Chapitre huit : Shallow


https://youtu.be/kAYOBD1xr-U

« I'm falling
In all the good times I find myself
Longing for a change
And in the bad times I fear myself »


Durant la première semaine, les deux garçons se virent presque tous les jours. Éloi fut accueilli chez les Rosberg lors d'un repas, Oskar ayant tenu à rendre la pareille. Tout s'était bien passé et même si Él ne fut pas le plus démonstratif, sa politesse innée et son respect naturel surent plaire à l'oncle et à la tante de Sören.

Ainsi, l'un et l'autre se visitaient régulièrement. Le matin, ils étudiaient et se préparaient pour la rentrée de novembre, et l'après-midi, ils faisaient du vélo, ou marchaient ou encore, regardaient des films lorsqu'il pleuvait. Éloi avait aussi proposé des temps de lecture, lui qui dévorait les romans avec un appétit illimité.

Le vendredi après-midi, tandis qu'il ouvrait un nouveau livre avant de s'allonger sur le dos sur le lit de Sören, ce dernier l'interrompit :

— T'es sans pitié avec les livres, tu les consommes comme des tablettes de chocolat.

Éloi roula sur le ventre pour faire face à son ami, installé sur son bureau pour terminer de recopier un exercice de français dont il avait déjà préparé le brouillon.

— T'en as encore pour longtemps avec ton truc ?

— Désolé, je ne suis pas Mister Perfect, qui écrit tout sans trop se soucier de son brouillon. J'ai presque envie que tu te plantes sur ce devoir.

— Quand je vois le temps que tu passes dessus, je te souhaite, effectivement, d'avoir un meilleur résultat que moi.

— Impossible.

— Pourquoi ça ?

Sören pointa son front avec son index.

— Je suis pas très intelligent.

Éloi leva les yeux au ciel, agacé.

— Tu parles deux langues couramment, t'as rattrapé tout ton retard rapidement, t'as eu de bons résultats très vite, tu travailles chaque jour avec sérieux...

— Ça ne veut pas dire que je suis intelligent. J'ai besoin de faire plus d'efforts que d'autres pour réussir.

— J'imagine que ce sont les conneries que ton père te répètent pour éviter de te féliciter, non ?

Sören se figea.

— C'est bien ce que je me disais, ajouta Éloi, eh bien, sors ça de ton crâne. Tu crois que je suis premier parce que j'ai une intelligence totalement innée ? Que Mina est juste après moi pour les mêmes raisons ? « Bollocks » pour reprendre ton expression. On a ces places parce qu'on travaille beaucoup. Avant de te connaître, j'étais presque toujours le nez plongé dans mes cours, c'est comme ça que j'ai eu ce niveau, mais si je relâche, je sais très bien que Mina prendra ma place.

— Ouais, mais tu te casses quand même moins la tête que moi, sinon tu serais aussi en train de réviser.

— C'est parce qu'être premier de la classe n'a jamais été important à mes yeux. Je le faisais simplement pour m'occuper l'esprit. Maintenant, je t'ai toi pour m'occuper l'esprit, donc je relâche le lycée.

Sören se sentit à la fois comblé par la déclaration d'Éloi et en même temps, un stress soudain s'empara de ses entrailles.

— Dis jamais ça à mon oncle, je sais qu'il loue notre amitié auprès de mon père parce que tu es le meilleur de la classe et que tu es studieux. Si tu dis que je te fais moins travailler, ça va se retourner contre nous.

Éloi s'assit dans la foulée, l'air inquiet.

— Eh ! Sö ! Calme ! Je relâche le lycée, mais j'aime aussi ça, hein, je ne vais certainement pas devenir un cancre parce que je te fréquente.

— Mon père dirait que j'ai une sale influence sur toi.

— Qu'il aille se faire voir. Depuis que tu es entré dans ma vie, je me sens mieux. Tu me fais rire, tu me fais sourire et tu m'aides à m'ouvrir aux autres. Regarde, mardi on a même rejoint Marlène et Adamo pour boire un café. Jamais je n'aurais fait ça sans toi. Donc ce que ton père pense, je lui fais un gros doigt d'honneur à longue distance.

Sören ne sut pas quoi répondre. Ses jambes continuaient de se secouer et il fuyait le regard d'Éloi. Décidément, son père avait une emprise terrible sur sa façon de voir le monde et de configurer son esprit.

