Chapitre onze : Carnivore

https://youtu.be/LAMiX5EEbFU

« All my life, they let me know
How far I would not go
But inside the beast still grows
Waiting, chewing through the ropes »


Le froid s'installa plus durablement en décembre.

Éloi lui-même, qui n'était pourtant pas particulièrement frileux, abandonna l'idée de randonner et de faire du vélo avec Sören. Les routes et les chemins étaient moins praticables, le soleil se levait trop tard et la nuit tombait trop tôt pour que cela soit encore intéressant et apaisant. En dehors des morsures du vent, des pluies glaçantes et des sols glissants, il n'y avait plus grand-chose à faire à l'extérieur. Il fallait accepter cette réalité et remettre les sorties au printemps...

Les garçons passèrent donc encore plus de temps chez l'un et l'autre, demandant souvent, du moins au début, à rester dormir au même endroit, prétextant ne plus avoir le courage de se déplacer dans le froid.

La véritable raison, en revanche, leur appartenait : depuis qu'Éloi avait raconté à Sören une partie de son passé, et qu'il était resté dormir chez lui, ils ne parvenaient plus à se priver l'un de l'autre. Ils se rendaient compte que leurs cauchemars étaient moins intenses lorsqu'ils dormaient ensemble et que, si un démon remontait à la surface, ils pouvaient se rassurer mutuellement, s'écouter et se comprendre.

Leurs blessures se ressemblaient et lorsque Sören racontait un mauvais souvenir, cela faisait tout de suite écho en Éloi. Et inversement. Leur connexion dépassait, selon eux, l'amitié et l'amour. Ils étaient chacun un sas de sécurité pour l'autre.

Ainsi, à la mi-décembre, tant Oskar et Sara, que Valentin et Maïwenn, cessèrent d'interroger les garçons pour savoir s'ils restaient ensemble la nuit venue. Ils s'habituaient à les voir se prêter des vêtements, et une brosse à dents supplémentaire était apparue dans chaque foyer.

Les adultes n'en étaient pas spécialement déçus puisque cela permettait aux deux couples de se rapprocher et de créer un lien d'amitié, encore timide, mais prometteur.

Et ce fut comme cela, qu'un matin, en plein milieu d'un petit déjeuner chez les Barzh, Maïwenn demanda aux deux garçons, tout en attrapant le pot de confiture :

- Vous vous protégez, au moins, si vous avez des rapports ?

Éloi recracha une partie de la gorgée de thé qu'il venait de boire tandis que Sören s'empourpra en dévisageant Mme Barzh.

- Oula, il se fait tard, dis donc, déclara le père d'Él en jetant un œil sur son téléphone. Il faut que je me dépêche de me doucher...

Il se leva un peu trop vivement et disparut lâchement dans le couloir. Maïwenn leva les yeux au ciel tout en regardant son mari s'enfuir. Elle l'avait pourtant prévenu qu'elle finirait par aborder ce sujet. Même si les deux adolescents n'avaient pas encore révélé officiellement leur relation, elle se disait qu'il était nécessaire d'en parler, de crever l'abcès.

- Pourquoi tu dis ça maman ?

- Bah, c'est évident, non ? Cela fait plusieurs semaines que vous êtes ensemble et c'est normal que vous puissiez avoir des envies...

- J'ai envie de mourir... soupira le garçon.

Il regarda le reste de son petit-déjeuner, désormais gâché. Il n'avait plus faim.

Sa mère était toujours joviale, parfois trop, et surtout elle se mêlait de choses qui la dépassaient et ne la regardaient pas. C'était gênant.

- Il n'y a pas de honte à avoir mon chéri, ce n'est pas un sujet qui devrait être tabou.

Éloi n'osa même pas regarder Sören tant il était mortifié. Parler de sexe avec sa mère, à sept heures quinze, en plein repas. Pourquoi ?

En plus, ils ne leur avaient rien dit. Certes, ce n'était pas un grand mystère et même Oskar et Sara devaient bien être au courant, mais s'ils ne leur parlaient pas, ce n'était pas pour se retrouver dans ce genre de conversations non demandées.

Éloi croisa les bras et souffla, agacé.

- On... On n'a rien fait, finit par déclarer Sören d'une petite voix sans oser regarder Maïwenn dans les yeux.

- Ok, pas de problème ! En tout cas, si jamais vous souhaitez en parler, je suis tout à fait disponi...

- Stop, maman, pitié. Stop.

- Je sais qu'on trouve beaucoup d'informations et de conseils sur Internet, mais je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur endroit pour...

- Arrête, vraiment, la coupa une seconde fois Éloi. Je t'en supplie. Ça ne te regarde pas.

