J comme Le Jardin ou quand un destin se dessine
Il s'agissait de la seule solution possible. Elle en était pleinement consciente, mais cela la terrifiait. Pendant des mois, elle avait cherché des alternatives, mais rien n'y faisait. Elle était toujours revenue au même problème et un unique moyen de le résoudre n'avait cessé de s'imposer à elle. Pour mettre fin à la guerre qui faisait rage depuis une décennie et qui menaçait chaque jour un peu plus le Haut Royaume, la Reine Antonia devait se marier.
« L'heure approche... » pensa-t-elle. Elle allait bientôt devoir faire face au Conseil pour annoncer sa décision finale, mais elle redoutait chaque seconde qui s'égrenait avec fatalité.
Cela faisait maintenant une heure qu'Antonia se promenait dans le Jardin. Elle avait quitté le sentier principal et ôté ses souliers. Ses pieds nus foulaient l'herbe avec légèreté, pourtant le poids lourd des responsabilités pesait sur ses épaules, lui faisant courber le dos et baisser la tête. Elle fronçait les sourcils, les larmes manquaient à tout moment de couler le long de ses joues, son visage était tiraillé par le désespoir. Qu'aurait fait son père à sa place ? Il aurait trouvé une bien meilleure solution, lui. Il serait resté aux côtés de ses soldats jusqu'à la fin, il se serait battu pour la liberté de son peuple. Mais Antonia n'en avait pas la force. La guerre avait commencé alors qu'elle n'avait que huit ans. Elle avait grandi avec elle. Elle avait été son quotidien. Et elle n'en pouvait plus. Elle n'avait plus la force de continuer la lutte. Elle n'avait qu'un souhait, désormais. Que cela cesse.
Lorsque la maladie de son père s'était déclarée, les troupes du Haut Royaume s'étaient affaiblies dans le même temps. Et puis l'ennemi a gagné de plus en plus de terrain. Plus la maladie prenait le dessus sur la santé du Roi, plus l'ennemi en faisait de même sur ses soldats. En à peine un an, Antonia s'était retrouvée sur le trône, Reine du Haut Royaume à la suite de son père. Et depuis l'instant où la couronne a orné sa chevelure pour la première fois, une seule pensée hantait ses nuits : répandre la paix dans son Royaume.
A l'instar de son père, qui sans son âge avancé et sans la maladie n'aurait pas hésité à croiser le fer avec son ennemi, Antonia avait voulu rejoindre ses soldats dans un des campements militaires qui bordaient les frontières. Mais elle vivait encore à une époque où les femmes n'avaient pas leur place sur les champs de bataille. Quand elle aurait réglé la situation chaotique dans laquelle était plongé son Royaume, elle ferait en sorte que les jeunes filles puissent intégrer les Universités de Chevalerie. Mais pour le moment, encore novice et sans réelle autorité, elle n'avait pas eu d'autre choix que de se plier à la volonté de ses Conseillers. C'est ainsi qu'elle avait dû renoncer à prendre les armes et rester coincée dans son Palais pendant que ses hommes perdaient la vie les uns après les autres.
Elle avait ensuite songé à demander la paix au Roi ennemi, le Roi du Royaume Perdu, mais il lui avait fait comprendre qu'une entente ne serait possible que lorsque l'un d'eux aurait cédé sa couronne à l'autre et qu'il comptait bien porter la sienne jusque dans sa tombe. Devant un esprit aussi étroit, Antonia s'était plongée à corps perdu dans la réflexion, recherchant désespérément comment s'en sortir dignement. Quelle était la meilleure solution pour elle ? Quel était le meilleur espoir pour son peuple ?
Face au doute qui l'assaillait, elle s'était tournée vers les Mages et les Devins les plus compétents. Ils passèrent des nuits entières à tenter de percevoir un signe dans les astres et les cristaux. Il aurait suffi d'un indice, un seul, aussi petit soit-il, pour qu'Antonia ait une direction à suivre. Et puis un jour, il y eut cette vision qui allait changer l'avenir de la jeune reine et celui du Royaume. Les Mages étaient venus voir Antonia pour lui expliquer la conduite qu'elle allait devoir tenir désormais. Ils l'avaient vue se tenir au balcon du Palais, face à une foule immense et près du Prince du Royaume Perdu qui lui tendait la main, le regard fier de leurs deux peuples mélangés braqué sur eux. Elle n'avait eu aucun doute sur ce qui l'attendait. Elle devait accepter de s'unir au Prince Perdu pour sauver les siens, sacrifier son cœur pour que celui de son Royaume puisse continuer de battre.