Après quelques secondes de réflexion, il se risqua à prendre la parole :

— Tu me fais du bien aussi... Depuis que je suis arrivé, je me sens mieux, et depuis que je te connais, c'est même plus que ça. Je ris, je deviens plus sérieux aussi... Je crois que tu m'aides à grandir, d'une certaine façon. Ou à être plus serein.

L'anglais avait les yeux baissés vers la moquette de sa chambre. Il attendait qu'Él lui réponde quelque chose, sinon, il ne saurait plus où se mettre. Le temps s'étira malgré sa courte durée et Éloi lui demanda de venir. Lorsque Sören releva la tête vers lui, il fut surpris de le trouver assis sur le bord du lit avec les bras grand ouvert. Sans cacher son émotion, il se leva de sa chaise et tomba entre les bras d'Éloi sans aucune douceur, accueillant le câlin inattendu qu'il lui proposait. Très vite, ils se retrouvèrent allongés sur le lit, la tête de Sören reposant près du cou de son ami.

— Jamais j'aurais pu imaginer que tu étais aussi tactile, finit-il par dire à Éloi sans bouger pour autant.

Ce dernier frottait son dos avec ses deux mains.

— Avant... Ce qui m'est arrivé... J'étais très tactile. J'adorais me mettre entre les bras de mes parents ou même enlacer les quelques amis que j'avais. Il m'est même arrivé de faire un câlin à mon institutrice à la fin du CE2. Enfin bref, c'est quelque chose que j'ai perdu.

— Et que tu retrouves, le reprit Sören.

— Bizarrement, seulement avec toi. Je ne saurai pas l'expliquer, mais j'ai encore du mal aujourd'hui avec le fait que mes parents me touchent ou que des gens posent leurs mains sur moi, voire me disent bonjour en me faisant la bise. Quel cauchemar, ça...

Sören fronça les sourcils contre la mâchoire d'Éloi.

— Seulement avec moi ?

— Ouais. Y'a un truc chez toi qui me rassure. C'est comme si mon corps se disait : « lui, il ne te fera aucun mal parce qu'il sait ce que ça fait de souffrir ». Je ne sais pas si tu trouves ça étrange ou carrément stupide, mais j'ai souvent envie de venir contre toi...

Sören resserra son étreinte et passa un bras autour du cou d'Éloi.

— Tu sais que... commença-t-il à dire doucement, tu sais que deux amis, et encore moins des garçons, ne se prennent pas dans les bras comme ça, normalement ?

Éloi ricana. Sören sentit le haut de son corps se soulever rapidement.

— Et j'en ai strictement rien à faire, tant que toi, tu n'en as rien à faire non plus.

Il relâcha légèrement sa prise sur le dos de Sören, comme s'il interrogeait le consentement de son ami.

— Je m'en fiche aussi... J'ai toujours aimé qu'on me prenne dans ses bras, mais ça n'est pas un traitement auquel j'ai eu le droit ces dernières années... Donc rattraper le retard avec toi m'ira très bien.

Soulagé, Éloi serra de nouveau ses bras et les deux garçons restèrent ainsi quelques minutes, savourant la tendresse de l'un et de l'autre. Ils manquaient cruellement d'affection et la retrouver entre eux, même s'ils ne comprenaient pas encore précisément ce qui leur arrivait, était précieux. Ils ne voulaient pas abîmer cette amitié tactile qui les unissait.

Au bout d'un certain temps, cependant, Éloi commença à avoir mal au dos. Aussi, il rappela à Sören qu'il avait un travail à terminer et que plus vite il le ferait, plus vite ils pourraient tous deux regarder un film ou envisager de se divertir.

Tout en ronchonnant, l'anglais se releva et partit s'asseoir à son bureau. Ses batteries étaient tout de même davantage rechargées. Mais la conversation qu'il venait d'avoir avec Éloi le remuait un peu. Il avait comme des papillons dans le ventre qui se heurtaient les uns aux autres. Et plus les minutes passèrent, plus il se demanda s'il n'était pas en train de sortir du terrain de l'amitié avec Él et de tomber amoureux de lui.

Était-il amoureux d'un garçon ? Cela le terrifia. Il ne s'était jamais imaginé gay. Jamais. Mais il ne s'était jamais imaginé avec qui que ce soit non plus.

