Chapitre dix-huit : Tomorrow we fight
https://youtu.be/xdrgTAt6Qxs
« Deep in the forest, under the fog
Armies surround us, waiting for dark
Wearing their iron, masks like shield
I know they're coming, I know they're here »
Un dimanche midi, peu de temps après les vacances d'hiver, Sören vint passer la journée chez les Barzh. D'ordinaire, les garçons randonnaient ou faisaient du vélo, mais la pluie ne cessait pas depuis la veille, donc les parents d'Éloi leur avaient proposé une autre activité.
M. Barzh était évidemment connu pour être passionné par la cuisine, mais il aimait aussi énormément transmettre. Ainsi, comme cela était arrivé quelques fois, il avait proposé à Sören de se joindre à la petite famille pour préparer des plats originaux - et végétariens.
La cuisine n'était pas très grande, mais le bar qui séparait la pièce du salon permettait d'avoir un autre espace de travail. Maïwenn avait proposé à Sören de s'y installer avec elle afin de commencer le dessert. Comme l'hiver battait encore son plein, Valentin leur avait dit de préparer des roses feuilletées aux pommes, afin de rentabiliser le fruit de saison. Maïwenn et Sören en étaient donc pour le moment au stade le plus simple : éplucher les pommes.
Pendant ce temps, Valentin et Éloi s'affairaient sur l'entrée et le plat principal. Tous deux travaillaient harmonieusement. Él comprenait vite les attentes de son père et avait de bonnes connaissances qui facilitaient tout. Sören était fasciné lorsqu'il entendait M. Barzh prononcer trois mots auxquels le brun acquiesçait avant de s'activer, sans aucun contrôle sur ce qu'il faisait. Il l'était encore plus lorsqu'Éloi proposait de lui-même des variations à la préparation de son père, voire qu'il y ajoutait quelque chose sans demander l'autorisation. Il prenait des initiatives et à aucun moment Valentin ne les lui reprochait.
Afin que cette activité se déroule dans la bonne humeur, les parents d'Éloi aimaient mettre une playlist en fond sonore. L'anglais les avait déjà vus chanter quelques fois tout en coupant des légumes ou faisant mijoter un plat. Même Él pouvait se dandiner sur place, reconnaissant des musiques de son enfance ou des chansons françaises qu'il avait régulièrement entendues.
Sören se sentait apaisé lorsqu'il était avec eux. Il restait encore timide, n'osant pas toujours prendre part à la dynamique sous ses yeux, mais les Barzh l'y invitaient toujours, le cœur sur la main.
Maïwenn lui rappelait sa propre mère, en peut-être plus indépendante, mais avec un regard tout aussi rempli de tendresse. Pour sûr, c'était elle qui avait transmis à son fils la douceur et les gestes affectueux. Elle ne s'en rendait même pas compte, mais elle passait régulièrement une main dans le dos de Valentin, parfois de son fils mais aussi derrière celui de Sören. La caresse était maternante et amicale en même temps, comme un rappel de sa présence soutenante.
Tandis que Valentin continuait de chantonner sur une chanson d'Indochine qui le ramenait sans doute à sa propre adolescence, Éloi bougeait la tête, absorbé par sa tâche. À la fin de la musique, une autre démarra et M. Barzh cria une sorte de « Oh ! » enthousiaste avant de se rapprocher de son fils pour lui donner un petit coup de coude.
Él fronça les sourcils mais finit par reconnaître les paroles. Il se tourna vers son père, surpris :
— Tu écoutes cette chanson, toi ?
— Elle est incroyable !
Sören ne la connaissait pas. En revanche, les propos du chanteur lui firent écarquiller les yeux. Elle tournait en dérision ce qu'un père pouvait attendre de son fils, de sa virilité. Valentin maîtrisait chaque mot et les partageait à Él tout en riant, parvenant même à tirer quelques sourires à son enfant.
À la fin de la chanson, la narration à la première personne disait très clairement que le personnage ne respecterait pas les attentes de la figure paternelle, qu'il s'en émanciperait pour être lui-même.
