Chapitre trente-et-un : Dans ma chair
https://youtu.be/MWhHo0AnpJY
« Les corps se frôlent
La rage enrôle au cœur de l'atome
Nos vieux fantômes, I want to go home
L'espoir nous ronge, faites place au virus autonome »
Éloi dormait à l'arrière de la voiture d'Oskar. Afin de gagner du temps, il s'avéra que le voyage par la route serait le plus simple et le plus rapide afin d'atteindre Cambridge et rejoindre Sören. Dix heures de trajet à supporter. Ils décidèrent de voyager de nuit et de se relayer régulièrement afin de se ménager. Maïwenn avait insisté pour accompagner son fils avec Sara et Oskar. Elle ne voulait pas le laisser seul lorsqu'ils arriveraient à destination, ne sachant pas quelle tournure prendrait les évènements. Elle ne savait même pas si Él pourrait rejoindre son petit ami en convalescence.
L'hôpital avait rappelé Oskar tardivement, alors qu'ils roulaient déjà. On lui avait expliqué que Sören s'était réveillé mais qu'il ne parvenait pas à parler pour le moment. Sa vision était trouble et il semblait moins voir qu'avant. De plus, les médecins ne le confirmaient pas encore, mais a priori, il avait perdu l'usage d'au moins deux doigts de sa main gauche. Autrement, il restait stoïque et réagissait mécaniquement aux contacts avec les docteurs, se laissant faire.
Oskar avait tout répété tandis qu'Éloi dormait, ses écouteurs branchés dans les oreilles. Sara avait pleuré silencieusement et, si elle avait pu, elle aurait accéléré la voiture pour arriver plus vite. Cependant, elle savait que son mari ne prendrait pas un tel risque. En période de stress, il était davantage vigilant, craignant le moindre accident supplémentaire. Sa devise : jamais deux merdes sans trois, donc autant ne pas tenter le diable.
Vers cinq heures du matin, ils sortirent du tunnel sous la Manche et changèrent de conducteur une dernière fois. Maïwenn prit le volant avec autant de douceur qu'Oskar. Ce dernier s'installa près d'Éloi et s'endormit presque aussitôt. Le garçon, lui, ne cessait de se réveiller et de se rendormir quelques secondes plus tard. Il naviguait de la conscience à l'inconscience, ses écouteurs toujours branchés.
— Encore deux bonnes heures de route, murmura Maïwenn. Ça va aller Sara ?
— Hm...
— Ils se sont endormis à l'arrière, ça n'est pas plus mal. Toi, en revanche, tu n'as presque pas fermé l'œil.
— Je préférerais ne pas trop discuter, si cela ne te gêne pas.
— Non, non, je comprends.
Sara tourna sa tête vers la brune et lui sourit tristement. Elle n'avait pas le cœur à expliquer ce qu'elle ressentait. Elle refaisait le film de sa vie auprès de Sören, de son enfance jusqu'à aujourd'hui, et elle culpabilisait de n'avoir jamais fait attention à ce qu'il se passait. Désormais, tous les signes qui indiquaient de la violence lui semblaient évidents. Comment avait-elle fait pour les ignorer ?
Comment pourrait-elle se pardonner de n'avoir rien fait ? Et les autres, comment pourraient-ils aussi se pardonner ? Oskar avait connaissance de ces violences, il en avait lui-même été victime. Denise avait forcément été témoin aussi, et peut-être même ciblée par Nils tout autant que son fils.
Ces constatations brisaient le cœur de Sara. Elle connaissait pourtant les chiffres, elle entendait parler de ces déchaînements de haine dans un foyer. Ce n'était pas un mythe, ni quelque chose de rare. C'était systémique. Cependant, comment tolérer que sa famille fasse partie de ces statistiques ?
Et Sören, victime par deux fois. Victime de son père. Victime du grand-père maternel. Qu'en penser ? Que dire là-dessus ? Sara, si elle s'était trouvée dans un roman, aurait hurlé à l'invraisemblable, jusqu'à comprendre que certaines vies pouvaient être totalement insensées. Certaines personnes subissaient des persécutions tout au long de leur vie. Et ces violences étaient souvent les mêmes : des volontés de dominer plus petit que soi, des envies d'abuser du plus faible. La jouissance des prédateurs.
On les connaît les chiffres des violences conjugales, des incestes et des abus d'enfants. On les connaît et pourtant, rien n'empêche ce système de continuer à être entre les mains des mêmes souillures anthropomorphes. Et personne ne l'entend, personne n'ose regarder du côté des agresseurs. On quantifie les victimes, on les catégorise pour les désunir, mais on oublie souvent de voir le point commun entre elles : ceux qui les écrasent sont souvent les mêmes.