Discrètement, il tourna sa tête par-dessus son épaule vers Éloi qui avait repris la lecture de son livre, assis en tailleur sur le lit. Il avait le regard concentré, happé par les pages entre ses mains. Ses lunettes semblaient glisser de temps en temps, donc machinalement, il les remontait. Sören le regarda avec plus d'intensité, observant ses cheveux fins et noirs qui tombaient sur son front, son visage légèrement ovale, à la peau très pâle. Puis il regarda ses bras. Éloi avait remonté de quelques centimètres les manches de son pull grenat mais il gardait ses mitaines. Des vertes sapins cette fois-ci. Il ressemblait à un concentré d'automne, un fantôme de la Toussaint avec des couleurs vivifiantes sur les joues et les lèvres pleines de secrets.
Lorsque Sören revint sur son commentaire de texte, il écarquilla les yeux.

Oui. Il était en train de tomber amoureux d'Éloi.

Dans quel bourbier s'était-il foutu encore une fois ?

***

— Tu resteras bien avec nous ce soir, Éloi ? demanda Oskar lorsque les deux garçons sortirent de la chambre de Sören.

Él, surpris, ne sut pas quoi répondre.

— Ren a terminé ses devoirs, non ? reprit l'homme.

— Je crois. Oui.

— Eh bien, si vous voulez passer la soirée ensemble et, ou, dormir chez l'un ou l'autre, je pense qu'on peut s'arranger avec Valentin.

— Valentin ? répéta Sören. Dis donc, vous êtes devenus drôlement familiers en l'espace de quelques jours.

— À force de vous voir tout le temps fourrés ensemble, ça crée des liens. En revanche, ça ne répond pas à ma question.

— Mon père en penserait quoi ? interrogea sans attendre Sören.

— Il est là pour le savoir ? Non. Donc la décision vous revient à tous les deux.

Les deux garçons échangèrent un regard. Sören n'osa pas donner son avis, encore perturbé par la révélation qu'il avait eue sur lui-même et la nature de ses sentiments pour Éloi.

Ainsi, ce dernier fut le premier à réagir, trouvant rapidement les mots qu'il fallait.

— Etant donné que vous m'avez invité à manger en début de semaine, je suppose qu'il serait plus correct que cette première invitation vienne de ma part.

« Première ». Sören n'entendit que ce mot.

Il ne savait plus s'il voulait fuir ou s'il devait sauter de joie. Quelque chose en lui le fit vibrer. Avoir Éloi toute une nuit à ses côtés lui plaisait, mais la peur de craquer et de lui révéler ses sentiments venait aussi polluer le plaisir qu'il ressentait.

Sören ne voulait pas perdre la protection d'Éloi. Certainement pas. Il ne voulait rien risquer dans cette jolie relation qu'ils entretenaient et qui lui devenait si essentielle. Aussi, il se jura de réprimer son amour naissant pour n'y laisser que son amitié la plus tendre.

— Ok, eh bien, je te laisse voir avec tes parents, répondit Oskar. Tiens-moi au courant.

Sans attendre Éloi prit son téléphone et appela sa mère. Sören le regarda faire, impuissant. Il savait que M. et Mme Barzh accepteraient qu'il vienne. C'était évident. Ils l'appréciaient déjà beaucoup et prenaient soin de toujours l'accueillir de manière confortable. Et il adorait aller chez Éloi. Sa maison était douce.

Si ses parents savaient qu'il convoitait leur fils avec un regard amoureux, ils ne seraient probablement plus aussi agréables à son égard.

Non. Décidément. Sören devait étouffer cela.

Lorsqu'Éloi se tourna vers lui avec un grand sourire pour lui confirmer qu'il était le bienvenu. Il sourit le plus naturellement possible et partit l'annoncer à son oncle et à sa tante.

Il allait passer la nuit chez Éloi.

Il ravala difficilement sa salive en y pensant. Se demandant à quoi ressemblerait une nuit avec le garçon.

***

Grâce à la prévenance et l'élégance des trois Barzh, Sören parvint à cacher ses sentiments quelques heures. Il se comporta le plus simplement du monde, acceptant sans rechigner lorsqu'Éloi posait une main sur son épaule ou lui touchait la main. Il répondit même à son embrassade lorsqu'ils furent seuls dans la chambre d'Éloi pour la première fois et que celui-ci lui exprima sa joie de passer vraiment toute la soirée avec lui.

