Le Pokémon

Le lendemain, Malika s'était réveillée trop tard et n'avait pas eu le temps de prendre quelque chose à manger. À midi, elle fut bien obligée de se rendre à la cantine pour y acheter un sandwich.

Alors qu'elle remontait les marches pour se rendre dehors après avoir fait son achat, une grosse main un peu moite (vous savez à qui elle appartient) attrapa son poignet et la traîna jusqu'à une table au fond.

-Viens par ici deux minutes, dit-Antoine fou d'excitation.

Elle se laissa faire, ils s'assirent. Antoine commença aussitôt.

-Bon, mademoiselle Malika. Laissez moi éclaircir la situation.

-Éclaircir la question du pourquoi cette agression soudaine ? questionna Malika.

-Exactement. Il se trouve, dit Antoine en se baissant pour attraper son sac à dos, que j'ai eu deux heures d'anglais. Étant presque parfaitement bilingue, je n'ai rien écouté et j'en ai profité pour faire ceci.

Intriguée, Malika fronça légèrement les sourcils, un sourire en coin tandis que les bras de son ami disparaissaient dans son sac à dos.

-Attends, je ne le trouve pas. Bordel où est il ? Ce sac est un vé-ri-tab-le capharnaüm. Ah le voici, s'exclama-t-il enfin après quelques autres jurons qu'on ne m'autorise pas à vous répéter.

Il sortit une feuille toute chiffonnée, qui avait visiblement migré au fond du sac où elle a dû passer un mauvais séjour, soumise à mille tortures. En claquant la langue, il dépliait méticuleusement la feuille de bloc. Enfin, il la déposa sur la table collante de la cantine, où il la lissa une dernière fois avant de poser sur Malika un regard empli de simplette fierté.

-C'est un dessin, constata cette dernière. Un... joli dessin ?

-Mais regarde mieux, s'excita Antoine. C'est toi !

-Oh. Charmant, répondit Malika perplexe.

Le dessin en effet, bien qu'Antoine y ait mis deux heures, ainsi que ses meilleurs crayons de couleur, ne rendait pas hommage à notre héroïne. Antoine dessinait beaucoup lorsqu'il était petit. Mais il faut dire qu'il avait tendance à dessiner les monstres ou les hybrides pokémons qu'il imaginait avec ses copains. Donc d'une part, ses proportions humaines laissaient à désirer et d'autre part, Malika était presque certaine de ne pas avoir d'écailles verte sur la peau.

-Tu m'as dessiné des crocs ? s'indigna-t-elle.

-Alors laisse moi t'expliquer. Oui, tu ressemble à un monstre. Je vais te mentir : ce n'est pas parce que je ne sais pas dessiner autre chose et que j'ai été pris d'une fièvre artistique dévastatrice. On va essayer de le voir de manière plus symbolique : tu es un pokémon.

-Pardon ?

-Eh c'est toi qui me l'a dit. Tu es un pokémon qui n'a encore qu'un seul coup très nul : cracher ou mordre les gens qui t'abordent. Et tu es froide comme un reptile ! improvisait gaiement Antoine.

-D'où les crocs et les écailles, compléta Malika.

-Exactement. Donc, heureusement pour toi, tu as face à toi un dresseur pokémon de talent ! (Non sans rire, j'ai fini tous les jeux et je peux te dire que j'avais des stratégies de malade). Donc, je vais te faire évoluer ! Et boum, avant la fin de l'année, je t'aurais appris comment te faire des amis et interagir avec des inconnus ! Alors, tentée ?

Il avança sa tête plus près de Malika.
Sa bouche s'ouvrit pour former un sourire tandis que ses sourcils dansaient sur son front de manière à convaincre son client.

-Non, s'esclaffa-t-elle nerveusement, presque choquée. Tu n'es pas sérieux, là ? J'ai pas besoin de ça.

-Roh allez ! Ce sera fun, tu vas voir. Un intérêt commun, une activité en dehors des cours, comment refuser ? On apprendra à se connaître ailleurs que derrière un banc ! Et puis ça va nous rapprocher, à coup sûr. S'il-te-plaît... j'ai toujours rêvé de jouer les coachs.

-Mais c'est hors de question ! Si tu veux qu'on se trouve une activité parascolaire, fait comme tout le monde et propose moi un cours de tennis.

-Mais c'est moins drôle, bouda Antoine. Là j'essaye d'être original.

