Chapitre 2 - Le dragon

Ça fait une semaine que papa est parti en vacances et toujours pas de tata Sylvie en vue. Mais tout ça me semble un peu trop beau pour être vrai. C'est le calme avant la tempête. Ne me regardez pas comme ça ! Je vous sens me juger. Vous me prenez sûrement pour un fou, mais le plus fou parmi nous, ce n'est pas moi ! C'est tata Sylvie ! Laissez-moi vous raconter une petite histoire, l'histoire d'un dragon. Je parle bien sûr de Sylvie. Tata Sylvie. Le conte que je vais vous narrer est une histoire vraie. Toutes ressemblances avec des personnages réels est volontaire.

L'histoire commença pendant une douce nuit d'été. Le soleil venait de se coucher, le ciel était dégagé. Ulysse et moi allions rejoindre Nina dans sa maison pour camper dans son jardin. On avait à peine 14 ans. Nous étions très excités à l'idée de dormir sous les étoiles, pour tout vous dire on avait même préparé des petites d'histoires qui font peur. Plein de rêves dans nos têtes et de friandises dans nos sacs, nous étions fin prêts, criant d'enthousiasme. Et ne voyant pas le danger arriver.

Au moment de sortir de la maison, une femme nous a arrêtés : Tata Sylvie. À cette époque, elle sentait déjà le parfum de vieille dame, le même parfum qui vous pique les narines et qui reste sur vous pendant des heures. Ce doux parfum de méchante vieille dame dans les films, ou du moins l'idée que je me fais des parfums de méchantes vieilles dames dans les films.

Elle nous barrait la sortie, et de sa voix de sorcière, elle nous dit : "Alors les enfants, où est-ce que vous allez gambader comme ça ? Quelles bêtises allez-vous encore faire ? Il est bien trop tard pour sortir à une heure aussi tardive, surtout pour de jeunes gens jeunes comme vous, qui êtes SI jeunes !" Bon là, ça ne fait pas trop peur, mais je vous jure, que si vous y étiez, vous auriez eu la peur de votre vie !

Alors, moi, prenant tout le courage qui me restait, je me suis dis : "Oh elle veut juste un petit bisou, puis après elle nous laissera partir." Naïf que j'étais, je suis parti me jeter dans la gueule du loup, et les deux pieds devant. Je l'ai laissée me serrer fort dans ses bras, son horrible parfum m'assiègeant les narines, ses lèvres moites se collant sur mes joues. Mais c'était pas fini, elle en a profité pour me glisser à l'oreille : "Je sais que tu caches des bonbons dans ton sac, alors si tu ne veux pas que je le dise à ton papa, tu vas m'en donner 50%" Oui, je venais de me faire racketter par une vieille dame, et ça sous le regard impuissant d'Ulysse.

Quand on avait dû expliquer à Nina comment on avait perdu la moitié de nos bonbons, elle n'avait pas pu s'empêcher de se moquer de nous. En tout cas, on a pu retenir de cette mésaventure que Sylvie était bien plus flippante que toutes les histoires effrayantes qu'on se racontait sous la tente. Parce que oui, voler des friandises à un gosse, c'est l'une des choses les plus cruelles qui puissent exister, et je continue de le dire et le penser, des années après cet horrible événement.

Ça s'est d'ailleurs confirmé pendant une autre douce nuit d'été, quelques années plus tard. A croire que Sylvie prenait plaisir à nous gâcher nos vacances. C'était devenu notre rituel de camper dans le jardin de Nina pendant la période estivale. On venait tout juste d'avoir notre bac et contrairement à tous les jeunes de notre âge, on n'allait pas se bourrer la gueule toute la nuit pour fêter ça. Peut-être bien parce qu'on avait pas de lieu adéquat, d'argent... d'amis pour fêter avec nous. Mais nous on préfère dire qu'on était des gens sérieux! Non, nous, on allait faire fondre des chamallows autour d'un petit feu improvisé et quelques bières. C'est très ironique quand même d'être le fils d'un tavernier et de ne pas fêter un événement comme ça dans un bar... Mais, que voulez-vous, la tente nous suffisait. On était comme hors du temps, plus rien d'autre que cet instant ne comptait... Mais c'est là que le drame est survenu...

— Ulysse ! Albert ! Une dame veut vous voir ! nous annonça le père de Nina depuis la porte.

— Une dame ? Me demande alors Ulysse. T'imagines si c'était Sylvie !

— Ouais enfin, tu rigoles mais imagine si c'était vraiment elle !

— Hé ! Si vous allez là bas, vous laissez ici les chamallow ! J'ai pas envie qu'on en perde encore la moitié !

— Bon les enfants ! Vous venez ?! cria de nouveau le père de Nina.