Mais elle aurait perdu. Elle n'aurait fait que courber l'échine devant la difficulté. Elle allait perdre sa couronne, elle n'était même plus sûre d'en avoir été digne une seconde. Fusionner deux Royaumes, en faire disparaître un au nom de la grandeur de l'autre. Suspendre l'Histoire pour l'éternité.
Antonia sentit le peu de forces qu'il lui restait l'abandonner. Ses jambes tremblantes refusaient à présent de la soutenir, ses genoux fléchirent et elle se laissa tomber au sol. Ses doigts fins agrippèrent des brins d'herbe et la terre vint ternir ses ongles. Les larmes osèrent enfin dépasser ses cils et coulèrent à flots jusqu'à son menton, avant de pleuvoir sur la pelouse. Des domestiques s'approchèrent à grands pas de leur souveraine, mais celle-ci les écarta d'un geste sec.
« Comment ai-je pu en arriver là ? » se lamenta-t-elle. Ce n'était aucunement la vie dont elle avait rêvé. Elle ne voulait pas de ce destin. Il y avait forcément un moyen de reprendre les choses en main. Mais les signes ne se trompaient jamais. Si les Mages l'avaient vue s'unir à l'ennemi, alors elle devait accepter d'emprunter ce chemin, même si cela lui en coûtait.
Une main posée sur son épaule, quoi qu'en douceur, la fit sursauter. « On vous attend, Reine Antonia » lui dit-on. Les sons lui paraissaient lointains, graves. Elle se releva tant bien que mal et ravala un dernier sanglot. Lorsque ses larmes se furent taries, Antonia redressa ses épaules et inspira profondément. Si elle était sur le point de perdre son Royaume, elle se refusait de paraître faible devant le Conseil. Il s'attendait à la voir renoncer à ce qu'elle avait de plus cher, elle voulait que son image reste celle d'une reine maîtresse de ses émotions et de ses décisions.
La distance entre le Jardin et la Salle du Conseil parut sans fin à Antonia. Chaque pas lui faisait prendre conscience de la fatalité de son destin. Chaque pas la rapprochait un peu plus de la fin de son règne. Les portes de la grande salle s'ouvrirent, les regards se tournèrent vers elle tandis qu'elle se dirigeait vers son trône. Elle, la Souveraine, ignorant tout de la guerre alors qu'elle avait suivi des cours de stratégie militaire et de maniement des armes. Eux, les Conseillers, qui pensaient pouvoir diriger sa vie.
Un éclair de lucidité traversa son esprit, ses yeux s'illuminèrent d'un nouvel éclat. La solution lui paraissait si évidente, désormais. La décision de son union avec le Prince Perdu était celle des Mages, pas la sienne. Elle ne voulait pas emprunter la voie de la facilité. Si son Royaume devait tomber, alors il serait inscrit dans l'Histoire que le Haut Royaume aurait disparu en s'étant battu jusqu'au bout. Et le nom d'Antonia figurerait à côté de celui de ses soldats.
On s'attendait à voir la Souveraine prendre place sur le trône, mais elle resta debout, faisant face au Conseil et imposant une autorité que personne ne lui connaissait.
« Reine Antonia, le temps de la réflexion a assez duré. Vous devez officialiser la fin de votre règne en nous annonçant votre décision. Quelle est-elle ? »
Le visage d'Antonia se ferma, sa mâchoire se serra et elle posa sur les Conseillers un regard sombre.
Elle seule pouvait décider de son destin. Elle seule pouvait guider son Royaume vers un avenir meilleur.
Et il n'y avait pour cela qu'un seul moyen.
« Qu'on m'apporte mon armure et mon Epée ».
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