Jour 1



Les tons du crépuscule viraient du orange au violet dans un mélange harmonieux. Le soleil semblait fondre petit à petit à l'horizon, entraînant les nuages avec lui pour laisser place à une lune pleine éternelle. Lune que j'aurais bien aimé voir au moins une fois dans ma vie. Ou le ciel la nuit. Tout ce que je sais d'eux, c'est de ce que les anciens racontent. Apparemment, la nuit ressemble à un cercle blanchâtre lumineux englouti par de l'encre. Ça a l'air beau.

Le seul spectacle auquel j'ai le droit d'assister est le crépuscule, et encore, j'y risque tous les jours ma vie. En vérité, j'aimerais vraiment savoir comment disparaissent les retardataires des trois gongs du soir. Ainsi, je verrais la lune, moi aussi. Mais le découvrir risque de causer ma perte, donc le chagrin de mon père -chose que je ne suis pas sure de pouvoir me pardonner. De toute façon, je ne suis pas certaine de vouloir mourir pour pouvoir apercevoir le ciel avec un astre à la place de l'autre et quelques couleurs plus foncées autour.

Donc je me contente de ce que j'ai la possibilité d'admirer. Un horizon, qui me semble à la fois à portée de main et hors d'atteinte. Des collines perdues que mes pieds ne pourront jamais fouler. Des montagnes qui cachent tout un univers dont je n'aurais jamais conscience. C'est un peu douloureux à regarder, mais je suis bien incapable de détourner les yeux.

Je le sais, je suis la seule à rêver de ce paysage pittoresques lointain. Qui d'autre aimerais quitter ce petit village au milieu de nulle part où la vie monotone plaît à tous ses habitants ? Le pire, je crois, c'est que le fait qu'une nouvelle meute de loups se transforme n'importe quelle nuit, c'est monotone, habituel, normal -et dans le fond ça l'est aussi pour moi aussi. J'ai grandi sans loups garous, avec la peur de me réveiller chaque matin avec un médaillon à mon chevet signalant le début d'une nouvelle ère. Mais en dix-sept ans d'existence, ça n'est jamais arrivé et la dernière fois qu'ils sont venus, c'était vingt ans avant ma naissance. Le village a fini par se calmer, s'en remettre, soigner ses blessures, se renouveler et laisser la routine mortelle le rattraper à pas de velours.

Au début, ils étaient une vingtaine à avoir survécu -sans compter les enfants de moins de dix ans-, mais en quarante ans, dix-sept d'entre eux ont eu le temps de mourir de vieillesse ou de maladie. Ce qui fait qu'aujourd'hui, les anciens du village sont la libraire, Eleanore, l'ancien maçon qui forme les apprentis, Raimond et Guillaume, dont le rôle de loup a été dérobé par le voleur, devenant simple villageois jusqu'à ce que le dernier loup garou ne rende son âme. 

Les séquelles de l'ère sont encore visibles sur lui -s'ajoutant à ses quarante-neuf ans-, et personne n'ose l'approcher de trop près dans le village. Si on se creuse un peu la tête, on déterre qu'il a du endosser le rôle de meurtrier à treize ans. Bien sûr que ce devait être traumatisant. Quand il vient chercher le pain, les rues deviennent vides, les regards se baissent et les enfants se défient chacun leur tours de l'approcher de plus de dix mètres. Moi je suis juste compatissante, alors je marche avec lui quand je le vois, jubilant de la désapprobation des autres. Je ne croyais pas qu'il avait conscience de ma présence ou du fait que je discutait avec lui (ou avec moi-même selon le point de vue), jusqu'à ce qu'il m'eut adressé un signe de tête timide le mois dernier et qu'il commence lui-même la conversation. Il habite à l'orée de la forêt (étrange choix de logement après son passé), dans une cabane de chasseurs et à quatre centaines de mètres de Thiercelieux. On dit qu'il sombre dans la folie, mais moi, je dirais plutôt dans la solitude.

Il fait pourtant partie des rares personnes que j'apprécie de Thiercelieux.