Éloi sourit et reprit les paroles en se tournant vers son père, comme pour lui répondre. Dès que les derniers sons retentirent, Valentin ne parvint pas à s'empêcher de frotter les cheveux du garçon pour manifester son affection.
Maïwenn n'avait pas perdu une miette de l'échange et était ravie de voir ces deux hommes s'entendre ainsi, partager ce moment d'intimité.
Le cœur de Sören se serra. Il pensa à son propre père. Ce père avec qui il n'avait aucune complicité. Ce père qui semblait ne lui accorder que des coups en guise de contact tactile. Il enviait Éloi. Il enviait l'amour que ses parents lui portaient. Valentin était un père présent et aimant. Il était sérieux dans son rôle et n'était pas en déséquilibre avec Maïwenn. Tous deux s'occupaient d'Él et de leur foyer. On voyait que Valentin mourrait d'envie de prendre son fils dans ses bras, mais se retenait pour respecter son besoin de distance. Tout dans son regard portait un amour infini à l'égard d'Éloi. Et c'était beau. C'était si beau de voir un père comme cela. Sören n'avait jamais eu l'honneur d'être regardé ainsi par son géniteur. Non, il se souvenait de sa distance et de ses absences. Il se souvenait de ses exigences. De son autorité. De ses punitions. Il n'avait existé qu'ainsi durant toute son enfance et son adolescence. Son père n'avait jamais daigné lui accorder de tendresse...
Sören manqua presque de se couper en épluchant la pomme qu'il avait entre ses mains. Il entendait la voix de Nils, qui, contre toute attente, ne criait presque jamais. Non. Il était toujours impassible, confiant, déterminé et surtout, impitoyable. Enfant, Sören s'était parfois laissé traîner par terre pour que son père ne le frappe pas, mais jamais il n'avait pu le dévier de son objectif. Il l'avait toujours empiré. C'était presque clinique, organisé, comme une case d'une to do list de la journée. Si Sören avait fait une erreur, l'erreur était sanctionnée sans discussion, sans ménagement. Point.
Sören avait fini par apprendre par cœur toutes les règles que son père avait mises en place dans sa jeunesse, toutes ses attentes. Cela allait de son travail à l'école, à son attitude globale en passant par son organisation matérielle. Rien ne devait être en bazar, il devait toujours rester silencieux et calme, et faire preuve d'un vocabulaire et d'une grammaire irréprochables tant en anglais qu'en français. Surtout en français puisque c'était la langue de naissance des frères Rosberg. Et pourtant, malgré tous ses efforts pour maîtriser ces règles et obéir à la perfection, satisfaire, son père trouvait toujours une bonne raison de l'humilier verbalement ou de le punir physiquement.
— Tu as l'air bouleversé mon chat, dit soudainement Maïwenn en le tirant de ses pensées. Tout va bien ?
— I'm fine...
Il se reprit :
— Non, ça va, pardon, désolé.
Il tremblait légèrement. Valentin et Éloi ne s'en étaient pas aperçus. Ils écoutaient désormais une chanson de La Rue Kétanou, après s'être déchaînés sur « L'Hymne de nos campagnes » de Tryo. Les deux chantaient donc gaiement, sans aucune retenue, ni aucune justesse, continuant de couper, cuisiner, s'offrir de quoi se nourrir en souvenirs et en bons aliments. Sören les regardait savourer cet instant de bonheur.
Il se sentait à côté.
Maïwenn lui proposa d'aller chercher, avec elle, des herbes dans les pots qui se trouvaient devant la maison.
Une fois dehors, elle questionna :
— Qu'est-ce qui t'arrive ? Je vois bien que ça ne va pas...
Sören regarda le persil entre ses mains, déboussolé. Il aurait tant voulu qu'on ne puisse pas voir sa tristesse et ses regrets. Il s'en voulait d'être si lisible. Cela lui avait toujours coûté cher puisque Nils avait sans cesse utilisé cette sensibilité contre lui.
