I- Le soldat
Des volutes de fumée s'élèvent de la terre grise
Sur le sol encombré par les amas de corps
Ils dansent dans le ciel sous le regard des morts
Ils frémissent et ondulent, puis retournent dans leurs tombes.
Aucune sensation n'est comparable à celle de se réveiller d'un cauchemar.
Cette seconde où on sombre dans un gouffre qui retourne le ventre, puis où on ouvre les yeux avec un sursaut. Et la peur, oh, la peur, qui fige les muscles et se serre comme une vipère prête à frapper.
Léo haleta, le cœur battant si vite qu'il crut qu'il allait jaillir de sa cage thoracique. Les draps autour de lui étaient emmêlés et collés de sueur. Pendant quelques secondes, le monde n'exista pas. Il revit les yeux vides, sur une toile de noir et de rouge, tandis qu'il avait couru pour échapper à la créature; puis, finalement, avait réalisé que c'était lui, le monstre du cauchemar.
Le plafond fuyait. L'homme trouva le goutte-à-goutte apaisant, presque assez pour le calmer. En tout cas, suffisamment pour qu'il se lève, et rejoigne la pièce voisine.
Il n'était pas le seul à avoir des terreurs nocturnes. Quatre autres soldats étaient réunis autour d'une vieille table à un pied, avachis dans leurs chuchotements. Des hommes sans familles, des hommes de sang et de boue, avec la terre entre les ongles et la barbe de plusieurs mois. Ils connaissaient le goût de leurs larmes, l'odeur de la peur, et la survie n'avait aucun secret pour eux.
« Des insomnies, devina l'un d'eux. Ce sera ta première bataille?
- C'est ça. », approuva Léo sans lui demander la même chose en retour, car ceux tels que lui avaient oublié le nombre.
Un autre soldat eut un rictus en se servant un verre de la bouteille d'alcool pratiquement vide. Autour d'eux, les ombres rampaient sur les murs et s'accumulaient dans les coins du plafond, transformant le rare mobilier en contours floutés, vaguement repoussées par une unique chandelle.
« Alors, tu viens d'être engagé. Tu es jeune, les commandants ne connaissent pas ton visage, tu peux déserter. Qu'est-ce que tu fais encore là?
- Je me ferais attraper.
- Quitte à perdre la vie, apprécia le plus proche, autant que ce soit de la main ennemie plutôt que des nôtres. »
Le plus jeune s'assit avec eux, soulagé que l'homme somnole. Il était probablement peu conscient de ce qu'il disait, la main encore posée sur le goulot de la bouteille.
« Battons nous pour la conserver, gronda son voisin de gauche.
- Est-ce que ça en vaut la peine?, demanda Léo.
- Oui. »
Une hésitation. Les regards ne se croisèrent pas, tandis qu'ils se posaient sincèrement la question.
« Oui..., répéta l'un d'eux sans conviction.
- Un jour, on les aura tous tués, affirma celui en face la porte. Et la guerre sera finie.
- Quand? J'en ai assez, et ce jour, je ne le verrai jamais. Je n'ai plus en moi ce qu'il faut pour haïr. »
Des aboiements de chiens passèrent à travers les fentes du volet, avec les sifflements du vent. Celui qui avait parlé en premier porta son regard vers le nouvel arrivant.
« Quel est ton but?
- Juste, survivre.
- Non, pas ça... Ce pour quoi tu es né. Nous sommes tous nés pour accomplir quelque chose. »
La pièce était plongée dans le vacillement de la chandelle qui projetait du noir sur les visages, les têtes qui se hochaient sans écouter ce qui était dit, l'odeur du vin qui glissait le long du goulot.
« Peut-être que je suis né pour mourir. »
Les soldats ne répondirent pas, car ils dormaient enfin, approuvant dans leur sommeil.
*****
Léo n'avait jamais eu peur du vide.
Son premier souvenir se déroulait près du bord. Perché au sommet d'une colline, qui pour l'âge qu'il avait eu, était un gouffre qui s'enfonçait jusqu'aux entrailles de la terre. Il s'était penché, presque jusqu'à basculer, et le temps s'était suspendu, pendant qu'il fixait le sol si loin en-dessous. Tombera? Tombera pas?
Puis quelqu'un, il ne se rappelait pas qui, était arrivé en criant et l'avait tiré en arrière.
Des années plus tard, il était repassé au même endroit, et cette scène lui était revenue brutalement, si vive qu'un instant, il avait cru être redevenu enfant. Ç'aurait pu n'être qu'un souvenir de rien du tout, ou la chose la plus importante au monde. Il n'avait plus jamais oublié cette sensation de flou dans le ventre, se délectant de la peur venue de l'instabilité.
À présent, ce n'était plus la même chose. Léo se demandait comment il avait pu aimer la peur. Elle était devenue violente et permanente – il appuyait fort sur son ventre pour calmer les nausées. Il laissa dériver ses yeux sur les Landes Grises. Une grande étendue stérile et humide, à cause des crues de la rivière qui se jetait dans la Mer Fauve – dont il discernait les reflets bien plus loin. Il était au sommet de la montagne qui encadrait le territoire, et put à loisir admirer son lit de mort. Il vit un sol piétiné par les bottes, une terre retournée pour en extraire l'eau, et des tentes qui en couvraient des portions entières. Il s'agissait d'une vie lasse et contrainte, qui voulait fuir ce monde qui ne leur était pas destiné.
