Chapitre 13 - Bonsoir les jeunes
J'ai dû m'asseoir pour reprendre contenance. Les chinois viennent à peine de sortir, et voilà que Maxime débarque comme une fleur avec ce foutu chat en porcelaine. Je suis exténué. Je n'ai même plus la force de participer à la conversation qui se déroule derrière ma chaise. C'est fou comme la connerie peut fatiguer... Je parle de celle de mon stupide frère, bien évidemment. Et puis, qu'est-ce que sa voix porte, c'est pas possible ! Il pourrait pas arrêter de crier ? Surtout si c'est pour remettre une couche de connerie sur la première...
— Mais puisque je vous dis que je ne l'ai pas volé !
— Alors d'où le sors-tu Maxime ? Je veux des réponses.
— Des coulisses, bordel, des coulisses !! Combien de fois je vais devoir te le répéter Tata Sylvie ?
— Jusqu'à ce que ce soit crédible, imbécile ! Tu ne vas tout de même pas me faire croire que tu l'as simplement trouvé là si ?
— Mais il y était pourtant ! Je ne sais pas qui l'a foutu là, mais ce n'est certainement pas moi.
— Alors quoi, tu vas nous dire que c'est nous qui l'avons volé c'est ça ? lance Ulysse.
— Non ! Mais si ce n'est ni aucun d'entre vous ni moi, alors faudrait peut-être s'interroger...
— Et pourquoi on s'interrogerait pas sur ta capacité à nous mentir, hum ? ajoute Nina.
— Mais pourquoi je vous aurais montré ce chat si je l'avais vraiment volé ?! Je suis pas aussi con que ça !
— Je confirme, dis-je de ma place, vautré sur la table, mais il est pas non plus assez intelligent pour le voler et nous le montrer en bluffant, alors vous inquiétez pas. Et puis au pire, on le rend ce chat, c'est tout. On n'a pas le temps de s'occuper de ça.
— Pas le temps ? Tu vas pas me dire que t'aimerais pas savoir qui a nous foutu dans un pétrin pareil ? m'interroge brutalement Nina.
— Je m'en fous. Arrêtez de brailler et rendons ce foutu chat !
— Et comment tu comptes faire ça ? Tu vas te pointer devant eux en disant "hé, on a votre chat LOL, sans rancune hein".
— Je ne vais pas le rendre de main propre non, je n'ai pas envie de me faire découper en morceau...
— Oh et puis, jetons-le dans l'arbre ! J'en ai par dessus la tête de vos histoires, les enfants ! affirme Tata Sylvie.
— C'est une idée... Commence Ulysse. Mais je me demande si ça va vraim-
— Attends une seconde, comment t'es au courant pour l'arbre Tata Sylvie ? lui dis-je, choqué.
— Comment ça je suis au courant ? Tout le monde aux quatre coins de la ville connaît cet arbre Albert.
— Non je veux dire... Comment t'es venue l'idée de cacher quelque chose à l'intérieur ?
— Oh... Alors vous aussi vous le faîtes ?
— Comment ça "nous aussi" ?!
— Bon on s'en fout de cette histoire d'arbre Albert ! me lance Maxime. Si vous voulez mettre le chat dedans, faîtes-le et puis c'est tout !
— Oui enfin on a une soirée de concours à gérer là...
— Bah alors après ! Les clients commencent déjà à arriver de toute façon.
Très bien. Laissons tomber cette histoire et mettons-nous au travail, c'est vrai que c'est déjà l'heure d'entrée. Les clients entrent petit à petit, calmement, en petit groupe. Ils admirent la nouvelle déco, consomment. Ils essayent le karaoké et massacrent honteusement quelques chansons. Consomment. Ils font une petite partie de billard, consomment. Ils réessayent le karaoké et massacrent éhontément quelques chansons. Consomment. Et cette lasse ivresse, qui les mène à répéter leurs actions tout en ne les répétant pas tout à fait, me fait presque oublier pourquoi nous avons décidé en premier lieu d'installer dans le bar cette affreuse machine à perdre l'audition qu'est le karaoké : Jean-Vivien. Cela fait presque quatre heures que le bar est ouvert et aucun signe de cet être voyageur. Peut-être est-il mort. Qui sait, à son âge ça ne serait pas étonnant.
