Chapitre 20 - Kyle 🌑
Kyle - 20 ans
— Est-ce qu'on peut se parler ?
Ma mère est assise face à son bureau, des lunettes tombent sur son nez en trompette. Je me demande l'intérêt pour elle d'avoir un bureau alors qu'elle ne travaille pas. Tout ce qu'elle fait, c'est chercher dans les articles de presse les futures dates des dîners mondains pour être certaine que nous y soyons conviés.
Parce que oui, maintenant, Olivia et moi devons nous y rendre avec eux, pour faire bonne figure. Ethan, le dernier de la fratrie, est encore trop petit pour ça et reste ici avec Angela lorsque nous nous absentons.
Ma voix fait sursauter ma mère, j'ai toujours l'impression de ne pas être le bienvenu dès que j'entre dans son champ de vision.
— Je suis un peu occupée, comme tu peux le voir.
— Oui maman, je sais, comme d'habitude.
Je m'assois face à elle et l'oblige à mettre fin au défilement de sa souris sur l'écran de l'ordinateur. Elle retire ses lunettes, rapproche le siège du bureau et me fixe comme si nous étions en pleine garde à vue.
— Qu'est-ce que tu as contre nous ?
— Je te demande pardon ?
— Olivia et moi. Pourquoi tu agis comme ça avec nous ? Qu'est-ce qu'on t'a fait ? Qu'est-ce qu'on VOUS a fait, d'ailleurs ?
Ma mère n'a jamais réussi à se montrer réellement aimante avec ma sœur et moi, seul Ethan a le droit à ce traitement de faveur et le pourquoi m'échappe. Mon père est tellement pris par ses affaires qu'il n'a de toute façon pas le temps pour nous. J'ai longtemps eu besoin d'elle, de son affection, de son amour. J'ai eu besoin de ma mère, comme n'importe quel enfant. Et j'ai grandi, loin de cette sécurité parentale. Dans les tréfonds d'une vie gérée et financée par la drogue et le sang.
— Tu racontes n'importe quoi Kyle. J'agit exactement de la même façon avec vous trois.
— Arrête un peu tes conneries putain ! m'emporté-je en abattant mon poing sur son bureau.
Je crois que j'ai réussi à lui faire peur, même si ce n'était pas voulu. Et étrangement, ça semble avoir libéré quelque chose en elle, car elle se met à parler sans s'arrêter.
— J'avais dix-huit ans quand tu es né, ce n'était absolument pas prévu. Je n'avais pas envie d'avoir un enfant, mais mes parents ont refusé que j'avorte. Pour Olivia, j'ai cru que je pourrais effacer les erreurs que j'avais faites avec toi, mais ça n'a rien changé. Et pour Ethan, c'est différent, j'ai...
Je ne suis pas certain de savoir si je dois rire, de nerfs, pleurer, ou littéralement tuer celle qui me renvoie uniquement le reflet d'une génitrice. À quel moment peut-on avoir ce genre de mot envers ses enfants ? D'une façon si détachée qu'on croirait à une simple actualité télévisée.
— C'est tout ? C'est ta seule excuse ? Je suis un accident et Olivia est également une erreur de calcul ?
— Kyle... Je suis désolée. J'aimerais revenir en arrière et réussir à...
— Contente-toi de rester sur ce que tu viens de me dire. Considère que je n'étais pas prévu et que je n'ai rien à faire dans ta vie, c'est clair ? Je suis ton fils parce que le sang en a voulu ainsi, mais pour le reste, ça s'arrête là.
Je ne prends pas la peine de m'éterniser pour la voir se demander ce qu'il me prend. J'espère simplement que je lui ai fait mal, profondément. Je savais qu'elle avait des ressentiments envers Olivia et moi, mais je ne pouvais pas me douter que c'était à ce point-là.
Je claque la porte du bureau, attrape le sac que j'ai laissé derrière et prends définitivement le chemin de la sortie. Je ne peux pas renier ma famille, ni même ma vie, mais je peux m'éloigner d'eux au maximum pour limiter les dégâts qu'ils ont causés.