Je me suis donc avancé vers la porte, avec à ma gauche, le souvenir de Tata Sylvie m'embrassant de force, et à ma droite, Ulysse. Et à sa gauche, l'odeur de chats arrosés d'eau de cologne de cette mégère. Attendez... C'était pas moi à sa gauche ? Oh et puis merde ! Quand le père de Nina s'est décalé pour nous montrer "la dame", mon coeur s'est arrêté. Ulysse avait raison... C'était vraiment elle... Avec son chapeau à fleur, sa jupe à carreaux mauves et ses colliers à perles multicolores. On s'est tous les deux stoppés net dans notre lancée. Sylvie, elle, nous faisait signe de la main de s'approcher. Le va-et-vient de son doigt fripé, orné d'une grosse bague et surmonté d'un ongle vernis de rose, me glaçait le sang. Je pouvais distinguer un rire narquois sur ses lèvres...

— Je vous laisse avec Madame, dit le père de Nina en nous abandonnant.

— Oh je ne resterai pas longtemps, je ne veux pas vous importuner plus que ça ! Lui répondit-elle elle d'une voix faussement mielleuse.

— Sylvie, qu'est-ce qu'il y a ?

— Ooooh, TATA Sylvie s'il te plait, tu n'aimes plus m'appeler tata Sylvie ?

— Euh non c'est pas ça mais... C'est qu'on est pressé là, tu voulais nous dire quoi ?

— Qu'est-ce qui peut bien presser de jeunes gens en vacances ? Je vous le demande... Vous savez à mon âge, on a plus la force de courir après le temps... Et encore moins après les... jeunes hommes, dit elle en dévorant Ulysse du regard. Mais dit donc, c'est que tu as bien grandi Ulysse !

— Et bien... Merci... Lui rétorqua Ulysse plein d'inquiétude.

— Il est poli en plus, comme il est mignon ! Tu ne chercherais pas, par hasard, une personne... D'expérience pour t'accompagner ?

— Hein ? Mais m'accompagner où ?

— Ho je ne sais pas, ton imagination est la seule limite...

— Non ! Ça Ira! affirma-t-il instantanément.

Il était droit comme un piquet, paralysé par la peur... Ou par le regard de Sylvie, ressemblant fort à une vieille médusa sur-parfumée.

— Oh... C'est bien dommage, et bien tenez, c'est votre père qui m'envoie pour vous donner ça, me dit-elle en me tendant un panier d'oseille.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Ce sont les affaires que vous avez oublié en partant !

— Ah merci Sylvie... Euh tata Sylvie.

— De rien mon enfant, vous pouvez partir maintenant.

— Oui... Et bien... Au revoir ?

— Oui ! Au revoir, allez y je vous regarde partir, dit elle avec un très grand sourire.

— Euh... Très bien... On y va, Ulysse ?

— Oui-allez-au-r'voir ! ajouta-t-il en guise de réponse tout en me tirant par la main.

Et là, alors que nous partions, elle glissa : "Je lui croquerais bien les fesses à ce jeune homme." Je ne sais pas si elle voulait qu'on l'entende ou pas mais... On l'a très clairement entendu ! Ulysse est resté muet pendant un bon quart d'heure. Le pire dans tout ça c'est que Nina s'est encore foutu de notre gueule...

Mais elle a vite arrêté de le faire, après qu'elle ait elle-même été confrontée à la terreur tatasylvienne. Je n'étais pas présent le jour où cet événement tragique s'est produit. C'était en plein hiver, la chaussée était glissante et le vent à vous congeler les oreilles. J'étais sur le chemin pour rejoindre Nina et Ulysse au bar. Ah ce chemin, que je l'aime ! Déjà parce que c'est celui que je prenais pour aller à l'école : je m'imaginais vivre de grandes aventures, comme un con, mais ça égayait le trajet. Ensuite, parce que c'est sur ce chemin qu'avec Ulysse j'ai rencontré Nina. Enfin bref je m'égare, je vous raconterai cette anecdote une autre fois... Il y a un arbre qui fait peur dans l'histoire, j'en dis pas plus.

Donc, je disais! Je marchais vers le bar, tranquillement, sans douter une seule seconde de l'agréable de la journée, quand, me rapprochant de plus en plus de l'entrée du Grand Lion, j'aperçus Nina dans les bras d'Ulysse. Rien de grave, me dis-je ! C'était sûrement parce qu'elle avait froid, et c'est vrai qu'Ulysse tient chaud - c'est phénoménal à quel point cet homme est une bouilloire sur patte, à croire que son fessier réchauffe l'atmosphère - mais plus j'avançais vers eux, et plus la situation était troublante : Nina avait les yeux dans le vide et Ulysse l'air perplexe.

— Moi aussi je peux vous rejoindre dans votre câlin ? C'est pas que je suis jaloux, mais il fait froid, dis-je en rigolant.

— Salut... Albert... Me répondit Nina d'une voix monotone.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Ça va... Et toi Albert ? J'aime bien ton caleçon.

— Quoi ? Non mais... Qu'est-ce qu'elle a ? Demandai-je alors à Ulysse en chuchotant.

— Je ne sais pas, je l'ai trouvée dans cette état !

