Tata Sylvie n'a pas voulu de mes bonbons. Elle ne m'a même pas ouvert la porte quand je suis passé la voir il y a deux jours. Cependant, sans prévenir et sans raison, elle nous a donné le vrai nom de Jean-Jean hier soir, alors que je broyais du noir au fond de la réserve du bar. Ce brusque changement d'avis me paraît à la fois louche et miraculeux... Mais en même temps, je n'ai pas trop le temps de douter, sachant que le concours commence aujourd'hui. Oui. Aujourd'hui. Heureusement qu'internet et la naïveté existe, car Jean-Jean, ou plutôt Jean-Vivien, a cru bon de raconter les moindres détails de sa vie sur les réseaux sociaux, ce qui nous a permis d'agencer le bar selon ses goûts pendant la nuit.

Ce cher Jean-Vivien, haut de ses 65 ans, a vécu beaucoup de choses. Je crois que pour son cas on peut même dire qu'il a eu plusieurs vies. Ancien secrétaire de l'armée, il s'est reconverti en directeur de colonie de vacances. Après diverses missions humanitaires à travers le moyen orient, il entreprend un voyage spirituel en Inde. Porté disparu depuis deux ans, il finit par être déclaré mort. Ce n'est que dix années plus tard qu'il refait surface au Japon. Au pays du soleil levant, le petit Jean-Vivien se lance alors dans un restaurant rapide de ramen. Il y travaille cinq ans, durant lesquels il apprend à parler le japonais et les rudiment de la cuisine de l'archipel. Puis il revient en France, en passant par l'Australie où il devient barman itinérant et par les États-unis où il effectue un énorme road trip.

Et tout ça... Nous l'avons trouvé sur internet. Il faut dire que Jean-Vivien ne s'en cache pas. Facebook, Twitter, Instagram, et même un blog ! Ce vieux rabougri est aussi actif qu'un millénal, c'est à peine croyable. Le seul bémol, c'est que ce petit vieux n'a pas mis une seule photo de son visage... On va devoir faire avec. Je suppose qu'en tant que critique, il évite de dévoiler son faciès, un homme discret ce Jean-Vivien. Pour le conquérir, on a opté pour l'ambiance des bars à karaoké japonais, histoire de lui rappeler de bons souvenirs. Tout est en place, rien ni personne ne peut nous empêcher de remporter ce concours.

— ALBERT !

— Putain Maxime ! Mais ça va pas de crier comme ça ?! J'ai failli faire une crise cardiaque ! Merde !

— Oh pauvre chéri... Moi j'ai failli crever le crâne explosé !

— Oui bon... C'était pas moi ok ?

— Mais oui c'est ça ! Tu as toujours été jaloux de moi, de toute façon...

— Jaloux ? De toi ? Vraiment ? Tu parles sérieusement là ?

— Oh ne commence pas avec ton air hautain, me pointe-il du doigt.

— Tu sais quoi ? Je me casse.

— Comment ça tu te casses ?

— Je m'en vais, je démissionne.

— Pfff que de la gueule !

— Crois ce que tu veux, mais c'est ce que je vais faire après le concours.

— Quoi ? Tu vas nous abandonner Albert ? me dit une voix féminine derrière moi.

— Nina ? Euh... Non... Enfin c'est pas ce que je voulais dire...

Mais qu'est ce qu'elle fait dans cette accoutrement... De fausses oreilles de lapin et une petite tenue de soubrette ? Sérieusement ?

— Ouais voilà, c'est ce que je disais ! Que de la gueule, ha !

— Tu ne parles pas sérieusement Albert ?

— Nina... Euh... Après le concours... C'est vrai que je pensais m'en aller pour me...

— Mais à quoi bon faire ce... Pu- Fichu concours si tu t'en vas juste après ?! me coupe-t-elle d'une voix de plus en plus furieuse. Le Grand Lion ne peut pas être le Grand Lion sans toi !

— Mais vous arriverez très bien à vous débrouiller sans moi ! J'en suis sûr !

— Ah mais alors tu vas vraiment te barrer... Comme ça ?!

— Ça va bien se passer Nina... Arrête de...

— Non je ne vais pas m'arrêter ! Tu as pensé à nous ?!

— Oui j'ai pensé à vous, je n'ai fait que ça penser à vous. Le concours c'est pour vous qu'on va le remporter ! C'est juste.... compliqué.

— C'est compliqué ?! Comment ça c'est compliqué ?

— Ecoute Nina, je n'en peux plus de gérer ce bar...

Je la vois se crisper de colère, mais son déguisement de lapin rend la situation presque comique. Non, ne ris pas Albert, ne ris pas ! Comment est-ce possible de se sentir coupable et amusé à la fois ? Ahh non je vais me mettre à rire si... Je sens une main se poser sur mon épaule, oh non, manquait plus que ça !

