V- La messagère
Fais-moi entendre ton chant de douleur
Quand tu comprendras que son sang a coulé.
Lenny toqua à la porte, et attendit qu'on ouvre. Un grincement; un visage la regardait dans l'embrasure, déjà triste, car il savait ce qu'elle allait dire.
*****
Lenny avait pu voir un grand nombre de réactions différentes, quand elle annonçait aux familles la mort de leurs fils ou de leurs filles. La plupart du temps, ça commençait par un moment de flottement, et on la regardait sans mot dire, bouche close. Des fois, on lui demandait de répéter. Souvent, on hurlait. Elle avait vu bon nombre de larmes. Une fois, on lui avait claqué la porte au nez, et plus le moindre bruit n'était venu de l'intérieur. La messagère s'était même faite agresser.
Elle n'aimait pas ce travail, mais à chaque fois qu'elle voyait les familles éplorées serrer leur enfant désormais unique dans leurs bras, elle se réjouissait et devait cacher son sourire. Car ce ne serait pas d'elle dont on annoncerait la perte, elle ne serait pas le nom gravé sur la tombe.
Le mieux c'est qu'elle le pense, le pire c'est qu'elle le pense.
Cette fois-là, la femme talonna sa monture en direction d'une petite ville en bordure de la capitale Vhor. L'air stagnait dans sa tranquillité, et des chiens aboyaient depuis l'intérieur des clôtures qui délimitaient les jardins. De nombreuses plantes dépassaient de ceux-ci, car la majorité des habitants avaient des potagers, afin de compenser le rationnement strict. Un groupe d'hommes, amassés devant une boutique aux murs de planches délabrées, la sifflèrent et jetèrent des pierres dans sa direction. Ils avaient reconnu le blason triangulaire sur les deux extrémités du mors, celui des oiseaux de malheur.
« On veut pas de ça ici! »
Habituée, Lenny les ignora, et se contenta d'accélérer pour ne pas que sa jument pie se prenne un caillou.
Elle s'arrêta à l'adresse voulue, une grande façade grise plus propre que les voisines. Une petite cloche pendait devant la porte, et elle la fit tinter en tirant sur la corde en-dessous tout en vérifiant le nom de celle dont elle allait annoncer la mort. Elle pouvait imaginer la silhouette de la fille qui sortait de la maison, ses affaires sur l'épaule, aussi effrayé qu'excité, fanfaronnant pour rassurer ses proches.
Elle enleva son chapeau réglementaire en prévision, laissant tomber naturellement sa queue-de-cheval brune, et remonta le col noir de son uniforme.
La femme fut prise au dépourvu quand ce fut un enfant qui ouvrit la porte. Il ne devait pas avoir plus de dix ans, et ses pommettes paraissaient avoir fondu tant il était mince.
« Hm- Bonjour. Tes parents. Ils sont là?
- Non, ils sont partis. Mais je peux leur faire passer un message! »
Il paraissait très enthousiaste, et frappa son épaule pour mimer un salut militaire, mais il se trompa de côté: il toucha son épaule droite. Derrière lui, elle voyait un couloir dont on distinguait les pierres malgré la matière qui les enduisait, car personne ne les avait peintes.
Pour cacher sa gêne, Lenny passa ses doigts dans la crinière blanche de son cheval, dont elle n'était pas descendue, hésitant sur la marche à suivre. Elle avait d'autres ordres de mission, et ne pouvait pas attendre le retour des adultes.
« C'est bien la maison de Logan?
- Ouais, c'est ma sœur? »
Il paraissait un peu sceptique, maintenant, presque méfiant, en la zieutant de droite puis de gauche. Elle sentit son souffle s'accélérer. Les mots la brûlaient, alors elle s'empressa de les lâcher.
« Je suis désolée, d'accord? Elle est morte. À la bataille du mois dernier, celle des Landes Grises. Son corps n'a pas été retrouvé, mais elle ne s'est pas rendue aux recensements des survivants. »
L'enfant eut un petit halètement, et son visage rougit. Quelque chose se brisa, mais elle ne savait pas quoi. Elle avait l'impression qu'il ne respirait plus, et ces yeux – elle jure qu'elle n'oubliera jamais ces yeux.
« Dis-le à tes parents. T'oublieras pas, hein? »
L'ironie dans cette dernière phrase transparaissait bien trop.
Il paraissait incapable de formuler le moindre mot, ou même de penser raisonnablement. Alors, à la place, il cria, avec des intonations épouvantables qui n'étaient absolument pas adaptées à un enfant de son âge.
« Menteuse... Menteuse, menteuse! »
Il avait les genoux qui tremblait.
« T'as pas pu tenir une seule promesse! »
Menteusementeusementeusementeusementeusementeuse
Finalement, il se tut, car il ne recevait pas de réponse. Lenny le salua avec gravité, et ne put s'empêcher de le piquer une dernière fois, sans savoir d'où lui venait cette cruauté.
« Tu diras bonjour à tes parents de ma part. »
Elle tira les rênes de son cheval pour lui faire tourner la tête et l'élança, sur le chemin parcouru autrefois par la sœur.
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