*******
— Du vin rouge et deux assiettes !
Le père de Hope dépose sur notre table une bouteille de vin de moyenne gamme, une assiette remplie de tapas et une seconde de mignardises sucrées. Il dépose un baiser sur le haut de la tête de sa fille, me sourit un peu gêné et repart aussitôt pour s'occuper de sa clientèle.
Une fissure se rouvre en moi, me rappelant à quel point je ne suis pas fait pour cette fille et sa vie pleine de couleurs.
— Goûte ça, c'est un délice ! me lance-t-elle en pointant une tortilla recouverte de guacamole.
— Hope, je...
— Tu n'as jamais fait de date de ta vie, j'ai bien compris. Faut un début à tout !
Ce n'était absolument pas ce que j'allais dire, mais elle n'a pas tort. La vie normale n'a jamais fait partie de mon quotidien. Les sorties au cinéma, les petites-amies, les soirées entre potes. Tout ça, c'est elle, pas moi.
— Pourquoi tu fais tout ça ?
— Tout ça quoi ? répond-elle la bouche pleine.
— Je vais poser la question autrement. Qu'est-ce que tu attends de moi ?
J'ai peur de ce qu'elle pourrait me répondre. Peur qu'elle veuille me revoir, me faire goûter à cette innocence dont elle déborde.
Peur qu'elle espère me faire toucher le bonheur ne serait-ce que d'un doigt.
Il y a quelques jours encore, je prenais une balle. Un autre, j'en mettais une dans le crâne de l'un de mes soldats. Et aujourd'hui, je me retrouve face à une femme qui arriverait à me mettre à ses pieds en un battement de cils.
— Je n'attends rien. On est simplement en train de manger. Entre amis, connaissances, appelle ça comme tu veux. Tu pourras au moins te vanter auprès de tes riches amis d'avoir mangé Chez Gerry, le meilleur coffee shop de New York !
Elle attrape son verre et le tend vers le mien.
— Je ne sais pas pourquoi tu es à ce point tendu depuis qu'on est arrivés et je suis désolée si j'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas. C'est simplement que... Tu peux me faire confiance, si tu en as besoin.
Mon verre tinte contre le sien et nous buvons tous les deux en silence. Je sais qu'elle aimerait en savoir plus sur moi, sur cette partie obscure qui me colle à la peau. Mais je ne peux pas l'impliquer. Je ne veux pas la savoir en danger.
— Ça fait longtemps que ton père tient ce café ?
La jolie brune soupire et je sais qu'elle voulait entendre autre chose, mais elle se contente de me sourire.
— Des années oui. Ils l'ont acheté avec ma mère quand j'étais petite. C'est elle qui a peint la fresque sur le mur du fond.
Le dessin représente un paysage de montagne et de forêt. Une rivière passe au milieu, des oiseaux s'envolent et un minuscule chalet borde la rive.
— Elle a eu un accident de voiture quand j'avais douze ans.
Elle lance ça d'une façon brutale, mais calme.
— Je suis désolé.
Je ne sais pas comment elle réussit à anticiper toutes mes phrases. Elle doit lire dans les pensées, comme Olivia.
Je me sens bête de me plaindre d'une mère qui n'a jamais été aimante alors que la sienne ne fait plus partie de ce monde. Finalement, sa lumineuse vie ne l'est peut-être pas tant que ça...
— On finit par accepter la douleur, par vivre avec. Elle ne disparaît jamais, mais elle s'estompe.
Je suppose que c'est aussi ce que je ressens par rapport à ma propre mère. Dans le fond, je sais que ma souffrance est si grande qu'elle a écrasé sous son poids l'intégralité de mon cœur. Il ne remplit que sa fonction principale : battre pour me garder en vie. Ma douleur à moi en revanche, elle a disparu. Elle s'est enfuie avec mon âme d'enfant et mon insouciance il y a des années.
— Est-ce que tu vas bien ?
— Moi ?
Elle semble s'étonner que je lui pose cette question. C'est ce qu'on fait dans ce genre de situation, non ? Un sourire apaisant retrousse ses lèvres et ses doigts viennent se poser sur les miens.