Nina et Ulysse ont l'air de bien s'amuser là-bas. Je n'ose pas trop aller les voir après leur découverte de ma volonté de quitter le navire. Mais même s'ils m'en veulent pour l'instant, je sais qu'ils se débrouilleront très bien sans moi. On aura quand même passé de bon moment ici, mais comme on dit : "toutes les bonnes choses ont une fin" et pour ma part gérer ce bar n'était pas de tout repos. Il est temps que ça cesse parce que je-
— Et bien, vous m'avez l'air pensif mon cher, me dit une voix de vieillard au comptoir. Et c'est rigolo, vous marmonnez dans votre barbe.
— Oh, euh... Oui ça m'arrive, en vérité on me le dit souvent.
— Je me présente, appellez moi J.
—J ? C'est... Euh... un nom curieux... Moi c'est Albert.
— Enchanté Albert, à la vôtre !
— De même mais non merci, je ne bois jamais pendant le service.
— Comme vous voulez, me lance-t-il avant de boire cul sec son verre. Cela fait longtemps que vous êtes barman ?
— Vous savez, c'est de famille, donc on peut dire que je suis né dedans.
— Aaah, vous reprenez le travail de vos parents donc ? Vous êtes leur successeur ?
— Han. Oui oui...
— Eh bah vous n'avez pas l'air très enthousiaste !
— Non, non ! C'est juste que... Vous savez... C'est... C'est...
— Compliqué ?
— Oui...
— Allez-y tentez quand même de vous expliquer.
— Je ne sais pas, j'ai envie de... de voyager, découvrir des choses... Enfin vous voyez le genre.
— Oui. J'étais pareil à votre âge, vous savez.
— Alors vous avez voyagé étant jeune ?
— Vous insinuez que je suis vieux ? me demande-t-il en rigolant.
— Oh non pas du tout, ce n'est pas ce que je voulais dire, c'est que vous n'êtes pas non plus... très très...
— Jeune ? Oui je le sais bien, je vous faisais marcher. Effectivement, j'ai beaucoup voyagé, énormément même !
Attendez... Est-ce que ce ne serait pas Jean-Vivien en face de moi ? Ce type est un voyageur se faisant appelé J ! Mais... pas de conclusions hâtives, Albert...
— Et vous êtes allé où, si ce n'est pas indiscret ?
— Un peu partout pour tout vous dire, mais principalement en Asie.
Oh mon dieu, c'est clairement Jean-Jean ! Enfin Jean-Japon, enfin Jean-Vivien !
— Enfin, j'ai tellement voyagé que je m'en suis un peu lassé... C'est bien parfois de rentrer au bercail.
— Vous vous êtes lassé ? Dis-je d'une voix où transparaissait l'étonnement..
— Re-servez moi donc un verre je vous prie, dit il en me glissant un billet et quelques pièces.
— Vous avez dû sacrément voyager pour ne plus en avoir envie ?
— Malheureusement oui, on peut penser que quand on fait le tour du monde, on se fait par la même occasion des tas d'amis... La vérité est loin de là, durant tout mon périple, à force de tout le temps me déplacer, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de tisser des liens avec quiconque. Bien sûr que l'on rencontre des personnes formidables, attachantes et charmantes mais jamais l'amitié. Je vous parle de la vraie. Celle qui ne se forge qu'avec le temps, celle qui traverse les années et les distances.
— Peut-être mais... Vous avez vécu bien plus, le tour du monde ! Ce n'est pas rien. Qu'est-ce que je ne donnerai pas pour être à votre place.
— Non, non, ne dîtes pas ça. Vous êtes jeune, profitez de vos amis, de votre famille tant qu'ils sont encore là. Et de votre petite amie, ajoute-t-il en pointant Nina du doigt.