Sara regarda par la fenêtre le soleil se lever. C'était un nouveau jour pour Sören. Un jour où ils venaient le voir et le reprendre avec eux. Elle connaissait la détermination d'Éloi, et elle admirait son attachement à l'égard de son neveu, mais il ignorait encore à quel point elle était capable de se battre pour récupérer ce gamin. Si elle ne pouvait repartir avec, elle resterait jusqu'à ce qu'il soit libre de rentrer en France. Aujourd'hui, il était clair qu'à ses yeux, Sören serait à jamais le fils qu'elle n'a jamais eu. Et après avoir échoué plusieurs fois, Sara se rattraperait pour être un substitut de mère pour lui.
Après une nouvelle heure de trajet, Maïwenn décida de s'arrêter sur une aire de services, non loin de Cambridge, pour prendre un petit-déjeuner. La manœuvre réveilla les deux hommes à l'arrière. Éloi râla. Il préférait arriver le plus vite possible et manger une fois à l'hôpital. Maïwenn lui répondit qu'elle le connaissait et qu'il ne mangerait rien une fois là-bas, alors qu'il leur fallait à tous des forces.
Ils sortirent de la voiture une fois sur l'aire. Il y en avait peu en Angleterre, contrairement à la France, donc Maïwenn comptait bien en profiter pour que tout le monde marche, s'étire et déjeune.
Dans la file d'attente pour payer la nourriture sélectionnée dans les rayons, elle attrapa son fils qui laissa sa tête se poser sur son épaule. Depuis qu'il avait parlé avec Valentin, il était différent, plus accessible. Maïwenn ne se lassait pas de récupérer son garçon. Elle l'embrassa sur le front et le rassura, lui disant que dans peu de temps, ils arriveraient auprès de Sören et que tout irait mieux.
Oskar entendit ces mots et dévisagea la femme. Maïwenn comprit qu'ils allaient devoir informer davantage Éloi sur la situation de son petit ami, puisqu'il n'avait rien entendu de l'appel de l'hôpital durant la nuit.
Une fois que tout fut payé, ils s'installèrent sur une table à l'extérieur de la boutique. Il y avait une zone de camping. Sara trembla de froid et serra davantage son manteau contre elle. Mais ils apprécièrent tous, malgré tout, la fraîcheur humide de ce début de journée. Prendre un grand bol d'air leur redonnait du courage.
— Él, dit Oskar en se tournant vers le jeune homme. On a eu quelques infos durant la nuit sur l'état de Nils et celui de Sören.
Le garçon se tourna vers lui, aux aguets. Son café en main semblait désormais inutile.
— Concernant Nils, il est vivant. Le coup de couteau n'est pas sans conséquences, mais elles sont mineures puisqu'Alexiane n'a pas touché de zones sensibles, contre toute attente. Tant mieux pour elle, hein.
Éloi acquiesça, attendant la suite.
— Pour Sören, cela est plus complexe. Déjà, son nez a été cassé, donc il est plâtré. Il a plusieurs hématomes sur le ventre, le torse et au visage.
Oskar marqua une pause en regardant le visage d'Él se décomposer. Ne souhaitant pas faire durer un suspens bête et méchant, il raconta les séquelles probables de la strangulation. Le garçon se leva brutalement de son siège à la fin de cet échange. Il marcha loin de la table, ayant besoin de reprendre sa respiration et d'évacuer sa frustration.
Les conséquences physiques de Sören étaient plus graves que celles de son agresseur. Quelle ironie, encore une fois ! se disait-il. Éloi était furieux d'apprendre cela. Son petit ami perdrait peut-être l'usage d'une partie de sa main gauche et aurait un trouble de la vue. Rien n'était encore sûr, mais il en était rendu là quand même. Quant aux conséquences psychiques... Son père était responsable d'une tentative d'homicide et d'une tentative de féminicide.
Sans se contrôler, Éloi donna un coup de pied dans la poubelle juste devant lui qui lui arracha un cri. Sentant que cela faisait du bien, il hurla tout simplement son ras le bol, passant pour un fou auprès des quelques personnes arrêtées sur l'aire de services.
Maïwenn s'empressa de le rejoindre et le reprit dans ses bras. Il ne pleurait pas, mais aurait tout à fait pu s'écrouler à cet instant, s'il n'était pas déterminé à tenir jusqu'à revoir Sören.
— C'est injuste, bordel. Pourquoi, maman ? Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter ça ?
