An 100 000


Cela faisait cent mille ans que la guerre avait eu lieu, et malgré cela, certaines de ses traces restaient toujours aussi présentes. La silhouette diabolique des Pacificateurs, par exemple, ces machines qui avaient transformé la guerre en pur massacre, et la galaxie en cimetière irradié. Mais même certaines ruines étaient encore en bon état. Les stations spatiales abandonnées tournaient toujours sur leurs orbites stables. Leurs logiciels de fonctionnement automatique attendaient parfois toujours leurs propriétaires, comme des chiens sur le pas de la porte du domicile de leur maître.

Lorsqu'ils allaient sur ces planètes, lorsqu'ils trouvaient certaines de ces semi-intelligences artificielles encore actives, désespérées par leur attente interminable, perdues dans leurs souvenirs fugaces, voire ayant même oublié ce qu'elles attendaient, il leur arrivait le plus souvent de les déconnecter. Parfois, ils poussaient les stations hors de leur orbite et les laissaient s'écraser sur la planète, dans une traînée de flammes spectaculaires, suivie d'un choc frontal.

Quelquefois aussi, ils se trouvaient sur une planète non habitable, en bordure d'un système, sans atmosphère et sans climat, et y découvraient quand même des ruines, des temples, des vestiges laissés par de lointaines civilisations. Leur structure trouvait toujours un écho dans la mémoire d'Oculus, et il expliquait le plus souvent à Aléane de quelle espèce il s'agissait, quelle part elle avait pris dans la guerre, et quel avait été son destin.

Oculus, et Aléane, étaient les deux seules choses encore vivantes dans la galaxie, à part peut-être quelques machines épargnées par le massacre, mais qui n'en avaient presque aucun souvenir, et qui rouillaient aux confins des systèmes les plus éloignés. Du moins espéraient-ils tous deux qu'au cours de leurs explorations, ils parviendraient enfin à retrouver des êtres vivants.

Malheureusement, les Pacificateurs étaient toujours passés avant eux.

Aléane écrasa par mégarde une structure creuse, enfouie dans le sable noir. Elle souleva et secoua son pied engoncé dans la chaussure grisâtre soudée à sa combinaison sur mesure. Quelques fragments blanchâtres. Se penchant, elle fouilla dans le sable, mit enfin la main sur un objet similaire à celui qu'elle venait de briser. C'était une sorte de flocon de neige tridimensionnel, un squelette ou exosquelette d'un être vivant, fait de calcaire ou d'une matière similaire, dont le propriétaire devait être mort depuis longtemps.

Un coup de vent souleva de la poussière, la portant vers la mer.

« N'y a-t-il pas une chance que la vie ait subsisté dans les profondeurs des océans ? Demanda-t-elle, le squelette la faisant penser à des animaux marins.

– Le pouvoir de pénétration des Pacificateurs, répondit Oculus, suffit à atteindre les plus profonds des océans. Cependant, je n'ai jamais exclu que certaines formes de vie aient survécu, des formes qui auraient pu résister par leur nature à ce genre d'arme. Mais ce sont des formes de vie que je serais moi-même incapable de catégoriser.

– Tu m'avais dit un jour qu'il y a de la vie partout dans l'univers.

– C'est ce que je pense. Chaque facteur d'organisation, à petite ou grande échelle, est comme une vie. Aussi bien l'étoile dont le rayonnement te parvient à travers la couche nuageuse de cette planète, que la planète elle-même, dont tes pieds foulent le sol.

– Toutefois...

– Toutefois, la vie, telle que je l'entends, nous ne l'avons pas encore retrouvée. »

Aléane reposa le squelette extraterrestre et descendit de sa corniche rocheuse, apercevant des crevasses ici et là, plus loin un débris qui luisait d'un éclat métallique, et qui se révéla être l'un des os d'un mastodonte qui avait manifestement ajouté du nickel à sa propre structure.

« Je connais ces animaux, dit Oculus. Ils ont été introduits par les koriens dans une centaine de systèmes.

– C'était donc une planète des koriens ?

– Je cherche encore dans ma base de données. Il est possible que cette planète ait été abandonnée avant le début de la guerre, avant donc que le Pacificateur ne s'y rende.

– Et les cratères ?

– C'est peut-être un conflit plus ancien.

– Penses-tu que nous trouverons un jour une planète sans Pacificateur ?

– Les Pacificateurs se sont autorépliqués exponentiellement jusqu'à ce que leur action ait couvert l'ensemble de la galaxie. Je pense qu'aucune planète ne leur a échappé. Leur mémoire partagée était en soi l'une des plus grandes innovations technologiques de l'histoire de l'humanité, et de l'histoire galactique.

– Donc, tu ne penses pas ?

– Je ne pense pas. La seule possibilité est qu'une espèce vivante ait pu résister à leur action.

– Je croyais que leur champ irradiant tuait toutes les espèces.