- Él... Ne le prends pas comme ça... Tu vas avoir dix-sept ans la semaine prochaine et nous n'avons jamais eu l'occasion de parler librement de sexualité.

- Pourquoi, à ton avis ? répliqua sèchement le jeune homme en foudroyant sa mère du regard.

Maïwenn, mal à l'aise, détourna la tête. Elle savait à quoi il faisait référence et elle souffrit qu'il la sorte soudainement de la banalité pour la replonger dans cet univers sombre. Valentin l'avait avertie qu'Éloi ne réagirait probablement pas très bien si elle lui parlait de sexe, mais elle s'était dit que sa relation amoureuse avec Sören était sans doute suffisamment forte pour que tout se passe bien.

Quelques secondes de silence installèrent une tension dans la salle à manger.

Finalement, Éloi se leva et partit dans sa chambre. Sören et Maïwenn n'entendirent que la porte être claquée avec une force non dissimulée.

Restés seuls, ils n'osèrent, au début, pas échanger un mot. Puis Sören, tout en prenant son courage à deux mains, interrogea :

- Du coup... Vous avez des conseils en particulier ?

Maïwenn le regarda et un sourire naquit sur ses lèvres. Elle eut un petit rire et proposa à Sören de faire la vaisselle avec elle pour qu'ils puissent en discuter.

***

Une heure plus tard, les deux garçons sortirent de la maison main dans la main. M. Barzh leur avait proposé de les déposer au lycée, mais Éloi avait refusé fermement. Ses parents, aujourd'hui, il ne voulait plus les voir.

Une fois sous l'abribus, Sören enlaça son petit ami, comme chaque matin. Malgré son manteau, il était frigorifié par ce temps, donc Éloi l'en protégeait en le réchauffant.

Ce matin-là, cependant, la voiture d'Oskar s'arrêta juste devant eux. Il descendit la vitre sous le regard ébahi de son neveu.

- Les garçons, je suis désolé de vous dire ça aussi brusquement, mais tenez-vous éloignés s'il vous plaît.

Éloi fronça les sourcils, ne comprenant pas pourquoi, cette fois-ci, c'était l'oncle de Sören qui venait les emmerder.

- Ce n'est pas que je ne veux pas vous voir comme ça, mais on a un problème colossal à la maison. Je n'ai pas pu vous prévenir, ni faire quoique ce soit.

- Que se passe-t-il ? demanda Sören en s'approchant du véhicule.

- Ton père arrive ce matin.

Le jeune homme ouvrit la bouche en grand et s'immobilisa.

- Là, je pars en vitesse faire des courses, Sara est de repos aujourd'hui. Ton père a pris le ferry cette nuit, prétextant qu'il avait soudainement quelques jours de libres et qu'il souhaitait compenser son absence durant les fêtes de fin d'année. Ils restent jusqu'à dimanche.

- Le bus arrive, intervint Éloi. Merci de nous avoir prévenus.

Oskar acquiesça, un sourire navré aux lèvres.

- Mon frère n'acceptera jamais que Sören sorte avec un garçon. Il faut impérativement que vous soyez prudents, voire que vous évitiez de vous fréquenter jusqu'à la fin du weekend.

- J'en reparle avec lui durant la journée, répondit le brun.

- Très bien.

L'oncle de Sören remonta la fenêtre de la voiture et redémarra. Éloi le regarda tourner en direction de la route qui menait à Landerneau. Le bus s'arrêta alors juste devant eux et Él observa son petit ami monter silencieusement dedans, le visage pâle. Il le suivit, et une fois qu'ils furent installés, il se saisit délicatement de sa main et entrelaça leurs doigts.

Dans un soupir, il prit silencieusement conscience que si son ravisseur était mort depuis trois ans, et donc dans l'incapacité de lui refaire du mal ; les bourreaux de Sören, eux, étaient bien vivants et libres. Et l'un des deux s'apprêtait à revenir, non pas le hanter, mais l'empoisonner.

***

Sören resta muet une longue partie de la journée. Il acquiesçait par moment, répondait « non » si c'était nécessaire, mais personne ne put tirer quoique ce soit de lui. Marlène, Mina et Paul s'en inquiétèrent, mais Éloi tenta de camoufler la situation en expliquant que Sören était un peu malade et n'avait pas beaucoup dormi.

Durant l'après-midi, ils eurent une heure de perm qui permit davantage au garçon à s'exprimer.