— Ah non ce n'est pas du coup ce que vous croyez, ce n'est pas ma-
— Votre petit copain alors, continue-t-il en désignant Ulysse.
— Euh... Non plus.
— Peu importe, profitez d'eux tant que vous en avez l'occasion. La vie n'est pas courte, c'est ridicule de dire ça, c'est la chose la plus longue que vous allez vivre. Une fois que vous aurez assimilé ça, croyez moi, vous aurez tout le temps que vous voudrez pour explorer le monde, finit-t-il en me faisant un clin d'œil.
Est-ce que ce petit vieux est vraiment en train de me donner une leçon de vie sur la force de l'amitié ? Et dire que c'est celui qui doit nous juger... Merde ! J'en ai oublié le concours... Ouais mais si maintenant je demande à Nina et Ulysse de venir par ici pour l'occuper, il va tout de suite comprendre qu'on l'a démasqué. Putain il nous a bien eu ce con. Qu'est-ce que je dois faire maintenant ? Rah et là ils sont occupés avec le billard et le karaoké, ils n'ont pas dû remarqué qu'il y avait un vieux triste qui était au bar depuis tout à l'heure ! Quoique, il a l'air de bien s'amuser quand même... Mais il faut lui en mettre plein la vue ! Ce n'est pas en passant la soirée à discuter avec moi qu'il va nous juger gagnants... Allez, réfléchis Albert !
— BONSOIR LES JEUNES ! Crie un autre vieil homme en entrant avec fracas dans le bar. OH MAIS C'EST QUE C'EST SUPER ICI ! ROLALA, LES NENETTES ! REGARDEZ MOI ÇA, A VOUS COUPER LE SOUFFLE !
Mais bordel c'est qui ça encore ? Cheveux en catogan, veste en cuir, pantalon vert fluo, lunette de soleil ? Mais qu'est-ce que c'est que ce style ? Il débarque comme un bourrin dans le bar avec deux jeunes femmes aux bras... Visiblement ils sont tous les trois très alcoolisés.
Je croise le regard d'Ulysse qui a l'air tout aussi stupéfait que moi. Il faut vite réagir sinon il va finir par faire fuir les clients.
— Si vous voulez bien m'excuser, dis-je aux clients accoudés au comptoir.
— Oh bon courage ! me répond J tout en s'esclaffant.
Et ben... Au moins il le prend plutôt bien. Je suis vite rejoint par Ulysse sur mon chemin vers cet étrange personnage.
— Ulysse, quand on l'aura mis dehors, il faut que tu viennes au bar avec Nina, Jean-Vivien est là !
— Quoi ?! Mais depuis quand ?
— Je ne sais pas du tout, mais je ne pouvais pas vous faire signe parce qu'il ne me lâchait pas la grappe depuis tout à l'heure !
— HÉ ! HÉ ! VOUS LÀ ! LES DEUX BEAUX GOSSES !
— Tu crois que c'est à nous qu'il parle ? me glisse Ulysse à l'oreille.
— MAIS BIEN SUUuuuUuUuuR QUE... que... QUE J'VOUS PARrrRle.
— Monsieur, je crois bien que vous êtes trop ivre, je ne peux pas vous laisser rentrer ici.
— C'est pour votre sécurité et celle de la clientèle.
— VOUS POUVEZ PAS M'DIRE C'QUE J'PEUX FAIRE ET C'QUE JE PEUX... faire MAIS pas FAAAiire.
— Ok monsieur, je vais vous demander de faire demi tour, Ulysse si tu veux bien m'aider.
— NEEEeeEE ME TOUCHEZ POOOoOOoo ! VOUS SAAaVEZ PAS QUI CHUIS MOuai !
— Peu m'importe monsieur, vous dérangez tout le monde, vous ne pouvez pas rester là !
— MOI JE SUIS JEAN-VIVIEN MOI ! ET J'PEUX VOUS LE FAIRE FERMER MOI VOTRE BAR MITEUX !