– Il tuait toutes celles du standard B1, B12 et B6. Je crois que certaines autres étaient capables de résister, dans des conditions très particulières, par exemple une exposition limitée. Il est toujours possible - et compte tenu du nombre de planètes, je crois que ça s'est réalisé – qu'un des standards connus ait survécu. Le standard B2, par exemple, qui est le tien, pouvait survivre. Il était même le plus à même de le faire.

À cette annonce, Aléane se fit songeuse, continuant d'avancer entre les déchirures sur la surface de pierre, apercevant des fossiles et des vestiges concassés.

– Tu penses que les êtres humains ont pu survivre ?

– Non. Si cela avait été le cas, la galaxie ne serait pas restée silencieuse durant cent mille ans.

– Ils ont peut-être changé. Ils se sont peut-être enfermés dans des cavernes. Ils ont peut-être muté.

– Non, Aléane. Il ne reste aucun être humain, sur aucune planète. Ils ont été d'ailleurs exterminés en premier, eux qui ne voulaient pas croire que leur arme s'était retournée contre eux.

– Ils n'ont jamais pu contrer les Pacificateurs ?

– Comme je te l'ai déjà raconté, la Terre, sur laquelle ont été construits les premiers Pacificateurs, a été détruite quelques mois après par les koriens. Les humains des autres mondes n'ont jamais été au courant de l'existence des Pacificateurs. Ils ne l'ont, chacun à leur tour, apprise que trop tard, croyant qu'il s'agissait d'une arme des koriens, ignorant qu'elle traversait leurs propres mesures de protection, qu'elle connaissait leurs propres clés de chiffrement et leurs propres défenses.

– Et les koriens ?

– Les Pacificateurs avaient été conçus pour détruire les koriens. Ils l'ont donc fait sans difficulté.»

Comme à chaque fois qu'Oculus lui parlait de la guerre, Aléane essaya de se la représenter.

On se situait en cette époque au dixième millénaire du calendrier terrien. Les terriens et les koriens avaient fait connaissance depuis un bon millénaire. Deux races biologiquement différentes, quoique semblables sur certains points, et surtout, très proches sur le plan comportemental. Ils avaient mis en place leurs autoroutes spatiales, découvert d'autres espèces au cours de leurs explorations, et fini par faire parler d'eux dans toute la galaxie.

Mais ces deux races partageaient aussi une caractéristique que nulle autre ne semblait avoir alentour : chez eux, tout allait vite, sans cesse. Ils avaient résolu certains problèmes liés à leur vieillissement, mais cela ne les avait pas assagis. Terriens et koriens étaient animés par des ambitions de conquête. Ils s'étaient établis sur des milliers de planètes, et projetaient sans cesse d'aller plus loin, et pourquoi pas, un jour, sur une autre galaxie.

Les humains s'étaient progressivement scindés en deux. Les progressistes et les traditionalistes. Les traditionalistes voyaient dans l'expansion spatiale une démesure qui ne convenait pas à l'être humain. Les progressistes s'en accommodaient fort bien et voyaient dans le fait de rester chez soi une étroitesse d'esprit. L'univers est infini, aussi notre ambition doit-elle être de même.

Quant aux koriens, ils avaient progressivement mis leur agressivité naturelle au profit de programmes militaires ambitieux. Le terme militaire en ces temps-là ne revêtait plus qu'une signification complexe, aisément malléable. Après tout, un virus informatique était-il une arme de guerre ? Un vaisseau capable de produire un champ gravitationnel pouvant déplacer un astéroïde était-il une arme de guerre ?

Lorsque ce mot avait fini par refaire son apparition, quelques affrontements idéologiques ou motivés par la peur avaient éclaté. Par affrontement, on entendait alors le balayage par des colons arrivants de toute trace de la biosphère antérieure, ou des espèces d'un standard différent.

« Non à l'hélicité inversée », scandaient les biologistes radicaux de cette ère de contradiction, alors même que les koriens partageaient justement avec les terriens une même structure d'ADN – quoique des bases différentes.

Le bruit que le standard B2 et le standard B1 étaient incompatibles avaient couru, conduisant certains à prendre des mesures. Finalement, la guerre était devenue, sans le prévenir, biologique, et totale. Mais on ne lui donnait toujours pas le nom de guerre.

Lorsque les épidémies avaient commencé à ravager chaque camp, elle ne s'était toujours pas déclarée. Les diplomates continuaient de se réunir, les ambassades continuaient de discuter.

Puis, les terriens, persuadés de devoir prendre des décisions drastiques, avaient finalement lancé le programme des Pacificateurs. Ou plutôt, laissé ce programme se lancer, comme si, démon enchaîné depuis les premiers âges de la société, il attendait le bon moment pour se révéler.

Le potentiel de destruction des Pacificateurs était infini. Car contrairement à toutes les autres armes avant eux, ils étaient libres.

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