— NON JE VOUS JURE QU'IL Y A RIEN ENTRE LUI ET MOI ! cria-t-elle sans prévenir.

— Wow wow oh ! Calme-toi Nina ! Qu'est-ce qui s'est passé ?

— C'est... C'est... Sy.. Sy...

— Prends ton temps, tout va bien se passer.

— C'est Sylvie... Chuchota-t-elle.

— Sylvie ?! m'exclamai-je en même temps qu'Ulysse.

— Oui... Je... Je crois qu'elle vient de me menacer... Enfin je pense...

— Mais comment ça ? Demanda Ulysse.

Bah... Elle m'a dit que, pour mon bien et ma sécurité, je ne devais pas m'approcher d'Ulysse... Que... Qu'il n'était pas à moi et que si je ne suivais pas ses conseils... Il m'arriverait des choses... Mais j'avais beau lui dire qu'il ne se passait rien entre lui et moi... Elle n'a rien voulu entendre... Après elle a marmonné des... choses en me pointant du doigt...

— Celui avec la grosse bague ?

— Oui... Pourquoi ? Demanda-t-elle, inquiète.

— Elle a dû te lancer un sort !

— Arrête Ulysse ! C'est pas drôle ! rétorqua-t-elle en lui tapant l'épaule. Elle m'a vraiment fait peur...

A partir de ce jour-là, notre trio au complet a commencé à craindre les apparitions de Tata Sylvie. Malgré nos tentatives pour convaincre Papa de sa fourberie, il continue de la défendre, toujours et encore. Il prétend qu'elle souhaite seulement nous "enquiquiner", que "ce ne sont que des petites boutades de rien du tout". Blague ou non, elle est sacrément douée pour s'être mise papa dans la poche !

Heureusement, on ne côtoie sa mesquinerie que très rarement; elle est sûrement trop occupée par ses choix de parfums, sacrifices divers et autres rituels vaudous. À vrai dire, je ne sais pas trop ce qu'elle fait de sa vie. Maintenant que j'y pense, on ne sait presque rien sur ce qu'elle fait en général. Apparemment, elle a travaillé en tant qu'infirmière à l'armée, ou bénévole, je ne sais plus trop. En tout cas, elle y a vu des choses dont elle n'aime pas parler et qui l'ont fait fuir le métier... Après 3 ans pour être plus précis, assez longtemps pour devenir folle. Ensuite, elle est devenue comptable, et de temps en temps elle aide Papa avec le bar. D'après lui, c'est une tante "exceptionnellement admirable", et qui a plein d'histoires à raconter... Mais pour ma part, excepté des meurtres de bébés en pleine toundra, je ne vois pas trop. Je ne comprends pas pourquoi Papa vante autant ses mérites, il est bien le seul en tout cas. Ah non, j'avais oublié Maxime, qui l'admire sûrement en cachette pour les leçons de drague inefficaces qu'elle lui a prodiguées. Mais pourtant, il n'a pas caché ses inquiétudes quand il a lui aussi appris la venue surprise de Tata Sylvie.

De toute manière, on s'en est tous inquiétés, mais nous nous y sommes préparés : Ulysse a désormais le réflexe de se tourner dos au mur lorsque quelqu'un rentre dans le bar - histoire de cacher son derrière que nous chérissons tant - Nina se réfugie dans des zones d'ombre, et moi je place stratégiquement des petits pots de bonbons aux quatres coin de la salle. Mais les clients les auront bouffés bien avant l'arrivée de Sylvie, enfin, si elle se décide un jour à pointer le bout de son nez huileux.

— D'ailleurs faut que j'en rachète pour jeudi !

— Quoi ? Tu me parlais ? Me demande Ulysse.

— Non, non mais je vais sortir cinq minutes, il faut que je rachète des bonbons.

— Ok... Tu ne veux toujours pas me dire pourquoi tu as décidé de remplacer les cacahuètes par des bonbons ? Me dit-il d'un air suspicieux.

— AH ! Non c'est... J'essaye de nouvelles choses...

— C'est tata Sylvie ? C'est ça ?

— Oui...

— Et c'est parti pour une séance de frissons collective et synchronisée. On devrait en faire un sport officiel.

— Tu l'as senti ? Dit Ulysse avec inquiétude.

— Oui... J'ai un mauvais pressentiment...

— Moi aussi...

— Bon ! Faut que j'y aille, je vais essayer de faire vite, à quelle heure arrive Nina ?

— Elle finit ses cours dans une heure, elle m'a dit qu'elle viendrait avec une de ses "potes".

— Sa "pote" ?

— Yep, elle même ! affirme Ulysse.

— Bon... Il va falloir bien se tenir du coup !

— Je le crains fort oui...

— Bon allez j'y vais, si jamais tata Sylvie arrive pendant mon absence, tu m'appelles !

Espérons qu'elle ne le fasse pas... La galère que ça serait, plus de bonbon pour la calmer, Ulysse qui se retrouve tout seul. Quelle merde...

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