VIII- L'étudiant


  J'ai regardé sans faiblir et ai accepté leur destin cruel.


   Soan du clan Tori n'avait jamais vu une si belle salle. Des gueules sculptées de fauves ou de rapaces jaillissaient des colonnes qui soutenaient le toit, si haut qu'il en devenait absurde. Le mobilier, laqué d'or, brillait littéralement par la lumière des vitraux qui occupaient toute la partie supérieure des murs.

   Un décor accordé aux hommes assis avec Soan, autour de la table qui occupait la quasi-totalité de la pièce. Ils étaient parés des plus beaux vêtements de la terre de Nir, dans des velours allant du rouge au vert, avec des manchettes et des boutons qui refermaient leurs chemises. Lui-même portait le costume, avec un blason d'oiseau sur la poitrine, à côté d'une médaille récupérée lors d'un examen particulièrement difficile. Un jour, au lieu de rester simple observateur, il prendrait les décisions avec les autres dirigeants de famille; il gagnerait son siège autour de cette table.

   En attendant, il demeurerait un pas derrière sa tante, tandis que celle-ci débattait avec les autres. Un coup, ils décidaient des diverses taxes. Un autre, ils se demandaient comment acheminer les marchandises d'une ville à l'autre malgré les bandes de voleurs. Ils avaient récemment élu le successeur de la dame de Slato, une des six seigneurs devenue trop sénile pour garder le poste.

   Le sujet du jour portait sur les honneurs aux morts. Il fallait bien aborder un jour ou l'autre le sujet qui pique: la bataille des Landes Grises avait eu lieu deux mois plus tôt.

   « Êtes-vous sérieux, lâchait l'homme à droite de sa tante, en parlant de ramener les corps? Connaissez-vous le nombre? En avez-vous même une idée? Sans même parler du coût du transport, et de celui des tombes. »

   Son rival assis en face gonfla le buste.

   « Pour chaque cadavre, il y a une famille. Et comme vous l'avez vous-même relevé, il y en a beaucoup. Ça en fait, des larmes! »

   Thomas du clan Tarn, releva mentalement Soan. Le plus jeune à avoir mérité sa place ici, arrivé depuis quelques semaines à peine. Il ne devait pas avoir plus de trente ans, et sa place était contestée par beaucoup à cause de cela; il avait été prédit qu'il se ferait tout petit, et irait dans le même sens que ses aînés en attendant de se faire un nom. Le contraire semblait se produire: il voulait une réputation sur le champ, et contredisait tout ce qui était dit. Un pari osé, mais qui semblait fonctionner: il prenait à contre-courant tous ce qui semblait acquis, attirant ainsi l'attention des dirigeants les plus influents. Il en était encore à cette période de test, où tout ce qu'il disait était jaugé. L'aîné de la tablée, dont la barbe soigneusement entretenue témoignait de l'âge, passait ses doigts dans celle-ci tout en le détaillant sans mot dire. Soan se demanda s'il serait encore là quand ce serait à lui-même de faire ses preuves.

   « Nous sommes en période de guerre, contredit implacablement celui qui avait évoqué le prix des tombes.

   - Nos soldats méritent d'être honorés!, reprit Thomas.

   - Les honneurs aux cadavres ne satisfont que les vivants. Et plus précisément, les vivants qui ne manquent de rien. Je préfère construire une maison pour ceux qui en profiteront plutôt que celle qu'on oubliera une fois enterrée. Vouloir le contraire est tout simplement stupide. »

   Une insulte, mal déguisée en plus. Thomas se contracta – un seul instant, mais Soan le remarqua quand même. Sa tante aussi, vu la raideur de sa nuque, mais elle choisit de ne pas intervenir: le clan Tori n'avait aucun intérêt à se mêler à ce conflit.

   « Vous êtes-vous rendu sur le champ de bataille?! Avez-vous vu les piles de corps, tous ces hommes – les nôtres! – qui ne- ne- heu- »

   La phrase se brisa en plein milieu, dans un bégaiement non intentionnel. Le nouveau-venu perdait son calme. Sans doute le stress de débattre avec les figures politiques les plus importantes des Alathirs. Les autres, une trentaine en tout, ne pipaient mot, mais scrutaient attentivement chaque parole, prenaient note, dans le cas où il faudrait un jour retourner contre lui ses propres arguments. Ça lui rappelait un conte qu'il avait lu quand il était petit, où des corbeaux suivaient un cerf avec tant d'insistance qu'il avait fini par tomber d'une falaise dans sa course pour s'échapper: ils l'avaient alors dévoré. C'était exactement la même chose. Il leva les yeux, et croisa brièvement le regard d'une jeune femme, une étudiante comme lui en retrait derrière son père. Elle détourna aussitôt les yeux.