Sören continuait malgré tout de s'interroger : se pourrait-il qu'Éloi ressente la même chose ?

Non. Impossible. Il avait dit que son affection pour lui était sans doute le fruit de leurs passés similaires, des abus dont ils avaient été victimes. Cela n'avait rien à voir avec cette soudaine tournure stupide et amoureuse que prenaient les pensées de Sören. Il se disait que, décidément, il gâchait toujours tout. Absolument tout.

Ainsi, lorsque le soir vint, les deux garçons allèrent dans la salle de bain pour se laver les dents, Sören ne regarda pas une seule fois Éloi. Il ne voulait pas se laisser distraire. Le brun ne sembla pas s'en rendre compte. Quelques minutes après, ils allèrent, chacun à leur tour, se changer pour la nuit dans la chambre d'Éloi.

Sören, seul dans cette pièce, la regarda plus en détail. Ce n'était pas une très grande chambre, mais tout comme le reste de la maison, elle était chaleureuse. Les murs étaient tapissés de jaune et de vert, les meubles en bois rappelaient la forêt et Éloi avait plusieurs plantes, nourries d'affection, qui envahissaient la pièce. Sa bibliothèque, bien garnie, était à portée de main de son lit, et quelques livres traînaient sur le sol à côté. Des livres de fantasy, des classiques et quelques manga.

Une fois changé, Sören revint dans le salon où se trouvait Éloi et sa mère. M. Barzh était parti se coucher de bonne heure, signifiant qu'il devait se rendre très tôt au restaurant demain, puisqu'il recevait une livraison de produits frais et avaient quelques recettes à tester.

Comme de coutume chez les Barzh, la douceur passait par les mots et non par les gestes. M. Barzh avait embrassé sa femme et simplement fait un clin d'œil à son fils. Ce dernier lui avait légèrement souri en retour avant de lui souhaiter une bonne nuit.

Là, seul avec sa mère, il était tout aussi distant, bien que plongé dans la conversation qu'il avait avec elle. Lorsque Mme Barzh vit Sören arriver, elle lui proposa une tisane.

— Oh, c'est gentil, mais non merci, sinon, je vais sans cesse avoir envie de me lever cette nuit...

Éloi le regardait sans aucune émotion. La main paralysée sur sa tasse chaude.

Sören se sentit soudainement vulnérable. Pourquoi le regardait-il ainsi ?

Mais Éloi ne le lâchait pas des yeux. Il regardait le garçon simplement vêtu d'un t-shirt noir et d'un caleçon de la même couleur.

— Y'a... Y'a un truc qui cloche ? finit-il par lui demander en essayant de regarder s'il n'y avait pas une tâche sur son haut.

— Non. Rien, répondit Éloi avant de détourner les yeux et de regarder à nouveau sa mère.

Il prit une gorgée de sa tisane et la conversation reprit naturellement.

Mme Barzh ne fit aucun commentaire. Elle posa des questions banales à Sören, lui fit quelques blagues qu'elle aimait bien et qui faisaient honte à Éloi.

Puis, lorsque l'horloge afficha vingt-deux heures, elle signifia très clairement qu'elle était fatiguée et qu'elle leur souhaitait une bonne nuit.

Lorsqu'ils furent seuls dans la cuisine, un silence gênant s'abattit sur eux. Éloi le rompit en lui demandant s'il voulait regarder un film ou lire.

— Comme tu veux, Él.

Le jeune homme tapa doucement sur la table plusieurs fois et partit en direction de sa chambre. Sören le regarda faire et ce ne fut que lorsqu'Éloi revint en arrière pour lui demander ce qu'il attendait qu'il s'activa et le suivit.

Une fois dans la chambre, Éloi ferma la porte et attrapa son ordinateur portable, posé sur son lit. Il s'installa en tailleur et alluma son écran.
Sören s'assit près de lui et le regarda. Contrairement à lui, Él portait un jogging ample en bas de pyjama et un sous pull à manche longue. Ses mitaines étaient toujours sur ses mains.

— Tu dors toujours habillé comme ça ? demanda-t-il finalement.

— La plupart du temps.

— En été, tu dois crever de chaud...

— Je m'adapte.

Éloi ferma finalement son ordinateur et regarda Sören droit dans les yeux.

— Tu sais que... Je sais que tu sais que j'ai été...