— Je vais bien, j'avance, je vis ma vie.
Je vis ma vie.
Le contact de sa peau fait frémir mes sens et je prie pour que sa main ne disparaisse jamais.
Pendant le reste du repas, elle m'a parlé de ses souvenirs d'enfance avec Sara, de ses années lycées, de son ex petit-ami qu'elle doit côtoyer tous les jours au cabinet, de son père. Elle a parlé, j'ai écouté. Lorsque nous quittons le café, son père la prend dans ses bras et me serre la main en souriant toujours. Il ne me pose pas de questions, ne demande pas qui je suis ou ce que je fais avec sa fille. Il nous souhaite simplement une bonne soirée. Cette bienveillance est agréable et je dois avouer que ça me fait du bien.
— Je suppose que tu dois retourner t'occuper du club.
Elle serre ses bras autour d'elle et je réalise qu'elle ne porte pas de manteau sur son pull. Je retire ma veste en cuir et la dépose sur ses épaules pendant que nous marchons vers ma voiture. Je devrais rentrer, c'est vrai. J'ai beaucoup de choses à gérer depuis notre descente de l'autre soir.
— Je ne suis pas pressé.
Ses yeux s'illuminent et elle accélère le pas jusqu'à ce que nous arrivions devant son immeuble. Elle compose le code, pousse la porte et me fait un signe de tête pour m'inviter à la suivre. Son déguisement est toujours sur le sol du salon, ses bottes traînent à côté et je ne peux m'empêcher d'imaginer à nouveau son corps complètement nu. Hope passe à côté de moi, verrouille la porte d'entrée, attrape ma main et me conduit jusqu'à sa chambre.
Tout est rangé, ordonné, comme elle. La lumière sur la table de nuit tamise la pièce et m'incite à me rapprocher plus encore. J'ai l'impression d'avoir quinze ans, d'être ado et de me préparer pour ma première fois. Je caresse sa joue et attrape entre mes doigts une mèche de ses longs cheveux noirs. Je ne sais pas pour quelles raisons, ni même ce que c'est censé vouloir dire, mais je pourrais faire n'importe quoi pour que ce regard bleu ne cesse jamais de me fixer.
— Tu comptes m'embrasser avant l'année prochaine ? boude-t-elle en penchant sa tête sur le côté.
J'ai résisté toute la soirée, il est temps de faire une pause dans mon combat. Je glisse mes mains dans son dos et plaque mes lèvres si fort contre les siennes que je pourrais m'étouffer. Sa langue s'insinue avec douceur entre ces dernières et vient caresser la mienne. Elle recule, je l'allonge sur son lit et continue d'emprisonner mon oxygène au creux de sa bouche.
Pendant un instant, j'oublie tout ce qui me hante. Je ne pense qu'à elle.
Contrairement à notre premier ébat, celui-ci est bien plus soft. Je n'irais pas dire que c'est romantique, mais c'est lent, calme. Je presse mon corps contre le sien dans des va-et-vient contrôlés, son visage est perdu dans ma nuque et ses ongles parcourent la peau de mon dos.
— Tu es blessé ? murmure-t-elle en passant une main sur le bandage qui entoure mon bras et mon épaule.
J'embrasse son front et viens m'allonger à côté d'elle. Je remonte la couette pour couvrir sa poitrine et elle vient poser sa tête sur mon torse. Ses doigts font le contour de mes nombreux tatouages, comme si elle cherchait à en découvrir la signification.
— Ce n'est rien d'important. Je vais bien.
Je ne vais pas bien, sauf quand je suis avec elle. Je suis soulagé qu'elle ne me pose pas plus de questions. Elle s'endort assez vite, toujours collée contre moi. L'écran de mon téléphone s'allume et j'y vois un message de Liam : On a un gros problème.
Fait chier.
Je me décale en douceur pour ne pas la réveiller. Même si l'envie n'est pas là, je ne peux pas ignorer ce genre de message. Je m'échappe de l'appartement comme un voleur.
À chaque fois que je passe du temps avec elle, je finis par tout gâcher.
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