   « Jeune homme du clan Tori, intervint soudainement l'aîné en passant les doigts dans sa barbe. Qu'en penses-tu? »

   Il fut si surpris qu'il en perdit la voix. Tous les regards se portèrent instantanément vers lui – dont celui, compatissant, de la jeune femme. Il ouvrit la bouche, puis la ferma, tant il était pris au dépourvu. C'était la première fois qu'on lui adressait la parole: il était censé être là en simple observateur, pour apprendre les ficelles de la politique. Il ne pensait pas devoir passer si tôt au milieu de l'assemblée de corbeaux.

   Déjà, il était scruté. Le test avait commencé. Les dirigeants remarqueraient tout: le timbre de sa voix, l'assurance de sa posture, les verbes qu'il emploierait.

   Son premier réflexe fut de soutenir le plus jeune; il avait pris ce genre de positions depuis son rapprochement avec Selena. Elle lui avait assez raconté pour cela. Son cœur s'était serré en entendant les histoires des hommes qu'il n'aurait jamais l'occasion de connaître, et qui méritaient un lieu où reposer en paix.

   Non. Sa tante n'avait pas pris de parti, et il devait suivre son exemple. Quoi qu'il dirait, cela engagerait tout le clan. Il ne pouvait pas prendre le risque de se mettre un camp ou l'autre à dos à cause d'une question d'apparence aussi nonchalante. Répondre sans prendre de position? Non, plutôt déplacer la question vers un autre sujet, sur lequel tout le monde serait d'accord.

   « Je pense que ces hommes, qui sont morts pour notre victoire, voudraient avant tout que ça ait un sens. Autrement dit, que leurs familles soient sereines. Pour ça, elles doivent savoir qu'ils ne se sont pas battus en vain: l'argent ne doit être utilisé ni dans le rapatriement des corps, ni dans la construction d'habitations, mais être consacré à la victoire. »

   Il n'eut même pas le temps de développer – il songeait parler du prix des armes et des équipements – que Thomas, visiblement toujours paniqué, sauta sur l'occasion pour tenter de rattraper son bégaiement de plus tôt.

   « Donc, pas des sépultures, rien du tout?! Qu'auriez-vous pensé si le soldat Karl de Ranan était dévoré par un charognard, quelque part, sans même que sa veuve puisse déposer une fleur?! »

   Soan perçut plus qu'il ne fit le frisson de sa tante, et il le ressentit également. Karl de Ranan, le défunt mari de Selena, et indirectement un membre de leur famille. En l'évoquant, Thomas avait volontairement impliqué le clan Tori dans le débat; il s'agissait d'une provocation, tout en faisant semblant de s'indigner de l'idée.

   Pour Soan, cela signifiait surtout qu'il pouvait désormais attaquer.

   « Vous avez demandé à monsieur de Loja s'il s'était rendu sur le champ de bataille. Si vous y étiez vous-même allé, vous auriez en effet vu les piles de corps dont vous avez parlé. Et votre priorité serait, je l'espère, d'éviter que ce genre de désastre se reproduise: donc, l'argent irait dans la construction de meilleures armures, afin que les soldats de demain n'aillent pas grossir les piles. Vous vous souciez des familles, n'est-ce pas ce que vous nous avez répété? »

   Il parvint à placer une note de défi dans sa voix, même si cela ne vint pas naturellement. Il était conscient du risque qu'il prenait, lui simple étudiant qui défiait un homme de ce conseil. Il guetta la réaction de sa tante pour savoir s'il avait bien fait, mais elle conservait ses yeux rivés sur le rival. Il hésita un instant, et constatant qu'on le regardait toujours, reprit la parole.

   « Il est évidemment déplorable que nos soldats n'aient pas les honneurs mérités. Mais ils ne sont pas partis dans l'espoir d'avoir une jolie tombe avec une fleur dessus. Ils sont partis par amour de leur patrie. (C'était faux. Selena lui avait tout raconté.) Et la patrie leur rendra cet amour en faisant en sorte que les suivants venus les venger vivent plus longtemps. »

   Il s'arrêta là, attendant anxieusement la réaction de Thomas, mais celui-ci semblait à court de mots.

   « Merci de ton avis. Voilà un jeune homme bien avisé. », conclut l'aîné.

   Soan faillit oublier de le remercier, trop soulagé qu'on ne le regarde plus, trop apeuré à l'idée d'avoir mal parlé et de s'être mis une famille à dos.