— Salut les gars! Alors Albert t'as vu la surprise de Nina ? Le déguisement de lapin, pas mal hein ?

...

— Euh qu'est-ce qu'il se passe ? Bah... Pourquoi tu pleures Nina ? Ça va ?

— Je. Ne. Pleure. PAS ! JE. SUIS. JUSTE. EN COLÈRE !

— Mais... pourquoi ? demande Ulysse d'une voix défaillante.

— Ecoute Ulysse, c'est... C'est...

— Compliqué ?! me demande sèchement Nina.

— Allez dis-le si t'es un homme Albert !

— N'en rajoute pas, Maxime...

— Mais vous allez me dire ce qu'il se passe à la fin ?!

— Je ne sais pas, demande à Albert, lui répond Nina sur le même ton.

— Albert ?

— Han. Ecoute Ulysse, ne t'énerve pas d'accord ? Bon... Je m'en vais, je vous... Je vous laisse le bar.

— Hein ? Ce n'est que ça ? Mais vous m'avez fait peur les gars ! C'est vrai que c'est pas cool de nous laisser, surtout pour CETTE soirée en particulier mais ça va, on va se débrouiller !

— Non tu ne comprends pas Ulysse, je pars...

— Oui bah si, j'ai compris ça, mais tu reviens quand ?

— Je ne vais pas revenir, je ne m'occuperai plus du bar...

— QUOI ?!

— Mais ne t'inquiète pas c'est après le concours et j'ai tout planifié...

— Ça veut dire que... Que...

— Ulysse s'effondre au sol comme une masse. Je ne l'avais pas vu venir celle là.

— Bon. BON, BON, BON... Ulysse ? Oh bordel... Les premiers clients vont arriver, aidez moi à le mettre dans les coulisses.

— Il faut peut-être le réveiller non ?

— Non surtout pas ça peut le tuer ! Affirme Maxime.

— Mais non imbécile, ça, ça ne marche que pour les somnambules.

— LES ENFANTS ! ON A UN GROS PROBLÈME !

Oh putain.. voilà Tata Sylvie qui rapplique... Comme si ça suffisait pas...

— Les enfants, la situation est grave ! Mais... C'est Ulysse, qu'est-ce qu'il fait par terre ?

— Il est... Tombé dans les pommes...

— Quelle drôle d'idée... On a pas le temps pour ces enfantillages, réveillez-le moi !

— Ça risque d'être long, mettons le plutôt dans les coulisses en PLS, les premiers clients ne vont pas tarder à arriver !

— Non ! Réveillez le moi ! Nous allons avoir besoin de tout le monde ce soir ! Les chinois en ont après nous.

— C'est à dire "les chinois en ont après nous" ?

— Et bien il se peut que... Sur le chemin je sois passé devant chez eux et que... D'abord je tiens à vous signaler que ce sont eu qui ont commencé ! Voilà je suis passé devant leur bar minable, vous verrez leur décoration, c'est d'un mauvais goût...

— Tata je croyais que l'on avait pas le temps !

— Oui oui voilà... Ils se sont moqués de moi, alors je leur ai piqué leur chat porte bonheur ! Regardez à quel point ce petit matou est tout mignon, dit-elle en ouvrant son sac à main.

— Mais tata ?! Mais qu'est-ce qu'il t'a prit ?

— Oh non... On est dans la merde...

— Elle a volé un chat ! Un VRAI chat ! s'afflige Nina.

— Calmons nous... Rah et Ulysse qui est toujours dans les pommes...

— Oui c'est ça gardons notre calme... Ça c'est un truc que papa ferait !

— Il a toujours des bonnes idées dans les pires situations !

— OUI ! Qu'est-ce que ferait papa ?

— J'aime ta couleur café... gémit une petite voix.

— Quoi ? Ulysse ?

— Tes cheveux café...

— Oh il se réveille ! Se réjouit Nina.

— Ta gorge café...

— Mais qu'est-ce qu'il raconte ?

— J'aime quand pour moi tu danses...

— Il chante ?

— Oui je chante... C'est du Gainsbourg...

— Mais c'est pas le moment de chanter du Gainsbourg !

— Coooouleeeur Caféééé... Ton père aurait chanté du Gainsbourg, que j'aime ta couleur café !

— Oh mon dieu, je crois qu'il a pris un coup sur la tête avec la chute, lève toi Ulysse !

Mais quelle galère... Tout allait tellement bien comment on a fait pour en arriver là ? L'annonce prématuré de mon départ, Ulysse qui tombe dans les pommes et maintenant tata Sylvie qui vole le chat de la mafia chinoise... Putain on est pas dans la merde. Si jamais un jour on m'avait dit que j'allais devoir gérer une situation comme celle-ci... Oh non... Voilà déjà les premiers clients... Et merde... Ils sont chinois !