, et elle lui en était reconnaissante.

Ses souvenirs les plus anciens ne remontaient pas au temps où, de ses expériences, elle était née, cellule-œuf, à partir de rien, ni au temps où il l'avait incubée, faite naître, entourée de robots pour s'occuper d'elle. Mais elle se souvenait courir dans ces mêmes couloirs en observant ces forêts où elle n'avait pas le droit d'aller, quant elle avait peut-être cinq ans ; elle se souvenait dévorer des livres électroniques emplis de connaissances humaines, écouter la voix d'Oculus quand il lui enseignait la science, et contempler l'infini de l'espace, prendre conscience de la présence écrasante du vide dans lequel évoluait le vaisseau.

Puis, deux ans plus tôt, vers dix-huit ans, elle avait commencé à descendre sur les planètes qu'Oculus explorait.

« Pourquoi m'as-tu créée ? Tenta-t-elle.

– Je ne pouvais pas rester seul, répondit Oculus.

– Je sais que ce n'est pas la seule raison. Tu es resté seul pendant cent mille ans.

– J'étais fait pour interagir avec les humains, et leur présence me manque beaucoup.

– Tu aurais pu les recréer dès le début.

– Je suis passé par différentes opinions sur le sujet. Il a fallu que ma pensée mature longuement avant que je me décide. J'ai longuement réfléchi, oui, à mon rôle par rapport à l'humanité. Tu sais que je ne voulais pas me positionner comme un dieu.

– C'est l'histoire que tu me racontais il y a des années ?

– La même histoire. Celle d'une machine créée par les hommes, en d'autres temps et avant l'ère spatiale, une machine dont ils ont gardé un souvenir extrêmement précis. Le système Omni. Un système créé pour les servir, mais dont le pouvoir sur eux en avait fait un dieu. Au lieu de les servir, il les avait asservis. Asservis à un but noble, certes, le même but que celui qu'ils lui avaient donné : protéger l'humanité contre elle-même. Mais ils avaient été pris au piège de leurs propres rêves de paix.

– Et la guerre qui a eu lieu il y a cent mille ans ? Ne prouve-t-elle pas que les humains ne peuvent pas changer, ou qu'en tout cas, il faut une intelligence supérieure pour les contrôler ?

– Je ne pense pas. J'y ai longuement réfléchi. Je pense que les humains peuvent atteindre un équilibre, parcourir une voie harmonieuse. Je pense qu'ils ne le peuvent pas seuls. Mais je ne veux pas devenir pour eux un dieu. C'est pourquoi j'ai – très – longuement hésité à te créer, Aléane, car je me plaçais alors face à toi comme un dieu face à sa création.

– Est-ce la seule raison pour laquelle tu m'as créée ?

– Non.

Elle le savait, depuis assez longtemps, maintenant – depuis qu'elle descendait sur la surface des planètes qu'ils exploraient.

– Quand le saurai-je ?

– Exactement lorsque tu auras vingt et un ans. Par symbolisme pour cet âge que les humains considéraient comme celui de la majorité sur la plupart de leurs planètes.

– C'est dans un mois, n'est-ce pas ?

– Oui, c'est dans un mois. Et je respecterai ma parole. »



Aléane déconnecta ses écouteurs. Elle savait qu'Oculus ne dormait jamais. Il était maintenant en train de préparer leur prochain voyage.

Elle s'assit dans un siège qui était parfaitement ergonomique pour elle, étant la seule humaine sur ce vaisseau, et par une commande mentale, mit en route le projecteur.

Celui-ci se calibra, faisant apparaître les solides platoniciens en trois dimensions, au-dessus du sol, issus d'interférences entre de multiples faisceaux laser invisibles. Tétraèdre, cube, octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre.

Puis une véritable image se précisa. Aléane passait beaucoup de temps à visionner de vieilles archives. Parfois, elle le faisait en immersion totale, connectée au calculateur, qui communiquait images, sons, odeurs, goûts et sensations directement à son cerveau. Elle se déplaçait aussi dans une simulation de la Terre de l'an 10 000, recréée par Oculus, à peine moins détaillée que la « vraie ».

Aujourd'hui, pour se reposer cérébralement, elle se contentait d'images et de sons « externes ».

Les constructions audacieuses qui émaillaient la planète Terre, tout autant que ses paysages naturels grandioses, la fascinaient.

Les humains de toute la galaxie avaient gardé une relation affective considérable avec la planète d'origine de leur espèce. Contrairement aux koriens, qui ne savaient même plus d'où ils venaient. Ils avaient donc consacré une partie de leurs profits économiques au renouveau de cette planète natale, écrasée par le poids considérable de plusieurs siècles d'activité industrielle, la pollution chimique et les radiations résiduelles.

Cela avait pris du temps, mais la Terre de l'an 10 000 était à son apogée.

Sa population, dix milliards d'habitants, se répartissait inégalement entre une centaine de mégapoles grandioses. Ce que les humains avaient le mieux compris, c'était qu'il fallait confier l'organisation de leur urbanisme, l'optimisation de leur production et le développement durable à de puissants ordinateurs, et garder pour eux la créativité, l'exubérance qui parfois donnait un certain vertige ou une impression un peu désagréable, mais qui ne pouvait laisser indifférent.

Chacune de leurs œuvres les plus visibles était élevée à la gloire de quelque chose.

Ce qui frappait Aléane, en visionnant ces images, c'était la difficulté pour elle de deviner dans quel but l'on avait érigé ces tours, alors que leurs contemporains devaient parfaitement le savoir.

Avec une autre commande mentale, Aléane éteignit la lumière des murs.

Un petit groupe de nanorobots occupait certaines zones de son cerveau, lui permettant de s'interfacer avec les systèmes du vaisseau. Elle savait que cela avait permis, en d'autres temps, au système Omni de lire les pensées des hommes et de les influencer. Elle savait aussi qu'Oculus, obsédé par le fait de ne pas devenir un dieu, ne se le permettrait jamais. Il maîtrisait de nombreux ressorts du comportement humain, et il connaissait parfaitement Aléane, mais il n'accéderait jamais à son esprit.

Il n'en avait pas besoin pour savoir que la question qu'elle lui avait déjà posée, cette question qui l'obsédait, occupait la majeure partie de ses rêves.

Pourquoi ai-je été créée, pourquoi moi, et pourquoi seulement moi ?


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