— Je pensais à mon père.
— Oh... Il te manque ? C'est ça ?
Maïwenn ne pouvait même pas supposer à quel point elle se trompait. Pour elle, Sören était un garçon sans maman qui vivait dans un autre pays que son papa. C'était suffisamment difficile.
— Non, pas vraiment. On n'est pas très proches, lui et moi. Il était souvent absent lorsque j'étais jeune et après la mort de ma mère, il est devenu de moins en moins facile avec moi.
Maïwenn s'accroupit à ses côtés devant le pot de fleurs et le regarda d'un air concerné. Sören caressait le persil distraitement, comme pour le remettre en place.
— Je n'arrive jamais à savoir ce qui est normal... soupira-t-il. Vous, vous êtes des parents normaux, non ?
Mme Barzh fut déboussolée par cette question.
— Je suppose... On fait du mieux possible, en tout cas, depuis toujours. Mais qu'appelles-tu « parents normaux » ?
— Justement, je ne sais pas... Vous êtes tellement différents de ce que j'ai connu. Él est sauvage, compliqué et pourtant, vous êtes tous les trois très complices. Même si je suis bien avec Oskar et Sara, nous ne sommes pas aussi proches. Ma famille, c'est un peu comme des étrangers qui sont parfois obligés de se fréquenter cordialement. J'exagère un peu parce que mon oncle et ma tante sont plutôt accessibles, et ma mère m'aimait beaucoup, mais malgré tout...
— Je ne saurai pas te dire si nous sommes des parents normaux Sören, tout ce que je peux te dire, c'est qu'on aime Éloi plus que tout au monde, et qu'on a toujours essayé d'être bons avec lui et de lui transmettre de belles valeurs.
Sören fronça les sourcils. Son père aussi lui disait qu'il était là pour lui transmettre des valeurs et qu'il devait les respecter. Il voyait qu'Éloi avait des principes plutôt sains et similaires à ceux de ses parents, alors que lui, il avait l'impression que tout ce que son père avait essayé de lui faire entrer dans le crâne n'était jamais resté longtemps. Malgré les coups.
— Est-ce que vous avez déjà tapé Él quand il était plus jeune, s'il ne respectait pas vos valeurs ? demanda-t-il en regardant Maïwenn.
Cette dernière grimaça instinctivement.
— Jamais. Mon Dieu. Jamais. On a toujours su que ce genre d'éducation ne serait pas la nôtre. Si on peut nommer cela « éducation », bien sûr.
Sören était décontenancé. Il savait que son père était trop violent, cependant, il s'était toujours dit qu'une partie de cette violence était légitime, qu'en tant que parent, il avait le droit d'agir ainsi.
Personne n'avait remis cela en question, pas même lui.
— Même si Él vous désobéissez ou ne respectez pas vos règles ?
Maïwenn dévisagea l'anglais. Elle n'avait plus besoin d'approfondir sa réflexion pour appeler un chat, un chat.
— Tu as été battu Sören ?
Le garçon se releva, fuyant, avant de répondre :
— Parfois, oui, mais rien de grave ou de non mérité, mentit-il.
Son cœur venait d'accélérer dans sa poitrine. Il ne voulait pas révéler à Maïwenn ces secrets-là. Il ne voulait pas qu'elle sache qu'il y a un an et demi, encore, son père le battait dès qu'une occasion se présentait. Et il ne voulait pas qu'elle sache à quel point elle venait de perturber la vision qu'il avait de son enfance, y compris avant la mort de sa mère.
Lorsque Maïwenn se releva, elle se plaça face au jeune homme et posa ses mains sur ses épaules. Il la regarda, perdu.