Je ferme les yeux, revenant à l'instant présent et laissant le vent me bercer sur ma balançoire douteuse. L'heure est tardive et j'en ai pertinemment conscience.

Une fois les derniers rayons du soleil disparus, la cloche du village retentira exactement 3 fois, phénomène qu'on appelle les trois gongs de l'aube, du midi ou du soir- je cherche toujours celui qui a choisi ces noms périmés. 

La première fois, c'est pour nous avertir de l'heure, la deuxième pour nous demander de rentrer chez nous et la dernière pour une dernière chance. Passé ce délai, les retardataires disparaissent. Comment ? On ne le sait pas, et personne n'a très envie de le découvrir. Il y a eu trois retardataires depuis ma naissance: la fille du meunier -Isabelle-, Tristan, le mari de la Tisserande (donc mon oncle) et ma mère, Hanna. Apparemment, elle était comme moi, mais avec des yeux verts et des reflets cuivrés dans les cheveux.

Un jour, elle est sortie un peu avant le coucher du soleil pour aller « quelque part » -tels étaient les avant-derniers mots qu'elle a prononcée il y a quatorze ans. Les derniers, c'étaient « Tu n'auras pas le temps de cligner des yeux que je serais déjà de retour ». J'ai du cligner un paquet de fois des yeux depuis, mais c'est comme ça.

GOOOOOOONGGGGGGGGG

Consciente de mon inattention, je peste et saute de ma balançoire, mes mèches blondes fouettées par le vent. Je dis au revoir au paysage, parce que j'aime bien lui dire bonjour le matin.

Alors je me retourne et je cours en direction de mon village. Il doit y avoir une minute de course entre ma colline et la première dalle de pierre de Thiercelieux, moins de cinq entre cette dalle et ma maison, et entre trois et cinq minutes entre chaque gong ( la cloche aime bien créer des tensions). Toujours est-il que je suis toujours une des seule à préférer assister au crépuscule que de courir chez moi en avance. Je ne vois pas pourquoi. 

Certains disent que ça va me retomber dessus un jour, d'autre rigolent que ce serait plutôt la nuit.

Mes ballerines clapent sur le chemin serpenté de Thiercelieux, décoré de diverses maisonnettes collées les une aux autres dans un style médiéval. Au fur et à mesure de mon avancée, les lumières s'éteignent, les portes claquent, les fenêtres se barricadent et la teinte ciel tire sur le marine -pour mon plus grand bonheur.

GOOOOOOONGGGGGGGGG

Les ruelles semblaient s'être obscurcies d'un coup. Il me restait trois minutes et j'avais ma maisonnette et son poulailler dans mon champ de vision, presque collée à la forge de mon père. Dans mon empressement je bouscule Sacha, le fils du jardinier, qui semble aussi pressé que moi -voir plus. La maison du jardinier est tout au bout de la rue, il a le temps. Mais apparemment, il ne faut pas jouer avec le feu.

Les yeux onyx de Sacha lancent des éclairs -contrastant avec son sourire moqueur-, alors je lui envoie un petit baiser provoquant pour toute réponse. Lui et moi passons notre temps à se quereller, c'est devenu une habitude quotidienne chez nous. Comme le monde est petit, je dirais qu'on se croise huit fois par jour, en moyenne.

« -Tu peux regarder de temps en temps où tu mets les pieds, Violette ? sourit-il.

-Je peux, effectivement. Comme je peux trouver une meilleure blague sur mon propre prénom.

-Tu peux toujours courir, mon humour dépasse largement tes contre-parties bon marché.

-Ça te dirais qu'on reprenne cette charmante discussion demain ? La cloche a déjà sonné deux fois. »

Sacha en perds quelques couleurs, l'air de se rappeler qu'un danger constant pèse sur nos épaules - et là, tout de suite, encore plus que d'habitude. Je vois bien qu'il meurt d'envie de dire que quelque chose cloche chez moi ou une autre blague à deux balles, mais il passe une main dans ses cheveux et se remet à trottiner avec un petit coup de tête dans ma direction.

