Chapitre 5 - Les malheurs de Nina

L'après-midi a filé comme le vent, et nous voilà déjà au beau milieu de la soirée. La salle se remplit au fur et à mesure. A leur arrivée, les clients inspectent le billard d'un air intrigué, mais n'osent pas s'en approcher pour autant. Heureusement l'alcool finit par atténuer leur appréhension et des attroupements se forment tout autour. Étonnamment, c'était donc plutôt une bonne idée. Je dois admettre que cette vieille peau avait raison ! Les clients s'amusent, restent plus longtemps, consomment plus. Sa technique est bien plus efficace que mes petits bonbons de pacotille...

Mais je viens de me rendre compte... Ce billard est bel et bien néfaste pour notre bon développement : je n'ai rien raconté aux autres à propos de Lisa ! Et dire que j'ai aussi oublié de lui demander son numéro... Mais quel imbécile je fais !

— Vous savez quoi ?

— Quoi qu'est-ce qu'il y a Albert ? me demande Ulysse.

— Devinez, dis-je en faisant sautiller mes sourcils.

— Je sais pas...

— Nina t'en penses quoi ? Nina... Nina... Tu veux bien lâcher ce téléphone deux minutes, j'ai accompli un truc génial aujourd'hui !

— Ça sera ton épitaphe ? me lance-t-elle sans lâcher son téléphone des yeux.

— Et bim dans les dents, tu l'as bien cherché ! me dit Ulysse en rigolant.

— Ça sera ton épitaphe ? redit-elle sur le même ton.

Vous vous rappelez quand je vous ai dit que ma vie était une sitcom, et bien "ça sera ton épitaphe ?" en est l'exemple parfait. Le comique de répétition, la punchline que tout le monde place toutes les deux minutes, à longueur de journée ; cette phrase est le fameux running gag devenu fade. Elle était vraiment drôle au début : originale, saupoudré d'humour noir et point bonus s'il y avait connotation sexuelle. Mais j'ai commencé à m'en lasser... Nina et Ulysse la trouve toujours drôle, alors je me force à rigoler...Mais ça n'a pas le même goût que les premières fois... Ça sera mon épitaphe !

— Les gars... faites un petit effort... Allez, devinez !

— Bon dis le nous... On donne notre langue au chat.

— Je lui ai parlé !

— Parler à qui ? demandent Nina et Ulysse en même temps.

— Bah la fille ! Cheveux roses, bouclés, super belle, celle qui traine dans le quartier depuis une semaine !

— Génial, et encore un harceleur de plus ! S'exclame Nina.

À ce moment là, on a compris que Nina n'allait pas bien. Quelque chose devait la chiffonner. Quand elle est contrariée, Nina peut devenir une tout autre personne. Elle est très gentille Nina, mais dès qu'une chose l'énerve, il ne vaut mieux pas la chercher. Exception à la règle : tata Sylvie. Elle est bien plus imposante que n'importe quel dictateur de ce monde. Hum... Je m'égare.

— Désolée, mais c'est que... Ça m'énerve ! s'excuse-t-elle.

— Bonsoir, euh... Un baron pêche et deux Jägerbomb s'il vous plaît, s'interpose un client.

— Je m'en charge, me chuchote Ulysse, occupe-toi de Nina.

— Tu veux en parler Nina ?

— Attends qu'il parte, répond-elle en cachant son visage et en pointant du doigt le client qui venait d'arriver.

— Elle boit quoi ? Tu veux que je t'offre un verre la d'moiselle ? demande-t-il brutalement.

Elle se fige sur place, les yeux plissés, la bouche crispée, les poings serrés : une bombe sur le point d'exploser. Vous savez, on dit souvent que quand on est sur le point de mourir on voit sa vie défiler devant les yeux. Je pense plutôt que le temps ralentit, du moins notre perception du temps. Comme si la vie nous laissait profiter de ses tout derniers instants. Pour que l'on puisse avoir une ultime pensée pour nos proches et une nouvelle considération pour ceux qu'on va rejoindre. Un peu comme lorsque nous étions invités chez un ami, étant petits. Au moment de partir, l'instant durant lequel les parents discutaient entre eux était comme suspendu dans le temps, nous étions présents et absents de chez nos amis tout à la fois. Enfin, je m'égare encore une fois. En tout cas, ce pauvre jeune homme, lui, ne voit pas le temps ralentir tandis que la main de Nina s'écrase contre sa joue. Moi, si. J'observe les moindres traits de son visage se déformer par la rage, alors que chacune de ses phalanges se contractent pour lui assigner le coup fatal, tout simplement parce que j'imagine déjà comment je vais, ou plutôt comment je ne vais pas, calmer ce type. Et voilà, elle vient de lui laisser une belle trace sur le visage. Je m'excuse immédiatement auprès de lui, Ulysse lui propose de lui offrir des verres et étonnamment, il accepte sans rechigner. Ils vont jouer au billard ensemble pour repartir sur de bonnes bases.