- C'est un cauchemar... Un cauchemar devenu réalité... Je me doutais qu'il viendrait un jour, mais quand il m'a dit que nous ferions ni Noël, ni le Nouvel An ensemble, je m'étais dit que c'était plié, que je ne reverrais pas sa tête avant, a minima, l'année prochaine. Mais là... Et prévenir à la dernière minute ? Non, ce sont des conneries. Mon père est trop organisé pour ça. Il voulait surprendre ma vie sur le vif, voire comment tout se passait chez Oskar et Sara sans que je ne puisse me préparer. Il l'a fait exprès ! Il ne veut pas que je puisse croire que je suis tranquille...

Ils étaient tous deux assis dans la salle de permanence. À cette heure-ci, il n'y avait pas grand monde pour les déranger. Éloi plaça donc ses mains sur les genoux de Sören.

- Réfléchissons avec logique : déjà, tu ne seras pas seul avec lui. Ton oncle et ta tante sont là, et je doute que ton père essaie de te faire du mal sous leur toit. Ensuite, si tu te sens mal, tu peux toujours prétexter que tu dois réviser avec moi et venir à la maison. Je suppose que si ça concerne les cours, il te laissera faire ce que tu veux.

- Tu supposes mal.

- En plus, t'as de bons résultats en ce moment, donc je ne vois pas ce qu'il pourrait te reprocher ?

- Y'a toujours un truc qui ne va pas pour lui. Toujours.

Éloi appuya plus fort sur les cuisses de Sören, afin qu'il arrête de les secouer nerveusement.

- Si ça se trouve, il est allé dans ma chambre aujourd'hui, il a trouvé des affaires à toi ou il a lu mes journaux ou...

- Tu tiens un journal ?

Sören acquiesça mais ne développa rien à ce sujet.

- S'il apprend que je suis avec quelqu'un, et surtout avec un garçon, c'en est fini de moi en France, il me rapatrie direct et il me pète la tête !

- Chut, calme-toi. Là, tu cèdes à la panique. Et je ne te le reproche pas, je veux juste que tu puisses aborder les prochains jours avec plus de recul...

- Él, si tu étais dans sa tête, si tu savais comment il est... Il me reprend tout le temps, il dénigre tout ce que je fais, tout ce que j'entreprends... Quand il est là, je n'ai plus l'impression de m'appartenir, je suis juste une pauvre merde qui doit se taire et obéir... Et le pire, c'est que je pense vraiment que je suis une pauvre merde dans ces moments-là !

L'esprit d'Éloi tourna à plein régime en entendant la détresse de son petit ami. L'emprise qui était exercée sur lui le fit trembler. Il voulait trouver une solution pour le protéger.

- Est-ce que tu veux porter plainte contre ton père ? Je peux t'accompagner au commissariat et...

Sören paniqua davantage. Ses yeux s'ouvrirent en grand et il bafouilla plusieurs fois, mêlant l'anglais et le français sans s'en rendre compte, avant de réussir à formuler des phrases cohérentes.

- Surtout pas ! En plus, avec quelles preuves ? Je n'ai plus rien qui montre ce qu'il m'a fait ! Et la police n'a pas que ça à faire, ils s'en fichent de ces trucs-là ! Regarde les chiffres des violences conjugales, combien de femmes portent plainte pour finalement se faire tuer par leurs mecs ?

- Sauf que ce n'est pas le même contexte. C'est ton père. Tu dépends forcément d'autres instances. Ou, je sais pas, j'imagine qu'il existe des brigades spécialisées !

- Él, non. Vraiment. Je veux pas empirer tout ça. Je t'en supplie, ne dis rien à personne. Je l'ai dit qu'à toi, faut pas que ça se sache. S'il-te-plaît...

Éloi attrapa Sören et le serra contre lui.

- Je ne dirai rien... Ne stresse pas... Je ne dirai rien...

Cela lui coûta de prononcer ces mots, lui qui avait envie de courir jusqu'à l'administration du lycée pour qu'ils appellent des gens compétents pour protéger son amoureux. Il ne supportait pas de le voir dans cet état, si paniqué. Cela lui noua l'estomac.

- Pense aux premières choses que je t'ai dites : tu ne seras pas tout seul avec lui et tu peux fuir à la maison à n'importe quel moment, du jour comme de la nuit, ok ? Mes parents, ton oncle et ta tante, ils te protégeront autant que moi je te protégerai.

- Je voudrais juste qu'en rentrant tout à l'heure, ça ne soit pas réel, qu'il ait eu un appel d'un client ou de je ne sais qui de plus urgent que moi, qu'il ait une autre priorité en vue et qu'il soit reparti avant mon retour.

Ou qu'il ait eu un accident, pensa-t-il sans oser le dire, avant de s'en vouloir amèrement pour avoir souhaité cela à son père. Il ne pouvait pas et n'avait pas le droit d'espérer le mal ainsi.