« -Au fait, si je venais à disparaître pour cause de retard, tu pourras raconter que ma mort était héroïque, s'te plaît ? Genre je t'ai sauvé d'un renard ou d'un papillion.

-Arrête de dire n'importe quoi et cours, grimaça-je, reculant moi aussi petit à petit. Et je n'ai pas peur des papillons ! 

-Je savais bien que tu avais lâché un cri de joie quand Pop s'était posé sur ton bras ! ... N'oublie pas de pleurer quand mon père m'enterra avec ses fleurs ! »

Pour ma défense, le croquis d'un papillon au télescope dans un livre de biologie m'était absolument terrifiant, à douze ans. Sacha finit par m'obéir - chose que je n'était pas certaine de voir se réaliser un jour. J'ai toujours su qu'il était totalement dérangé, mais aujourd'hui, ça me fait presque rire. Presque, parce que je suis à deux doigts de disparaître de la même façon que ma mère.

Entre lui et moi ça n'a jamais été rose ( comme quoi mon humour dépasse le sien), mais je le suis  tout de même du regard jusqu'à ce qu'il regagne sa demeure, et laisse échapper mentalement un soupir de soulagement. Il n'y aura pas de retardataires ce soir. 

Plus une seconde à perdre, je m'empresse de rejoindre mon perron en escaladant les escaliers quatre à quatre. J'ouvre la porte, entre à l'intérieur et la claque de toutes mes forces. Mes doigts glissent sur la poignée et je porte mon front sur le bois, le souffle court. Je suis allée trop loin, cette fois.

« -Rooooose? s'inquiète une voix dans les escaliers.

-Oui papa. C'est moi, réponds-je d'une voix mal assurée, tachant de faire paraître une aptitude calme et posée alors que je tremble jusqu'aux os.

-Oh, ma Rose. Ne me refais plus jamais une pareille. »

Apparaît aux pied de l'escalier un homme d'une quarantaine d'années, de qui j'ai hérité mes cheveux blonds et mes yeux noisettes. Des rides, des traits crispés et des mèches blanches gâchent l'air beau garçon qui devait autrefois lui appartenir, et sa prothèse de bronze enclenche une série de cliquetis quand il se déplace péniblement pour me serrer dans ses bras épais.

GOOOOOOONGGGGGGGGG

Je lui rends son étreinte en promettant. En vérité, je lui fait cette peur chaque jour, et la culpabilité de voir l'anxiété gagner son visage à cause de moi me donne la nausée. C'est vrai qu'aujourd'hui j'ai mis une ou deux minutes de plus à regagner le seuil de ma maison.

Je l'aide à fermer toutes les fenêtres pour ne laisser passer plus aucun rayon de lumière externe et à allumer les bougies. On soupe dans un silence inconfortable, parce que je ne veux pas lui donner l'occasion de se contrarier en parlant de mes aventures et lui ne veux pas me demander à quoi ça ressemble, un coucher du soleil alors qu'il en meurt d'envie. Tout ça juste pour ne pas m'encourager de risquer ma vie. Hélas, sa béquille de bronze n'est pas assez performante pour remplacer sa jambe, et il ne peut plus se déplacer assez rapidement pour y assister.

C'est en regrettant que ni mon père, ni moi n'avons ce petit truc qui permet de dire tout ce qu'on a sur le coeur facilement que je monte les escaliers et regagne ma chambre, puis mon lit. 

Je passe le plaid de ma mère sur mes épaules avant d'éteindre la dernière bougie, m'enveloppant dans une profonde obscurité. Je sais où se trouve la lucarne même dans le noir, alors je la fixe pendant quelques minutes, pour tenter d'apercevoir même pas un petit bout de ciel. 

Mais vu que les battants ne peuvent pas disparaître, je me retourne de l'autre côté et j'ignore ma frustration et mon obsession étrange pour le ciel.

On entends un hibou hululer au loin.

Et le village s'endort...



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