Sören fit un « oui » de la tête, afin de lui faire comprendre qu'il n'avait pas besoin de développer. Le brun grimaça légèrement.

— Bon, je pense pas être capable, pour l'heure, de te dire grand-chose là-dessus, mais je peux au moins t'expliquer pourquoi je suis habillé comme ça...

Sören resta silencieux et patienta.

— Il se trouve que je n'étais pas en très bon état quand on m'a retrouvé... J'ai beaucoup de cicatrices sur le corps. Et j'en ai des particulièrement laides sur mes mains.

Il se coupa quelques secondes en fixant ses mitaines.

— J'ai du mal à supporter mes cicatrices. Du coup, je me cache autant que nécessaire, y compris auprès de mes proches. Par exemple, je refuse que mes parents puissent les voir. Je sais qu'ils les ont déjà vues, mais je déteste cette sensation. Au fil du temps, j'ai pris l'habitude de les ignorer aussi. Si je dois dormir comme toi, sans tout cet attirail, eh bien, je panique ou je me déshabille dans la pénombre. Et quand je prends une douche, je mets une serviette sur le miroir et j'évite de trop baisser la tête sur mon corps en me lavant...

Sören se sentit désolé d'apprendre cela. Il avait soudainement envie de le prendre entre ses bras et de le rassurer, de lui dire des choses gentilles pour qu'il se sente bien avec lui-même.

— Tu dois me trouver complètement bizarre... Et tu aurais bien raison de le penser... Mais voilà, je suis comme ça et je n'arrive pas à y changer quoi que ce soit.

Sören s'éclaircit la voix avant de parler. Il sentit que sa gorge était sèche.

— Tu n'es pas bizarre. Tu fais ce que tu peux pour te sentir à l'aise avec ton corps. Je peux comprendre.

L'anglais s'interrompit et chercha de nouveaux mots pour exprimer sa pensée.

— Quand mon père me frappe, j'ai des bleus sur le corps. Certes, ils ne restent pas aussi longtemps que des cicatrices, mais dans les jours qui suivent, je ne suis plus à l'aise avec moi-même. Quand je suis arrivé en France, je dormais aussi avec un pantalon pour cacher à Oskar et Sara les restes des coups que j'avais reçus peu de temps avant. Je ressens une forme de... honte, je dirais, quand je suis comme ça.

Éloi confirma le mot en l'appuyant d'un « exactement » discret.

— Pour revenir à toi, ajouta Sören en s'emparant des mains de son ami, tu es libre de faire comme tu le veux. En revanche, j'espère que tu n'oublieras jamais, vraiment jamais, que tu es plus que ces cicatrices et que tu es superbe avec ou sans elles. Il n'y a rien au monde qui doit te priver d'exister dans ton corps. Et toi-même tu m'as dit aujourd'hui que tu changeais, que tu t'ouvrais. Si tu réussis à redevenir tactile avec moi alors que tu ne supportais plus le contact physique de qui que ce soit, il n'y a pas de raison pour que tes autres difficultés ne s'atténuent pas au fil du temps. Il faut simplement que tu réapprennes à vivre en te sachant en sécurité.

Les yeux d'Éloi s'ouvrirent en grand à ces paroles. Il sentit sa gorge se serrer, et plutôt que de pleurer, il se jeta dans les bras de Sören, entourant sa taille de ses bras. Il entendit le cœur du garçon accélérer contre son oreille, mais il ferma les yeux et l'ignora, trop heureux d'entendre quelque chose de si doux et vrai, et de se sentir compris. Sören l'entoura aussi de ses bras et passa une main dans ses cheveux. Éloi frissonna. Cette douceur était en train de lui devenir essentielle. Il n'arrivait pas à imaginer qui que ce soit avoir de tels gestes envers lui. Il n'avait qu'une envie, se perdre dans les câlins de son ami, écouter sa respiration, vivre auprès de lui pour toujours.

***

Le lendemain matin, avant le lever du soleil, Valentin ouvrit discrètement la porte de chambre de son fils. Comme d'habitude, une petite lumière était restée faiblement allumée, Éloi ne pouvant plus dormir totalement dans le noir depuis trois ans.

Il s'approcha du lit sur la pointe des pieds et fut ému de voir les deux garçons paisiblement endormis. La tête de Sören reposait sur l'épaule d'Éloi et ce dernier était serré contre lui, le visage enfoui dans les cheveux du garçon.