— Bon ok, Nina, viens. On va faire un tour pour en parler, tu y arriveras seul Ulysse ?

Il acquiesce avec un grand sourire et des étoiles dans les yeux.

— Et si jamais tu revois Maxime, dis-lui qu'on a besoin de lui au bar et que s'il disparaît un soir sur deux... Eh bien... dis-lui que c'est pas bien !

Après avoir marché quelques minutes côte à côte sans rien se dire, je brise le silence entre Nina et moi par un long soupir.

— Ah les filles... Lui dis-je. Je t'ai déjà dit que je lui ai enfin parlé ?

Nina me fixe en fronçant les sourcils.

— Roh c'est bon j'essaye de détendre l'atmosphère ! Allez raconte, elle n'est pas venue c'est ça ?

— Non...

— Boh... tu sais c'est pas si grave hein... C'est pas comme si-

— Elle est avec son copain...

— Ah... Il y a un copain dans l'histoire ? Tu ne nous l'avais pas dit ça.

— Elle ne me l'avait pas dit non plus, qu'est-ce que tu crois ?!

— Et tu vas faire quoi du coup ?

— Je sais pas... d'un côté, elle me plait vraiment... Mais genre vraiment VRAIMENT !

— Et de l'autre ?

— Il y a son copain. Ça fait une semaine et elle ne me l'a pas dit !

— Forcément si vous n'avez pas la même orientation...

— Non, elle est bi ! Mais c'est pas ça le problème... C'est surtout le fait qu'elle ne m'en ait jamais parlé, alors qu'on se parle... Tout le temps ! Et de tout !

— De tout ?

— De tout et de rien ! Même des détails les plus intimes de sa chatte !

— Son animal ?

— NON ! SA CHATTE, SON VAGIN, SON FOURREAU ! crie-t-elle en dirigeant ses mains vers son entrejambe.

— Woh woh woh, crie pas comme ça, les gens nous regarde bizarrement...

— Ouais bah je m'en bats les ovaires ok !?

— Tu ne te serais pas faite friendzonée par hasard ?

— Si, j'en ai bien peur...

— Tu sais comment ça va se finir ?

— Oui...

Nina a eu deux histoires d'amour - enfin une et demie, vous allez comprendre - la première demie s'est passée au début du lycée, avec un mec, oui oui avec un mec. Ils se sont mis ensemble lors d'une soirée d'anniversaire. Lui n'avait d'yeux que pour Nina, et elle... eh bien... elle avait les yeux rivés au sol. A cette époque, elle avait déjà des doutes sur sa sexualité, mais rien de plus. Être sûr de soi à 15 ans, en son fort intérieur et devant les autres, n'est pas chose facile. Mais heureusement certains événements peuvent déclencher le déclic. Pour Nina, le premier baiser avec Jean-Luc - oui il s'appelle vraiment Jean-luc - fut le déclencheur de son assurance.

Jean-Luc était un type normal, extrêmement dans la moyenne. Des cheveux longs, un jean troué, un sweat gris, un t-shirt des red hot et un malheureux appareil dentaire le suivaient où qu'il aille, y compris à la soirée où eut lieu le fameux baiser. Après quelque verres et beaucoup d'ennui, Nina s'était décidée à lui laisser une chance : elle s'isola avec lui et l'embrassa. Ce fut les cinqs minutes les plus LONGUES de sa vie. Ce qui devait se résumer à un petit bisou sur la bouche, s'est vite transformé en une soupe de langues et de salives, agrémentées d'un petit arrière goût de fer. Et comme si ça ne suffisait pas, sa vraie première histoire d'amour, Emma, a débarqué au beau milieu de leur échange salivaire. Quand Nina croisa son regard, toujours scotchée aux lèvres de Jean-Luc qui lui nettoyait les gencives, son coeur s'arrêta de battre. Elle repoussa brusquement le pauvre Jean-luc, dont les lèvres étaient toujours reliées aux siennes par un fin filet de bave.