- On va faire au jour le jour, ok ? Là, on est jeudi, ça signifie que demain tu seras de nouveau au lycée avec moi. Ensuite, il n'y aura plus que le samedi à supporter entièrement. Après, il repartira. Ces quelques jours passeront vite... Et comme tu le dis si bien, il aura peut-être une autre priorité et repartira avant la fin de son séjour. D'accord ?

Sören se calma en écoutant le raisonnement d'Éloi. C'était logique, rationnel. Son père n'allait pas s'éterniser, lui qui n'aimait pas rester au même endroit trop longtemps. Il allait forcément vouloir s'en aller plus vite, surtout s'il ne pouvait pas s'en prendre directement à son fils.

***

Le bus arriva à Hvall avec quelques minutes de retard. Un arbre était tombé sur la route et il avait fallu prendre un contournement pour arriver à destination. Sören s'était dit que c'était toujours ça de pris pour rester encore un peu avec Éloi. Il n'avait pas envie d'arriver chez lui.

En descendant du véhicule, les deux garçons restèrent prudemment éloignés, ce qui relevait plus de l'instinct de préservation que d'autre chose. D'autant plus qu'une fois que le bus s'éloigna, Sören entendit quelqu'un prononcer son prénom.

Il se retourna doucement vers la voix et le vit. Il était sur le trottoir, près de l'abribus. Grand, les cheveux clairs, des yeux bleus scrutateurs, habillé comme un homme qui appartenait plus à la ville qu'à la campagne, et qui jurait donc dans l'environnement. Il avait une posture dominante, profondément masculine, les pieds bien ancrés dans le sol. Sören déglutit et s'approcha timidement de son père.

- Depuis quand n'es-tu pas allé chez le coiffeur ? fut la première remarque que Nils adressa à son fils. Il va falloir régler ce problème ce weekend.

Il n'avait pas encore remarqué le garçon brun qui se tenait juste derrière Sören, les bras croisés, le fixant intensément. Lorsqu'il s'en rendit compte, il arqua un sourcil, interrogateur.

- Je te présente Él-oi, c'est l'ami dont je t'ai parlé, qui m'a aidé à rattraper les cours en début d'année. On habite dans le même village donc nous sommes restés en bon contact.

Nils s'avança vers le jeune homme et lui tendit une main. Éloi, qui ne lâchait pas des yeux l'homme, ne cilla pas d'un millimètre lorsqu'il répondit au geste de Nils. Leurs deux mains se serrèrent fermement. Le père de Sören fut surpris par le contact si direct et franc de l'adolescent.

- Merci pour l'aide que tu as apporté à mon fils. Sans toi, il ne s'en sortirait sans doute pas si bien.

- Oh, vous savez, quand on a le bon terreau en main, tout pousse avec simplicité. C'est parce que Sören est naturellement intelligent qu'il a réussi à tant progresser.

Le jeune anglais dévisagea son petit ami. S'il n'était pas paralysé depuis l'apparition de son père, il se serait jeté au cou d'Éloi pour l'embrasser.

Jamais il n'aurait pu imaginer que le garçon aurait cette attitude si crue avec son père. Il ne baissait pas les yeux, et lui souriait avec des lèvres pincées. Sa posture se voulait plus ou moins accueillante, mais Sören savait, il savait qu'Éloi, s'il avait pu mettre son père en pièces immédiatement, l'aurait fait. Il n'aurait jamais cru qu'une rage silencieuse existait en Él, mais elle était là.

- Oskar m'a dit que tu profitais parfois des bons plats de Sara.

Éloi acquiesça.

- Est-ce que tu nous ferais l'honneur de venir samedi midi ? Je sais que c'est un peu impromptu et que mon frère n'est pas au courant, mais je ne savais pas que j'aurais l'occasion de rencontrer l'ami de mon fils. J'ai entendu dire que tu étais quelqu'un de très sérieux et ambitieux.

- Merci beaucoup pour l'invitation. Vous pouvez compter sur moi, si Oskar et Sara sont d'accord, bien entendu.

- Ils le seront. Je laisserai le soin à Sören de te prévenir.

Un sourire qui aurait pu être vu comme honnête s'afficha sur son visage carnassier. Éloi y répondit et salua d'un signe de tête Nils avant de prendre la direction de sa maison et d'abandonner Sören, à contre-cœur.

Tandis qu'il arrivait à l'angle de la rue, il s'arrêta et se tourna vers les deux silhouettes. Il voyait son petit ami avancer, la tête baissée, légèrement en retrait par rapport à son père. Éloi serra les dents en les regardant. Une bouffée de haine s'empara de lui, mais il se rassura : il pourrait veiller sur Sören durant le weekend.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top