— Les coups ne sont jamais mérités. Tes parents ont fait fausse route là-dessus. Peut-être que je suis radicale à ce propos, c'est ce que pensent certaines personnes de mon entourage, mais à mes yeux, rien, rien ne justifie que l'on frappe un enfant. Et pour répondre à ta précédente question concernant Éloi, je pense qu'au pire, on l'a privé de jeux, de sorties ou d'activités. La plupart du temps, on le disputait et on discutait avec lui pour l'aider à se remettre en question s'il avait fait quelque chose de mal. Mais on a eu un enfant facile à vivre. Él était très doux et empathique, il n'aimait pas décevoir non plus, sans pour autant se censurer s'il n'était pas d'accord avec nous. On lui a appris à verbaliser. On lui avait appris, en tout cas...
***
À la fin de la journée, Éloi et Sören s'étaient un peu isolés dans la chambre du brun. Ce dernier avait constaté que son petit ami était triste. Sören avait fini par lui confier sa conversation avec sa mère et sa « jalousie » concernant la relation qu'Él entretenait avec son père. Malgré tout, il essayait de ne pas trop se répéter que son éducation avait été anormale. Il essayait de se dire qu'il existait des parents comme les Barzh, et qu'il existait d'autres parents, comme son père. Maïwenn l'avait dit : « peut-être que je suis radicale à ce propos ». Ainsi, Sören en avait déduit, sans le révéler à Éloi qui se montrait tout aussi intransigeant sur la question, que son père était l'extrême opposé et qu'au milieu, il y avait les parents normaux. Est-ce qu'elle était là la vérité ? Ou est-ce que les Barzh avaient totalement raison ? Où était la légitimité ? Sören n'avait pas l'impression d'être quelqu'un de mal élevé, et Éloi ne l'était pas. Il était plus rebelle et tranchant que lui, mais rarement impoli. Qui avait raison ?
Toutes ces questions continuèrent de tourner dans l'esprit de Sören lorsqu'il marcha jusqu'à chez lui, profitant d'une interruption de la pluie. Il ne savait pas s'il devait revoir l'intégralité de l'éducation qu'il avait reçue, et la dénoncer, ou s'il devait continuer à se dire que les coups les plus forts avaient été de trop, mais que son enfance avait été décente, même si terrifiante par moment. C'était après la mort de sa mère que tout s'était aggravé... se disait-il.
Sören souffla en arrivant devant sa maison. Il devait se recomposer une expression plus épanouie. C'était important. Surtout que le pauvre Oskar était seul actuellement. Sara s'était absentée jusqu'à mercredi pour aller rendre visite à sa sœur. Du coup, c'était juste lui et son oncle les prochains jours. Et il ne voulait pas aborder ces questions avec lui. Oskar était quelqu'un de bien, mais il n'était jamais en désaccord avec son frère ou avec la façon dont Nils élevait son fils. Ou du moins, il ne voulait pas s'en mêler par respect pour son aîné. Oskar était comme Sören, obéissant.
Lorsqu'il entra chez lui, il fut abasourdi de voir son oncle debout dans le salon, affichant une expression de terreur. Il tenait son téléphone et lorsqu'il vit son neveu, il plaqua son autre main sur sa bouche. Les larmes aux yeux, il s'approcha de Sören.
Le sang de ce dernier ne fit qu'un tour. Il savait à quoi ressemblait les mauvaises nouvelles. Il le savait.
— C'était ton père, annonça Oskar en jetant un coup d'œil à son téléphone. Il sait tout. Il sait pour toi et Éloi. Il a tout découvert.
Sören recula instinctivement de quelques pas. Son cœur était passé du calme à la tempête. Ses mains se mirent à trembler et il pâlit rapidement.
— Il vient te chercher. Il te ramène en Angleterre. J'ai rien pu faire pour le dissuader.
Les lèvres de Sören remuèrent dans une tentative désespérée de formuler une phrase, mais rien ne vint. C'était comme si une grenade avait explosé près de ses oreilles. Il n'entendait qu'un sifflement. Il cligna plusieurs fois des yeux pour essayer de se concentrer sur ses sens et les ranimer.
— Il arrive demain matin.
Sören manqua de s'effondrer.
L'enfer venait de souffler sur son château de cartes, et d'en brûler le papier fragile.
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