S comme Souvenirs, souvenirs
« Tu ressens cette excitation ? Quand quelque chose de grand est sur le point de commencer. Les frissons le long de ta peau. Les battements sourds de ton cœur dans ta poitrine. Le signal que tu cherchais, il est là. Mais tu dois faire attention. Car si ce signal t'est adressé, il signifie surtout que tu dois te concentrer. Ne laisse pas les émotions te guider. Ta volonté est ta force, mais ta concentration sera ton arme ».
Ces mots lui avaient été tant de fois répétés. Désormais, ils faisaient partie d'elle. Ils résonnaient en elle à chaque mission et étaient la raison de son succès. Car elle n'échouait jamais. Sa technique était infaillible, ses gestes maitrisés à la perfection, et sa détermination ne connaissait aucune limite. D'ailleurs, elle disait souvent que la plus vraie des sagesses était une détermination ferme. Loin d'être philosophe, elle avait surtout emprunté cette devise à Napoléon Bonaparte dans un vieux bouquin de son professeur. Elle n'avait pas le temps d'inventer des proverbes, de toute façon ce n'était pas ce qu'on lui demandait.
Elle, elle agissait.
Ce soir-là, elle se trouvait sur les toits d'un vieil immeuble, en plein centre de Paris. A plat ventre contre le zinc, elle attendait, l'œil à quelques centimètres du viseur de son arme et le doigt sur la gâchette. Il ne devrait plus tarder à arriver. Elle pourrait alors mener à bien sa mission et ensuite elle pourrait rentrer chez elle. Elle ne se risqua pas à imaginer ce qu'elle commanderait pour le dîner. Elle ne devait pas perdre de vue son objectif.
Il sortit du bar d'en face sans crier gare et fut dans son viseur en une fraction de secondes. Ses muscles se crispèrent et elle resserra sa prise autour de son arme.
Reste concentrée.
Pourquoi n'avait-elle toujours pas tiré ?
Sa victime fouilla les poches intérieures de sa veste et en sortit un paquet de cigarettes. Elle reconnut d'emblée le dessin particulier qui y figurait et sa respiration se coupa contre son gré. Un dragon bleu, emblème de l'entreprise familiale. Elle ne distinguait pas les détails à cette distance, mais elle aurait pu parier que les yeux de la créature étaient rouges.
Reste concentrée et tire.
Si elle commençait à se poser des questions, elle ne parviendrait jamais à ses fins. Elle devait laisser ses émotions de côté, comme elle l'avait fait jusqu'à présent. Depuis toujours, elle savait rester de marbre en toutes circonstances. C'était ainsi, c'était sa vie : pas de famille et sans cesse aux quatre coins du monde. Elle avait laissé son travail la façonner et prendre le contrôle d'elle-même.
Jamais auparavant elle ne s'était demandé pourquoi on lui demandait d'éliminer quelqu'un.
L'homme porta une cigarette à sa bouche et l'alluma. Il aspira une bouffée, un nuage de fumée l'enveloppa et elle se demanda depuis quand ils ne s'étaient pas vus.
Un souvenir fit irruption dans son esprit et elle fronça les sourcils. Ils avaient tous les deux seize ans, à ce moment-là. Ils se trouvaient dans le bureau de leur grand-père, fondateur de l'Institut. Son frère venait d'annoncer son refus de poursuivre sa formation, préférant se consacrer à une vie classique et plus tranquille. Le grand-père s'était mis dans une colère noire, mais son frère n'avait rien voulu entendre et était sorti à grands pas du bureau. Elle l'avait regardé partir, sans un mot, tandis que son grand-père, dans un geste rageur, avait écrasé la cigarette qu'il fumait dans un cendrier. Dans sa mémoire, un épais nuage de fumée se créa et le souvenir s'estompa avec lui. Il s'agissait assurément de la dernière fois qu'elle avait vu son frère.
Lorsqu'on lui avait ordonné de l'éliminer, elle n'avait montré aucune réaction. Elle n'avait pas cillé, avait froidement accepté la mission et s'était préparée comme elle le faisait d'habitude. A ses yeux, aucune importance que sa victime soit son frère. Ce n'est pas comme s'ils avaient été proches. Mais à présent qu'elle l'avait dans son viseur, une étrange sensation l'envahit et engourdit ses muscles. Elle songea à quoi aurait pu ressembler sa vie si elle avait suivi la décision de son frère. Se seraient-ils découverts des traits de caractère semblables ? Ou au contraire, se seraient-ils davantage distingués ? Qui aurait-elle pu être ? L'étrange sensation se manifesta encore, elle eut soudain l'impression de suffoquer et ferma les yeux un court instant pour s'obliger à se détendre. Il était impensable qu'elle se mette à regretter ses décisions, cela n'avait pas de sens.
Jamais auparavant elle n'avait jeté de coup d'œil à son passé. Alors pourquoi ce soir ?
A travers son viseur, elle vit son frère jeter son mégot, qu'elle regarda rouler jusque dans le caniveau. Lorsque son regard revint sur l'endroit où il se trouvait à l'instant, elle constata que son frère était parti.
Toute la tension accumulée fut relâchée d'un coup et elle s'écarta de son arme pour s'appuyer contre la rambarde du toit. Le souffle court, elle se passa une main dans les cheveux. Pour la première fois depuis longtemps, elle avait échoué. Voilà ce qui arrivait quand elle laissait ses émotions faire surface.
Merde.
Foutus souvenirs.
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