   Les conversations reprirent, et il ne fut plus invité à y participer. Le sujet dériva sur les mines de diamant de l'ouest, depuis longtemps abandonnées, mais des mineurs demandaient l'autorisation de les rouvrir.

   Les mines de joyaux et les métiers artisans avaient été délaissés lors des Marées, des générations plus tôt, à la fin de l'ère de paix que Soan avait étudiée en cours d'histoire. Quand la quasi-entièreté de l'île avait été inondée, emportant du même coup les troupeaux et noyant l'intégralité des champs. Les hommes ne s'en étaient jamais remis. Après des guerres civiles et les pires famines que l'île ait jamais connues, chacun des deux pays avait tourné ses armes contre l'autre. Le troisième, les faibles Nabe, n'avaient pas tenu plus de quelques semaines face aux envahisseurs venus voler leurs terres. Cinquante ans plus tard, la guerre continuait toujours. Il n'y avait plus assez de terres cultivables pour tout le monde; le seul moyen de survivre était de prendre celle des autres. Mais qu'est-ce qui naîtrait du champ de bataille? La miséricorde ne pousse pas dans la terre imbibée de sang.

   Il revint à la réalité quand sa tante posa sa main sur son épaule, et il réalisa que la réunion était finie. Ils sortirent, parcourant rapidement les couloirs du palais de Nakaran, passant devant les œuvres d'art exposées devant les murs sans la moindre imperfection. Ils se dirigeaient vers les écuries, là où il allait rejoindre le domaine de Torn. L'étudiant attendit qu'ils soient seuls pour prendre la parole.

   « Je me suis bien débrouillé? »

   Elle posa ses doigts ornés de bagues sur ses épaules. C'était une femme quasiment vieille, aux tempes ridées, mais qui n'avait rien perdu de sa beauté majestueuse.

   « Je suis fière de toi. Tu as réussi à couper toute tentative d'argument à ton opposant. Bien joué, d'avoir évoqué la victoire.

   - Mais ce n'est pas tout..., demanda-t-il craintivement.

   - En effet. On sentait trop que tu ne croyais pas à ce que tu disais, en parlant d'honneur. Il va falloir que tu corriges ça. Dans un débat, avant d'ouvrir ta bouche, tu dois être toi-même convaincu de ce que tu dis. Et pour être prêt à n'importe quelle situation, tu dois être capable de changer d'avis d'une seconde à l'autre. Voilà le vrai politicien: celui qui se manipule lui-même. »

   Il ne réagit pas, en une révolte silencieuse. La femme sentit son désaccord.

   « Tu as quelque chose à dire?

   - Oui, protesta-t-il aussitôt. Si je n'ai pas de vrais idéaux, comment est-ce que je peux devenir respectable? Gagner le débat, d'accord, mais si ça veut dire que je dois n'avoir aucun principe et aucun avis stable, est-ce que ça en vaut la peine? »

   Il s'agissait d'une vraie question.

   « Oui. Tu es encore trop gentil. Tu as trop parlé avec Selena. Tu as adopté ses principes, mais pas sa manière de faire. Ta sœur est une menteuse, pourtant.

   - C'est faux!

   - C'est vrai. Elle ment sans cesse à ses hommes pour éviter qu'ils fuient. Elle leur dit qu'ils vont gagner et s'en sortir. »

   Soan voulut protester, mais sa tante avait raison. Au fond, il n'en admirait que davantage la générale. Il avait eu une sorte de révélation en la voyant se battre contre un de ses maîtres d'arme. Elle était féroce et ardente, terrible dans sa fureur. Sa sueur tombait à ses pieds, tandis qu'elle virevoltait, cherchant à atteindre son professeur par tous les moyens. La voir comme ça l'avait bouleversé, et Soan s'était mis en tête de la connaître.

   Elle lui avait raconté des choses d'une voix vibrante, et il avait su, à cet instant, que le monde qu'il voyait dans les livres existait bel et bien, et qu'il se battrait pour la paix. Selena serait celle qui anéantirait leurs ennemis, et il sauverait la politique.

   Aujourd'hui, ces rêves d'adolescent le faisaient rire, mais il n'avait jamais perdu cette foi. Il avait cessé de pleurer lorsqu'on lui racontait les plus terribles batailles, mais n'oubliait jamais d'honorer les noms. Une fois qu'il avait accepté le monde dans lequel il vivait, et celui dans lequel il ne vivait pas, il était devenu plus facile de s'en préoccuper.

   « Ma tante, est-ce que je me suis fait un ennemi?

   - Tu parles de ce Thomas? Je ne pense pas. Je ne le vois pas assez bête pour considérer ainsi un étudiant qui était là en simple observation. Qui sait s'il va rester longtemps parmi nous – il n'a pas la même carrure que son grand-père, c'est sûr.