Face au refus catégorique de Malika, Antoine se tut finalement, comprennant que c'était sans espoir. Il décida alors d'employer les grands moyens. Ayant pris une profonde inspiration, il fixa Malika d'un air qui lui fit comprendre qu'il était devenu on ne peut plus sérieux.

Il leva sa main de la table, et serra fort son poing à trente centimètres du visage de la pauvre enfant. Puis, après quelques secondes, il ouvrit la main brusquement, en la rapprochant d'avantage de sa tête. Les doigts tendus vers le visage de notre héroïne déboussolée, il ouvrait grand les yeux. Il répéta la gestuelle quelques fois, avant que Malika ne l'interroge.

-Qu'est-ce que tu fais, là ? demanda-t-elle décidément mal à l'aise.

-Je fais comme j'ai fais avec tous les pokémons que je voulais absolument dans mon équipe : j'épuise mon stock de Pokéballs en espérant qu'ils finissent par se laisser faire.

-C'est ridicule ! soupira-t-elle désemparée. Crapaud.

Il tenta d'attraper ses mains entre les siennes, Malika évita de justesse mais il ne s'arrêta pas là et repris de plus belle :

-Morpion ! Je suis sûr que tu en meurs d'envie mais que tu n'oses pas avoir l'air stupide. Déstresse ! Tu n'as qu'à voir ça comme un prétexte pour profiter de ma radieuses compagnie. En plus tu en auras totalement besoin. L'année prochaine c'est l'Université. Tu seras sans ami, sans ressource. Tout sera à refaire, et tu seras bien heureuse d'avoir bénéficié de mon coaching !
Et si ça ne te suffit pas à te convaincre, je jure de mettre tous les jus d'orange que tu consommeras à mes côtés à mes frais et je t'offrirai un méga médaille et un cadeau de ouf ! Malika, ma douce Malika, je te le demande encore une fois (et je le ferai jusqu'à ce que tu cèdes) comme une faveur faite à un ami qui sera toujours là pour toi : sois mon pokémon.

Malika inspira profondément. Un enfant aurait été moins capricieux.

-Tu n'abandonnes jamais quand tu as une idée en tête, hein ?

-Crapaud et fier de l'être !

Dans une complainte de découragement, en toute dignité, Malika écrasa sa tête sur la table. Elle le regretta à l'instant où son front entre en contact avec le bois verni, car cette table, sur laquelle des générations d'étudiants ont dégusté leur lunch bien mérité, avait sans doute rarement eu de contact avec un chiffon. Elle était parfaitement immonde, mais Malika préféra y laisser sa tête (elle n'était d'ailleurs même plus certaine de pouvoir l'en décoller un jour). Elle n'osait en effet regarder le diable avec qui elle s'apprêtait à signer le contrat le plus ridicule qu'on puisse imaginer. Sa main s'éleva légèrement, Antoine la saisit aussitôt et la serra chaleureusement.

-Tu ne vas pas le regretter ! Je serai le plus crapuleux des crapauds. À la prochaine !

Il embrassa furtivement son crâne en guise de manifestation de sa gratitude, et quitta la table et partit rejoindre ses amis. Certains témoins affirment même l'avoir entendu chantonner le générique de ce fameux dessin-animé.

Malika ne savait pas quoi penser. Curiosité, joie, appréhension, incompréhension. Elle finit par se dire que c'était trop fou, et que cette histoire se tasserait. En attendant que ça arrive, il lui suffirait de profiter de l'attention que lui donnerait Antoine afin de lui donner envie de la voir d'avantage et ainsi rester son ami même lorsqu'ils serait à l'Université et que plus rien ne l'obligerait à la croiser régulièrement.
Jouable, bien que probablement exténuant. De toute manière elle l'avait toujours su : se faire des amis demandait des efforts intensifs au début. Il fallait simplement se dire que ces efforts en valaient la peine et qu'une fois qu'il serait dans sa poche, elle ferait la plus longue sieste de toute sa vie.

Ainsi rassurée, elle décida enfin de décoller sa tête de la table de la cafétéria. Cela se fit dans le plus charmant des bruits, cet atroce son que font aussi les cuisses qui se décollent de la chaise losqu'on transpire en été.

À son tour, elle rejoignit ses amis, où elle put manger en paix. Le reste de la journée, elle avait l'impression que son énergie s'était totalement évaporée pas toutes les voies possibles. Converser ainsi demandait la plus haute concentration et un contrôle de soi hors du commun. Un triathlon l'aurait moins épuisée.

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