Après cet épisode, Nina est restée avec Jean-Luc pendant trois semaines par peur de le chagriner, mais elle ne pouvait arrêter de penser à Emma. Heureusement elle trouva le courage d'avouer sa sexualité à son pot de bave, et quelques semaines après, son amour à Emma. Elles se sont mises ensemble, puis se sont quittées d'un commun accord six mois plus tard. D'après Nina, ce fut une belle histoire, rendue étonnamment possible par Jean-Luc, et qui lui fait affirmer encore aujourd'hui qu'elle ne regrette rien.

— Dis-moi ce que je dois faire ! Tu t'y connais toi !

— Oh tu sais la drague, c'est avant tout le naturel ! Il n'y a pas de réel méthode...

— Mais non, me coupe Nina, je ne parle pas de drague, je parle de friendzone !

— Qu'est-ce que tu insinues, là ?

— Rien de spécial, mais avoue que de nous trois, c'est toi qui détient le record de...

— Le record de quoi ?! De râteaux !?

— Non c'est pas ce que j'allais dire, je parlais des noms dans l'arbre ! De nous trois c'est toi qui en a le plus mis !

— Non, c'est même pas vrai d'abord ! Regarde Ulysse ! Lui il en a mis... Euh... Combien il en a mis ce con ? Un... Deux... Tr...

— Deux, il en a mis deux et toi cinq !

— T'es sûre et certaine ?

— Oui je le suis !

— Certaine d'être sûre ?

— Mais oui bordel !

— Ouais enfin... Tout ça c'est relatif !

— Mais oui bien sûr... Du coup, un conseil ?

— Non ! Bon allons mettre ce nom dans l'arbre, qu'on en finisse...

On appelle entre nous le végétal en question l'arbre qui fait peur, tout simplement parce qu'il... Fait peur. Néanmoins c'est devant cet arbre que nous avons rencontré Nina sur le chemin de l'école, et malgré son aspect repoussant, il est devenu notre point de rendez vous, un endroit pour se ressourcer, se concentrer, se détendre. C'est un très vieux et très grand olivier, dont le tronc est percé d'un grand creu, et c'est l'une des plus grandes attractions de notre modeste ville de province. Cet arbre est le sujet principal de pas mal de légendes urbaines à cause des questions qu'il suscite : Quel âge a t'il ? Qui l'a planté là ? Pourquoi ? Et comment peut-il être aussi flippant ?

L'on ne saurait expliquer pourquoi son intérieur semble creu, ou pourquoi son tronc est fendu en deux. Comment il tient encore debout malgré son aspect de lépreu. Il a résisté à toutes les tempêtes et violents orages qu'a connus la ville. Plus étonnant encore, il semble imperméable à la foudre et l'herbe à ses racines reste inlassablement aussi verte que durant les doux jours de printemps. Ce qui fait de l'olivier la première muse de tous les conteurs de la ville.

Certains disent qu'en dessous de l'arbre se trouve la maison abandonnée d'un alchimiste fou, qui aurait sauvé la ville de la peste noire. D'autres que si l'on reste trop longtemps à ses alentours, les âmes qu'il aurait aspirées pousseraient des râles d'agonie pour alerter les vivants. Le maire, quant à lui, se plaît à dire qu'il est le gardien de la ville et qu'il est là pour chasser les mauvais esprits et la malchance qui tournent autour de l'olivier. Enfin, finalement, nous on l'aime bien cet arbre flippant, je pense qu'il est juste paumé, comme nous tous.

— Attends, mais... Ce n'est pas Maxime là-bas ? Près de l'arbre ? me chuchote Nina.

— Quoi ? Où ça ? Je vois rien...

— Mais si, là ! Regarde ! Il est accroupi derrière l'arbre... On dirait qu'il... Qu'il se cache...

— Ah oui putain ! Mais si, c'est lui ! Qu'est-ce qu'il fout ?

— Oh ! S'étonne Nina. Il regarde vers nous, il nous a vus ? Tu crois qu'il nous voit ? Attends, je lui fais coucou.

— Mais non, mais arrête Nina ! Il va nous voir... Et merde il nous a vu...

— Ah, tu vois, il nous fait coucou lui aussi ! COUCOU MAXIME !

— Non mais non mais chut ! Je crois plutôt qu'il nous dit de dégager...

— Oh il se relève... Il vient de jeter une... mallette dans le trou de l'arbre ?

— Oui, bah, c'est bon, je l'ai vu, tu sais t'as pas besoin de tout me décrire hein...

— Euh il vient vers nous, en tout cas.

— Il court vers nous ouais ! Et il court vite ce con !

En arrivant à notre hauteur, Maxime nous conseille de fuir au plus vite et surtout le plus loin possible. À peine le temps de le voir disparaître dans la nuit que l'on entend d'autres pas précipités venir de derrière l'olivier. Surgissent alors trois hommes, vêtus de costumes traditionnels chinois, vraisemblablement essoufflés par leur course, ils s'arrêtent près de l'arbre.