Ah.
C'était déjà trop tard. Nous ne pouvions plus faire machine arrière. Ulysse et moi même étions en train de le pousser dehors, et ce n'est que sur le palier de la porte qu'il nous a révélé son identité. J'étais si convaincu que c'était l'autre vieux ! Comment pouvions-nous savoir que Jean-Vivien était un sale con ?
Il a continué à jurer et tituber dans la rue, vraisemblablement il a visité plusieurs bars avant d'atterrir dans le nôtre. Et je vois mon avenir de voyage autour du monde partir... Loin... M'insultant de différents noms d'oiseaux... Il est là, zigzagant, toujours à deux doigts de tomber au sol, précairement appuyé sur deux femmes tout aussi saoules que lui... Ô monde cruel... Pourquoi m'infliges-tu ça ? Qu'ai-je bien pu te faire pour mériter ce châtiment ! Est-ce que ça veut dire que je vais devoir rester barman toute ma vie ?
— Ne t'inquiète pas va... Il peut rien nous faire ce petit vieux, me rassure Ulysse, il ne va rien fermer.
— Je sais bien... Mais bon... On vient encore de louper le concours...
— Ouais... mais allez, on rentre. Allons oublier ça en profitant de la soirée, qu'est ce que t'en dis ?
— Mouais...
— Excusez-moi, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'écouter votre conversation. Ou devrais-je dire votre altercation.
— Ah c'est vous J ! Ulysse, je te présente J, J je vous présente Ulysse, mon meilleur ami.
— Bonsoir monsieur.
— Bonsoir, jeune homme. C'est très fâcheux ce qui vous est arrivé à tous les deux, je me sens très embarrassé pour vous.
— Boh... On a plus rien à perdre de toute façon.
— Non, c'est sûr. Au contraire, je dirais que vous avez seulement à gagner, nous lance-t-il avec un grand sourire.
— Comment ça ?
— Vous savez, je n'arrête pas de prendre de l'âge comme tout humain qui se respecte. Mais avant de n'en être plus capable, j'aimerais prendre un petit risque, mais qui à mon humble avis s'avèra positif. En fait, je voudrais investir dans votre bar.
— De quoi ?! s'écrie Ulysse.
— Le concours vous a donné une certaine visibilité, voyez-vous. Grâce à lui, j'ai entendu parler de votre bar et je me suis renseigné. L'histoire de famille qui se cache derrière le Grand Lion, ça... Ca m'a beaucoup touché. Je pense qu'Albert comprendra pourquoi, au vu de notre conversation de tout à l'heure.
— Mais attendez, comme ça d'un coup vous allez investir ? C'est pas possible !
— Mais si, c'est possible avec la carte que je tiens entre les mains. Et cette carte, je vais vous la donner, parce que m'investir dans des projets effectuées en famille, entre amis, c'est ce que je n'ai jamais pu faire, malgré tout ce que j'ai fait dans cette vie qui est la mienne.
— Je comprends mais-
— Par contre, m'interrompt-il en posant sa main sur mon épaule, la seule condition de cet investissement, c'est votre union, votre fraternité ! Je veux investir dans votre Famille, avec un F majuscule !
Ah... le malaise s'est vite installé entre Ulysse et moi, à croire que J savait que je voulais partir... En même temps c'est pas comme si je lui avais dit il n'y a même pas cinq minutes... Et merde...
— Prenez ma carte, donnez-moi votre réponse - qu'elle soit positive ou négative - le plus vite possible, j'ai très hâte de rejoindre votre aventure. Excusez mon enthousiasme prématuré, mais je m'y vois déjà !
Je prends sa carte entre mes doigts tremblants, je n'y crois pas. Faite en petit papier cartonné, elle ne présente qu'un "J" et un numéro de téléphone, rien de plus. En me la donnant, le poignet de J se dévoile à mon regard. Sous l'extrémité de sa manche, se trouve là, caché, un tatouage : une main, le pouce plié, traversé par un trait.
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