— Je suis désolée pour lui comme pour toi. Je sais que c'est injuste mais que veux-tu qu'on fasse à part faire de notre mieux pour lui ? Comme on a essayé de faire de notre mieux pour toi, avec ton père.
— Je sais... Mais...
Il se recula de sa mère, se frotta le visage, puis reprit :
— Je veux qu'on reprenne la route. Je peux plus supporter cette attente. J'ai besoin de le voir.
Maïwenn prit le visage de son fils entre ses mains. Elle acquiesça tout en caressant les joues du jeune homme avec ses pouces.
Ils se dirigèrent vers Sara et Oskar et leur annoncèrent qu'il était l'heure d'y retourner. Tous deux ne se firent pas prier et remontèrent en voiture, l'anticipation montant de plusieurs crans maintenant qu'ils savaient que leur prochain arrêt serait l'hôpital.
***
Oskar et Sara furent emmenés par le médecin de Sören jusqu'à sa chambre. Tout au long du chemin, l'homme leur fit un compte-rendu de la nuit passée. Il leur répéta ce qu'il avait constaté la veille, et indiqua que l'adolescent était, aux dernières nouvelles, endormi.
Le docteur précisa aussi que Sören était plutôt coriace puisqu'il avait insisté pour se lever et prendre du temps dans la salle de bain, sans aucune assistance.
Maïwenn et Éloi durent attendre, quant à eux, au bout du couloir, dans une salle d'attente. Ils n'avaient pas l'autorisation de venir voir le garçon, n'étant pas de la famille proche, mais le médecin avait annoncé que si Sören souhaitait les avoir près de lui, d'ici moins d'une heure, les visites seraient officiellement ouvertes.
— I'll leave you alone with him, annonça l'homme en faisant entrer Oskar et Sara.
Ils ne prirent pas la peine de répondre et entendirent seulement la porte se fermer derrière eux.
Sören était là, endormi, comme on le leur avait annoncé. Il avait une minerve autour du cou, le nez plâtré. Il paraissait beaucoup plus maigre qu'en février et ses cheveux semblaient avoir perdu de leur vitalité. Sa pâleur n'était pas naturelle, plutôt maladive. Sur ses bras nus, posés sur les couvertures, ils purent voir des traces de doigts ayant laissés des bleus. L'auriculaire et l'annulaire de sa main gauche étaient étrangement pliés.
Oskar et Sara s'avancèrent de chaque côté du lit et se regardèrent une seconde avant d'oser toucher délicatement leur neveu. Sara passa le bout de ses doigts sur l'avant-bras du garçon tandis qu'Oskar prenait une de ses mains. Tous deux sentirent les larmes leur monter aux yeux, tant l'émotion, la culpabilité et le soulagement se mêlaient en eux.
Sören fronça les sourcils en sentant le contact soudain. Péniblement, il ouvrit ses yeux et regarda autour de lui pour comprendre ce qu'il se passait. Lorsqu'il reconnut son oncle et sa tante, il ouvrit la bouche et la referma presque aussitôt, incapable d'articuler un mot. Son cœur s'emballa et il se mit instantanément à pleurer.
Sara s'assit sur le lit près de lui et caressa son visage, essayant de sécher ses larmes. Sören se redressa en prenant appui sur ses coudes. Il grimaça en sentant la douleur sur son ventre et son dos, mais tint bon.
— Sar... dit-il dans un murmure, la voix cassée.
— Chut... N'essaie pas de parler.
— Tak'm... in... y'r arms.
Inutile qu'Oskar lui traduise. Sara attrapa Sören et le serra contre elle. Il répondit à son étreinte et se laissa bercer par sa tante durant de longues secondes, respirant son parfum qui lui rappelait la Bretagne et une vie plus douce, une vie qui lui manquait.
Oskar regarda les mains de Sören. Ses doigts peinaient, effectivement, à venir toucher le dos de Sara. Certains semblaient paralysés, d'autres, juste fatigués.
Il commença à pleurer en voyant cela, plaçant une main sur sa bouche pour étouffer ses sanglots. Sören s'en rendit compte et se dégagea de l'embrassade de Sara. Il décida de se lever du lit pour se mettre face à son oncle. Ce dernier n'osait pas le regarder dans les yeux, trop de regrets s'accumulant en lui. Sören passa alors ses bras autour du cou de son oncle et vint se serrer contre lui. L'homme s'empressa d'imiter le geste de son neveu. Il frotta doucement son dos, arrêtant finalement l'une de ses mains dans les cheveux du garçon. Il lui murmura des excuses. Beaucoup d'excuses. Mais Sören lui répondit des « Shh » qui avaient la valeur du pardon.