— Nina, on fait quoi nous maintenant ? On s'enfuit aussi ou c'est trop tard ?

— Bah... Techniquement c'est Maxime que ces hommes recherchent, pas nous...

— Hum... Ouais.

— Bon bah, je vais mettre mon nom dans l'arbre et on retourne rapidos au bar, dit-elle en commençant à avancer.

— Ok, très bonne idée. Attends. Et si jamais ils nous parlent ?!

— Et bah, c'est pas grave on va leur répondre !

— Mais oui mais si c'est par rapport à Maxime ?! Et... Et si jamais on n'arrive pas à comprendre ce qu'ils disent à cause de leur accent ! Je vais passer pour quoi ?

— T'as qu'à parler avec un accent espagnol, comme ça vous serez à égalité.

Parfois, Nina fait preuve de beaucoup trop de courage, ou d'inconscience... Appelez-ça comme vous voulez. Nous marchons vers l'arbre, Nina pleine de détermination et moi, d'appréhension. Arrivés à destination, la tension est palpable. Les trois hommes nous regardent du coin de l'oeil, tandis que Nina écrit tranquillement le nom de sa bien-aimée sur un petit bout de papier.

— Nina si tu pouvais te dépêcher s'il te plait... Ça sent le sapin...

— L'olivier tu veux dire ?

— Quoi ?

— Bah c'est un olivier pas un sapin !

— Mais non mais c'est une expression Nina !

— Je sais, me répond-elle d'un air amusée. Aide moi si tu veux que ça aille plus vite...

— Tu as vraiment besoin d'aide pour écrire un nom ?

— Mais non, éclaire-moi ! Je vois rien, il fait trop noir.

— Ça sera ton épitaphe ?

— Albert...

— Oui oui c'est bon, j'arrive...

En éclairant Nina à l'aide de mon téléphone, j'arrive à entrevoir la mallette que Maxime a jeté dans le tronc de l'olivier il y a quelques instants. Je me demande bien ce qu'il y a à l'intérieur, des documents compromettants ? Confidentiels ? Est-ce que ces hommes derrière mon dos, qui nous regardent d'un air circonspect recherchent cette mallette ? Est-ce que Nina pourrait bouger ses fesses ? C'est quand même pas compliqué d'écrire un pauvre nom sur un papier !

— Albert... Tu marmonnes encore, me souffle Nina du coin de la bouche.

— Oui bon dépêche-toi !

— Attends... Juste un petit moment... Et voilà ! J'ai fini !

C'est pas trop tôt ! Il est temps de mettre mon petit plan en place. Je fais mine de refaire mes lacets, en prenant bien soin de le faire aussi lentement que Nina a pu écrire quelques lettres sur son bout de papier. Celle-ci commence d'ailleurs à s'impatienter, je l'entends taper du pied sur le sol. Tant pis, elle attendra. Le plus important c'est que les bonhommes... Ah ! Ils s'en vont ! Oui... Oui... Voilà, ils tournent à droite au carrefour, et hop ! Hors de vue ! Je récupère la mallette, mais... Elle me résiste ?! Je n'arrive pas à la retirer ! Et pourquoi ai-je si froid tout d'un coup ? Ça commence à me faire flipper, allez, viens stupide mallette ! Viens ! Argh... Je commence à ne plus sentir mes doigts, si ça continue je vais y laisser mon bras !

— Bon t'as bientôt fini ? Me presse Nina.

— Hein ? Mais c'est que... Je n'arrive pas à...

— Bon, laisse moi faire, me dit-elle en me poussant sur le côté.

— Écoute Nina, je ne vois pas pourquoi tu y arriverais mieux que-

— Ça y est, je l'ai, m'affirme-t-elle en me montrant la mallette.

— Mais comment.... ?

— Bon et si on rentrait ?

Sur le chemin, je n'ai pas osé parlé plus longuement de ce qui venait de se passer à Nina. La soirée a été assez éprouvante comme ça et je ne sais plus vraiment où j'en suis. Cela dit, la bonne nouvelle c'est qu'Ulysse s'est incroyablement bien débrouillé sans nous. La mauvaise, c'est qu'on a aucune idée d'où peut se trouver Maxime... Reste maintenant à savoir où il a pu disparaître et pourquoi ces chinois en avaient après lui. Ils ne font pas partie d'un gang au moins ?! Si jamais la mafia chinoise me tue à cause de toi Maxime, je te tue !

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