Désormais, les conversations s'étaient tues, pour laisser leur place aux prières. Car, de l'autre côté, les Vhor avaient remué. Les Vhor avaient défait leur campement, et hissé leur étendard, le loup à la gueule grande ouverte sur fond pourpre. Les fanions claquaient, clairement visibles sur le ciel incolore.
La nuit était tombée, et au matin, les Vhor étaient juste là, armés et prêts. Ce n'était pas comme si personne, au campement de Léo, ne s'était attendu à l'attaque. Dans la nuit, les guetteurs avaient discerné du mouvement, et les éclaireurs n'étaient pas revenus.
Ainsi, il avait enfilé son armure, alors qu'il voulait juste dormir et ne pas se réveiller avant très longtemps. Son plastron, constitué de trois plaques rattachées par un tissu cuirassé, semblait peser plus lourd qu'en entraînement.
Les mares boueuses se situaient en-dessous du terrain, empêchant de distinguer ce qui se déroulait au-delà des parois humides, mais il entendait les hurlements qui annonçaient la bataille à venir, le tumulte qui montait. Un sentiment lui donnait envie de se débarrasser de ses vêtements et de sa peau, pour extraire ce quelque chose qui faisait dégringoler ses entrailles. Tout brûle, fait mal et hurle.
Une table avait été dressée sur une portion de terre à peu près sèche, avec un pied qui plongeait à moitié dans ce qui n'était pas tout à fait de l'eau, mais pas tout à fait de la terre non plus. Une fange dont l'odeur était tout de même plus profitable que celle qui viendrait, celle qu'apprécient tant les corbeaux. Le reste n'était que vase et sel, avec quelques îlots. La mer, en s'asséchant, n'avait laissé que cela derrière elle.
L'homme se dressa aussi dignement qu'il en était capable devant ceux assis autour de la table, et frappa son épaule de sa main gauche. On lui fit signe d'un mouvement de tête qu'il pouvait se détendre, ce qu'il fit aussitôt, car il n'avait aucune envie d'honorer ceux-là.
Une seule des trois se leva. C'était une femme qui ne portait pas l'uniforme cabossé des soldats moyens. Son armure était émaillée d'or et de tissus pourpre qui faisaient sonner son regard, et la hissaient au rang de la plus majestueuse créatures des Landes. Pourtant, ses mains tremblaient de fatigue, et Léo devinait les heures qu'elle avait passées là, sur les cartes, à tenter désespérément de trouver le plan qui ferait le moins de morts possibles.
« Vous m'avez fait appeler, annonça-t-il. Que voulez-vous de moi?
- Que tu meures dans ces landes, comme tous les autres. », répondit un des hommes encore assis.
L'autre tapa la table du poing.
« Cesse! »
Puis ils se tournèrent d'un même mouvement vers la femme, comme attendant qu'elle règle leur conflit, mais elle ne détourna pas ses yeux de Léo, qui put y distinguer à loisir les étincelles d'or qui y dansaient; cela sous l'effet du reflet de son plastron orné d'un oiseau stylisé. L'emblème du clan Tori. Selena Tori n'avait pas gagné sa place en tant que générale de l'armée par son seul talent. Et c'était pourquoi elle ne mourrait pas avec les autres: car elle avait pu avoir les meilleurs maîtres d'armes, et l'armure la plus coûteuse en ces lieux.
« Ton nom, soldat?
- Léo, générale.
- Léo quoi?
- Juste Léo, générale. »
Lui, n'avait pas eu la chance d'avoir un titre. Ou s'il en avait eu un, il l'avait oublié. Il avait quatre ans, et il se penchait dans le vide. Il avait sept ans, et ses parents se tournaient vers lui. Il avait neuf ans, et sa sœur naissait. Il avait onze ans, et il voyait leurs corps à tous, et le voleur surpris qui s'enfuyait. Il avait treize ans, et il vivait avec d'autres enfants, tous victimes de la même tragédie, celle qui court toujours en temps de guerre. Il avait vingt ans, et il retrouvait le tueur, et cette fois c'était lui qui avait le couteau, et l'autre le suppliait – et qui a ses entrailles par terre, maintenant? Il avait vingt-cinq ans, et il s'apprêtait à mourir sur le champ de bataille.
« Bien, Léo. J'ai une mission pour toi. On m'a dit que tu étais rapide. Regarde ce papier. Il doit absolument parvenir au général Diurne. Il se situe à l'ouest de notre armée, au cinquième bataillon. C'est celui auquel tu es affilié, n'est-ce pas?
- Oui, générale.
- Alors, tu sais à quoi il ressemble.
- Oui, générale. »
Il prit le rouleau qu'elle lui tendait, celui dont le contenu valait plus que sa propre vie.