   - Pourquoi est-ce moi qui a été interrogé?

   - Pour voir si tu vaux la peine qu'on garde un œil sur toi. Et je pense que tu as prouvé que oui. Tout devrait bien aller pour toi. »

   Le cœur de Soan se gonfla fièrement, et c'est rassuré qu'il la suivit jusqu'au domaine de Torn.

   Le lendemain, il fut averti en première heure que Thomas du clan Tarn était mort, et qu'il était sur la liste des suspects.

*****

   Soan cligna des yeux face à sa tante sans comprendre ce qu'elle racontait. Le rideau de sa chambre n'avait même pas été tiré, plongeant la pièce dans une semi-obscurité, à part le bureau qui se trouvait dans la fente de lumière. Il posa sur celui-ci la plume avec laquelle il écrivait juste là.

   « Mort?

   - Mort, confirma-t-elle avec gravité. Retrouvé ce matin. Il y a des traces d'intrusion, mais personne n'a vu ni entendu quoi que ce soit. À moins que ceux qui étaient dans le même bâtiment ne mentent, mais il ne s'agit que de sa famille, et à moins que ce ne soit eux les coupables... Tu es convoqué ce matin à Nakaran à cause de l'altercation de hier. On devrait prouver ton innocence plutôt facilement – tu as été vu ici par tous les serviteurs du domaine, et tu n'as pas eu la moindre occasion pour engager un assassin.

   - Mais alors, qui...

   - La version officielle sera sans doute les Vhor – ils sont déclarés coupables de trois meurtres sur quatre, même ceux des paysans dans les ruelles. Dans les faits, ils n'avaient aucune raison de s'intéresser à lui. »

   L'esprit de Soan tournait à plein régime. Peut-être qu'un opposant politique avait vu en lui une gêne, à moins qu'il n'ait été impliquée dans un drôle d'affaire? Certains secrets sont pour lesquels il faut tuer. Il envisagea tous les suspects potentiels, la raison – tout, sauf la mort en elle-même qui lui donnait la nausée.

   Soan était né dans ce monde, et autrefois, ce genre de situations ne le faisait pas sourciller. Il faisait partie de ce petit univers de jalousies qui n'ont de sens que pour ceux qui le constitue. Un jour, ce serait lui qui enverrait des tueurs dans la chambre de ses rivaux, à moins qu'il ne devienne trop dangereux pour un clan estimé, et qu'il ne soit le prochain à se retrouver gorge tranchée.

   L'expression de sa tante le tira de ses pensées. Il haussa les sourcils, posant une question implicite. Elle regarda vers la porte, aux aguets, vérifiant que personne ne s'apprête à entrer. Puis sans qu'il ne s'y attende, elle se pencha à son oreille, parlant vite et bas.

   « Ce n'est pas un Alathirs, ni un Vhor qui a tué Thomas.

   - Quoi? »

   Ça n'avait aucun sens.

   « Comment le sais-tu, ma tante?

   - J'ai vu le corps. Je connais la façon de faire des assassins Vhor, j'ai moi-même failli en être victime. Ils utilisent des lames fines qui détruisent l'intérieur de ton corps. Quant aux nôtres, ils commencent toujours par couper les jarrets de leur victime pour l'empêcher de s'enfuir, puis utilisent des lames larges qui défoncent les cordes vocales, pour ne pas qu'elle puisse crier. Là, ils ont champ libre pour terminer le travail. Là, ce n'était ni l'un, ni l'autre.

   - Je- »

   La femme ne le laissa pas finir sa phrase, pressant ses doigts dans ses épaules.

   « Si tu as l'occasion de voir le cadavre, examine sous son menton. On a essayé de lui arracher la tête. »

   Il eut la nausée, et se détacha brutalement d'elle. Comme quelqu'un entrait dans la chambre – un serviteur qui annonçait que les chevaux étaient sellés pour les emmener à Nakaran –, ils partirent en direction des écuries. Ils n'eurent pas l'occasion de terminer leur conversation, et il talonna son cheval aussi fort qu'il le pouvait pour fuir au plus vite ses pensées.

   Soan refusait de se restreindre dans la peur et le désespoir. Ils pouvaient gagner cette guerre (tu y crois encore?), à condition de rester fermes et confiants.

   L'ère d'avant paraissait magnifique. L'armée y était pratiquement inutile, conservée par nostalgie et amour des parades militaires. Désormais, seuls restaient des coupables – le crime pas encore commis compte-il, ou pas? Ils seraient tous des tueurs un jour ou l'autre.

   L'étudiant ferma les yeux, et compta les secondes.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top