Il n'en fallut pas plus à Valentin pour comprendre. Ce que lui et Maïwenn avaient soupçonné quelques semaines plus tôt était bien réel. Éloi aimait Sören. Et visiblement, Sören aimait Éloi.

Durant toute la semaine, il avait observé les deux garçons se chercher des yeux en permanence. Il avait vu les quelques gestes qu'ils se permettaient d'avoir l'un envers l'autre alors même qu'Éloi interdisait à ses parents presque toute forme de contact.

Valentin ne s'expliquait pas les raisons qui poussaient son fils à être si ouvert auprès de Sören, si tactile, mais il s'en fichait. Là, ce qu'il voyait, c'était son enfant détendu, heureux, et plongé dans un sommeil réparateur grâce à la présence de son ami.

Il connaissait encore mal Sören, mais il appréciait le sourire de contentement qu'affichait aussi le garçon dans son sommeil, la bouche légèrement entrouverte.

Tout en quittant la chambre aussi discrètement qu'il y était entré, il croisa sa femme, les yeux encore endormis, dans le couloir. Il l'embrassa tendrement et ils partirent vers la cuisine.

Dans le silence, ils se préparèrent un petit déjeuner, se servant le café bouillant avec beaucoup d'attente. Ils étaient encore tant amoureux l'un de l'autre et ils avaient traversé des épreuves lourdes et douloureuses, la disparition d'Éloi ayant été la pire de toutes. Leur fils. Leur unique enfant.

— Ça dort bien là-dedans, non ? demanda dans un murmure Maïwenn en s'installant à table.

— Clairement. Et crois-moi, mieux vaut les laisser ainsi.

Maïwenn le regarda avec un air interrogateur.

— Oh bah, je ne sais pas s'ils le savent eux-mêmes, mais clairement, on a deux garçons amoureux dans le même lit.

Sa femme bailla à s'en décrocher la mâchoire sans prendre la peine de placer une main devant sa bouche.

— Faut s'en inquiéter, tu crois ? demanda-t-elle.

— Pour le moment, ça m'a l'air très innocent, donc a priori, pas besoin d'intervenir.

— Tu te rends compte, quand même, on a une conversation de parents normaux à propos de notre fils ? Ça n'était pas arrivé depuis si longtemps...

— On parle de sa probable homosexualité Maï, je ne suis pas sûr que tous les parents considèrent que ce soit une conversation normale.

— Ouais, mais eux ne parlent pas d'antidépresseurs, de médecins, de cliniques psychiatriques, de cauchemars, et des immondices que leurs enfants auraient vécues. Ils ne se rendent même pas compte de la chance qu'ils ont. Moi, je savoure chaque conversation que nous pourrions avoir et qui parleraient d'un adolescent avec des amis, un amoureux et un parcours scolaire tranquille. J'en viendrais presque à espérer qu'il fasse des conneries irresponsables, juste pour qu'on puisse lui dire « t'es privé de sorties » ou « plus de téléphone pendant une semaine ». Ce serait fou, non ?

Valentin rit doucement en écoutant sa femme.

— Ce serait bien, oui. Sauf peut-être la partie « conneries ». Je pense qu'on s'est suffisamment inquiétés pour lui dans notre vie, je n'ai pas envie d'avoir tous mes cheveux blancs avant mes cinquante ans.

— T'en es encore loin, vieil homme.

— N'importe quoi !

— Chut ! Tu vas réveiller les gamins ! Éloi a le sommeil léger ! s'écria-t-elle dans un murmure.

Pour toute réponse, Valentin prit la main de sa femme et entrelaça leurs doigts. Depuis plus de vingt ans, elle était la lumière de sa vie. Depuis bientôt dix-sept ans, ils avaient un trésor précieux pour lequel ils se battraient jusqu'au bout. Ces dernières années furent difficiles, et bien qu'il ne souhaitait pas crier « victoire » trop tôt, Valentin prenait la décision de savourer cette petite normalité qui s'était installée. Oui, son fils ne lui faisait toujours pas de câlins ou il ne pouvait pas lui embrasser le front comme il l'avait fait durant toute son enfance, mais là, son fils commençait à récupérer les couleurs qu'on lui avait volées. Il brillait près de Sören. Et cette douce peinture qui s'animait sous les yeux de Valentin, autant que devant ceux de Maïwenn, était à chérir et à protéger le plus longtemps possible.

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