« Là-dedans, prévint Selena Tori, il y a les descriptions des mouvements supposés de l'ennemi. Nous en aurons besoin pour gagner cette bataille.
- Compris, générale.
- Quelque chose à dire?
- Non.
- Alors, va. »
Et elle se détourna, épaules affaissées, car elle n'avait plus la force d'attendre qu'il soit parti pour montrer son désespoir. Il salua, puis s'éloigna dans la fosse, en direction du lieu où la paroi effondrée lui permettrait de remonter.
Il y eut un rugissement lointain, et le sol sembla frémir.
Les combats avaient commencé.
*****
Léo avait compris depuis longtemps qu'il n'était rien. Il n'avait pas de personnalité, il n'était personne, seulement un amas de chair qui se mouvait pour détruire les autres.
Il n'avait aucun putain de sens.
La seule valeur qu'avait sa vie se mesurait aux armes qu'il pouvait porter. Le couteau facilement maniable qui pendait à sa ceinture, le second dissimulé sous la plaque qui faisait le tour de son ventre, et le gant de cuir avec des piques aux jointures pour mieux frapper. Les Vhor étaient faibles au corps-à-corps; rapprochez-vous!, avaient dit les instructeurs Alathirs.
Leur emblème battait au vent, accroché à de longues tiges. Une belle couleur verte, et ses nervures noires. Les différents escadrons étaient en lignes, inquiets, séparés chacun par un kilomètre, fixant l'avancée ennemie. Entre eux, les plantes avaient été piétinées lors des déplacements, transformant le sol en un simple boue jonchée de traces. Le soleil se levait dans leur dos, à l'opposée des montagnes qui faisaient le tour d'une partie des Landes. Les troisième et sixième escadrons avaient déjà entamé le combat.
Les Vhor, eux, n'étaient pas séparés en groupes. Ils n'étaient qu'une immense masse barbare et menaçante, dans leurs armures grises et cloutées sur les épaules. Spécialistes en attaques-éclairs et en destruction, ils avaient la réputation de n'avoir peur de rien. Léo en avait déjà vus, dans une taverne proche de la frontière, qui acceptait Vhor comme Alathirs tant qu'ils avaient de quoi payer.
Des fois, il se disait que les choses auraient pu être différentes. Il aurait pu avoir un métier. Il avait eu une bonne éducation, après tout. Il savait négocier, faire les réparations nécessaires dans une maison, la lessive, lire et écrire, dresser un chien, identifier les champignons comestibles et vénéneux, cuisiner, couper la tête d'un lapin, poignarder quelqu'un. Il était devenu utile à partir du moment où il avait compris que ces deux derniers points n'étaient, tout compte fait, pas si différents.
C'était bien ça, qui l'avait mené sur ce champ de bataille, lors d'une soirée trop alcoolisée où les recruteurs lui avaient mis un contrat sous le nez.
Léo finit par atteindre son escadron, signalé de loin par les cinq bandes rouges le long de la tige qui soutenait le drapeau. Le général Diurne était repérable de loin grâce à son cheval, un des seuls en ces lieux. L'animal était en tenue de bataille, poitrail et haut de la tête protégés par une armure qui laissait passer ses oreilles. Léo se dit distraitement que celle du cheval était plus belle que la sienne. Quant au général lui-même, son casque orné de crins verts laissait passer sa barbe par le dessous, et d'innombrables sangles de cuir laissaient pendre tout autant de couteaux de belle orfèvrerie.
Il sentit son regard entre les fentes du casque, et après l'avoir salué, Léo tendit le message. L'homme le saisit de ses mains gantées, et l'ouvrit; après l'avoir rapidement parcouru, il déclara d'une voix à moitié étouffée par la protection de sa tête:
« Merci, soldat. Va à ta place, maintenant. »
Léo rejoignit les rangées de camarades, qui s'entraînaient tardivement. Pour eux, pas de casques. En revanche, ils avaient un petit bouclier incrusté dans leur gant gauche, afin de parer les faux que les Vhor leur lanceraient. Cent vies en tout, protégées chacune par un petit bout de métal.
Une trompe résonna par cinq fois, et ils surent que c'était leur tour.
Diurne cabra son cheval, qui retomba lourdement, puis le fit passer entre les lignes de soldats, détaillant leur tenue, s'assurant d'un regard que les vêtements qui pourraient leur sauver la vie étaient correctement installés. Il y eut un discours, dont Léo n'entendit pas un mot. Les battements de son cœur noyaient chacune des phrases proférées.
Leur formation en carré s'ébranla, d'abord à contrecœur, puis ceux du fond se sentirent exaltés par les cornes qui retentissaient encore, et se mirent à pousser ceux de devant. Le général trottinait en tête, et quand il se lança au galop, ils se ruèrent à sa suite.
Il vit le blanc des yeux de Vhor, qui se tournèrent dans leur direction. De près, ils étaient moins terrifiants qu'il ne les avait imaginés. En fait, ils auraient pu être des Alathirs, si ce n'était leur armure grise et poinçonnée de part en part.
Puis son souffle se coupa; et les rangées de derrière percutèrent son dos.
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