Ils restèrent blottis l'un contre l'autre un long moment. Absents au monde. Si absents qu'ils ne virent pas Sara quitter la pièce pour revenir, peu de temps après, accompagnée.
Immobile dans l'embrassure de la porte, Éloi apparut alors aux yeux de Sören.
Ce second choc le fit se reculer de son oncle pour fixer son regard sur le brun, craignant que s'il clignait des yeux, il soit victime d'une hallucination.
— Ar'u here ? R'lly ? tenta-t-il de dire.
Éloi acquiesça tout en se mettant à pleurer à chaudes larmes. Toute la pression retenue depuis la veille ressortant soudainement en voyant le garçon qu'il aimait.
Ils avancèrent l'un vers l'autre et lorsqu'ils purent se toucher pour la première fois depuis des mois, c'en fut trop pour eux. Ils se laissèrent glisser au sol, l'un contre l'autre, et même si Éloi essayait de ne pas faire mal à Sören en le serrant trop fort, ce dernier, lui, le tenait comme s'il pouvait disparaître encore une fois. Les sanglots d'Éloi mêlaient autant de soulagement que de douleur portée durant trop de temps. Il sentait que leur séparation était devenue un nouveau traumatisme à ajouter à sa liste tant l'idée de se reculer de Sören ou de ne plus le toucher lui était pénible à envisager. Il avait envie de se fondre dans le cœur du jeune homme pour y trouver une place chaude et réconfortante.
Et il en allait de même du côté de Sören. Il s'en fichait que cet enlacement puisse lui faire mal. Tenir Éloi contre lui était plus précieux que n'importe quelle médecine. Il huma son odeur, son parfum boisé et automnal dont il avait perdu toute trace au fil des semaines. Il caressa ses cheveux, son dos, du mieux qu'il le pouvait, et sentit les mains d'Él se crisper contre lui, serrant la chemise de l'hôpital qu'il portait. Ils pleuraient l'un pour l'autre, ils pleuraient pour eux. Ils espéraient pleurer pour la dernière fois.
Quelques minutes plus tard, une infirmière entra dans la chambre pour apporter le petit-déjeuner de Sören. Lorsqu'elle les trouva tous deux par terre, avec les trois adultes émus, elle râla et les obligea à se relever, sans pour autant les forcer à se détacher l'un de l'autre. Ils se tinrent par la main et une fois que Sören retourna sur le lit, Éloi le suivit avec le besoin urgent de ne pas briser le contact.
— On vous laisse quelques minutes, annonça Sara en embrassant Sören sur le front. On va prendre un café tous les trois.
Les deux garçons approuvèrent l'idée et regardèrent la porte se fermer. Ils avaient besoin d'intimité, de cette intimité volée et tant attendue.
Éloi se tourna vers Sören qui ne pouvait pas bien bouger la tête. Il vit que ses yeux étaient légèrement rouges, ce qui était autant dû à ses larmes qu'à l'agression dont il avait été victime. Tout en se plaçant face à son petit ami, il passa ses mains sur le visage de Sören, redécouvrant ses traits. L'anglais lui sourit et se pencha en avant, invitant Él à l'embrasser. Le brun inclina sa tête sur le côté et goûta les lèvres humides de Sören. Il sentit des larmes glisser de ses yeux clos tandis que Sören approfondissait leur baiser, comme s'ils s'étaient quittés hier mais mourraient cependant de ne plus revivre cette sensation demain. Le plâtre les gênait, tout comme la minerve, mais ce qu'ils ressuscitaient avait le goût du futur.
Sören eut l'impression que la clairière près de Hvall venait d'apparaître autour d'eux. Il pouvait voir les arbres roux, le chêne de leur premier baiser, l'étang en contre-bas. Il sentait le sol mouillé par la pluie des matins d'automne, les silhouettes des branches derrière la brume qui cachait le monde comme un mystère. Embrasser Éloi, c'était renouer avec la nature même. Il était son spectre tant attendu, ce fantôme pâle fait d'une lumière chatoyante, invisible pour ceux qui ne savaient pas. Il était celui qui l'accompagnerait pour le restant de ses jours, s'invitant près de lui pour protéger leur grand secret.
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Désolée pour le retard dans la publication. La vie, parfois, hein...
(Ahhh Kyo <3 je les ai tellement réécoutés cette année, notamment en terminant d'écrire Le Grand Secret, donc c'est pour cela qu'ils figurent en bonne place pour clore le roman !)
Le dernier chapitre sera publié mardi. L'épilogue, vendredi :) Dans une semaine, je serai arrivée au bout de mon premier objectif : publier l'intégralité de l'un de mes romans en ligne !
Belle journée !
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