2. Les Morpions
S'il y avait bien une raison pour laquelle monsieur Mégalas était réputé (et surtout détesté) auprès de ses élèves, c'était bien celle-là. Il avait beau enseigner la physique aux classes de dernière année, il leur attribuait quand même des places en début d'année. Très rabaissant aux yeux de ses élèves qui estimaient ne plus être en primaire, plutôt pratique à ses yeux, car c'était plus facile pour retenir les prénoms.
En entrant dans sa classe, on ne pouvait faire autrement que de constater que tout était parfaitement à sa place, dans le (plus que relativement) meilleur des mondes.
Le local n'avait pas changé.
C'était la même petite pièce sombre, puant le renfermé et la sueur, dont les moisissures sur les murs étaient régulièrement dissimulées par de la peinture. C'étaient les mêmes bancs couverts de dessins, les mêmes radiateurs cassés pour la moitié.
Monsieur Mégalas lui même n'avait pas changé. Toujours le même crâne chauve, rouge et luisant dressé sur un corps trapu et bossu.
La seule chose décidément qu'on pouvait apprécier à la salle de classe 11B, était la vue qu'elle donnait sur le parc de l'école, que Malika regardait distraitement.
D'un naturel indifférent, Malika ne ressentait pas grand chose, face à cette dernière année de lycée.
Elle se contentait d'attendre avec impatience le moment où elle pourrait enfin écraser ses soixante-huit kilos sur une de ces chaises (ô combien inconfortables !).
-Bon les enfants ! Soyez civilisés, mettez vous au fond que je vous attribue vos places, indiqua aussitôt monsieur Mégalas à sa nouvelle classe en sortant de son sac sa liste d'élèves.
Monsieur Bertrand, vous pouvez venir vous mettre ici devant moi. Monsieur Boulanger, juste à côté. Mademoiselle Coquet, vous irez juste là...
Il ne fallut pas longtemps à notre brave Malika pour comprendre qu'il attribuait les places par ordre alphabétique. Rapidement, elle fit l'inventaire des personnes présentes afin de déterminer à l'avance qui serait son voisin pour le reste de l'année.
Voyons... Malika Flambert... Il n'y avait pas d'autre F dans sa classe. Pas un qu'elle connaisse en tout cas. Elle ne le savait à vrai dire pas très bien, car elle ne côtoyait pas la plupart des personnes présentes. Mais bon... Avant elle, ce sera forcément Vanille Ebbs. Elle était dans sa classe depuis qu'elle était entrée dans cette école et jamais aucun nom n'avait réussi à s'immiscer entre ces deux-là dans la liste des élèves.
À force de s'être retrouvées plusieurs fois côtes à côtes dans leurs premières années, Vanille et Malika avaient fini par devenir de bonnes copines de classe (vous voyez, ce sont celles avec qui on discute quand on n'a pas d'autres amis en cours). Et les regards qu'elles se jetaient, témoignaient de leur commun désir de se retrouver sur un même banc. Question de commodité plus que d'amitié.
-Miss Ebbs, continua le professeur. À côté de Miss Delforges ici present.
"Manque de chance", se dit Malika. Et tandis que Vanille partait s'asseoir sur le banc que Mégalas lui avait désigné, elle se rendit à l'évidence : son voisin serait un parfait inconnu.
-Ah ! Monsieur Galys ! se réjouit monsieur Mégalas en regardant un garçon qu'il détestait visiblement. Quel malheur, votre précédent voisin vous a abandonné. Puissiez vous en profiter pour obtenir de meilleurs résultats et réussir cette année. Aller ! À côté de cette charmante miss Flambert.
Le doubleur vint s'installer à côté de Malika, souriant.
-Salut ! commença-t-il jovialement.
Malika haussa légèrement les épaules et fit un sourire, le plus neutre et plat possible. Voilà ce que nous appellerons l'effort minimum, afin de n'être perçue ni comme agréable, ni comme rustre.
Sur ce, elle sortit de son sac ses affaires. Malika les posa méticuleusement sur sa table. Son cahier, perpendiculaire au bords du banc. Sa trousse, parallèle au cahier. Son crayon, juste devant la trousse. Le tout, avec le regard consciencieux de la maniaque qu'elle feignait être.
-Malika, hein ? demanda son voisin pas le moins du monde déstabilisé (et je dirais même amusé) par l'hostilité de cette dernière.
-Oui, répondit-elle simplement sans le regarder droit dans les yeux.
Elle laissa ensuite trainer son regard dehors, pour éviter qu'il ne lui parle d'avantage. Vous l'aurez deviné, Malika n'aimait pas les autres. Surtout eux. Ceux qui riaient forts, et qui prétendaient "profiter de leur jeunesse". Sans doute enviait-elle leur insouciance.
Malika, elle aimait se dire qu'elle ne connaissait pas la naïveté. Les livres lui avaient appris la philosophie, là où ses insomnies régulières lui avaient appris à réfléchir sur sa vie, qu'elle considérait comme absolument dépourvue de sens.
Ainsi, elle avait adopté l'attitude du réaliste (à tendance plutôt pessimiste), que son entourage ne comprenait pas. Mais elle s'y était faite. Dans sa prétention, elle avait compris qu'elle était bizarre.
Ceux que par dessus tout Malika méprisait (parfois injustement), c'étaient les morpions. Vous voyez les morpions, ce sont ceux qui se vantent devant l'école leur cigarette à la main, ceux qui vont boire le vendredi soir sans vraiment aimer ça, ou tous ceux qui se rendent plus intéressants qu'ils ne le sont réellement. Les morpions, ce sont les gens faux. Eux, et seulement eux, Malika les méprisait profondément.
Pour le reste, elle se plaisait à dire qu'elle n'aimait pas les autres mais en réalité, c'est plutôt qu'elle ignorait comment leur parler. Lorsqu'on l'abordait, elle paniquait irrémédiablement.
"Mon Dieu ! On me parle. Qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je fais ?".
Tous les coins de son cerveau s'agitaient et s'emmêlaient à tel point qu'elle en oubliait de répondre à son interlocuteur. Finalement les gens la prenaient pour une associable qui haïssait les autres et qu'il valait mieux laisser en paix.
Dans sa "maladresse sociale", elle avait fini par modeler cette personnalité insensible, dans l'espoir que ça l'aide à communiquer avec les autres.
Vous vous en doutez, ce n'était certainement pas la bonne affaire car si tout le monde riait gentiment de cette personnalité, personne n'avait pour autant envie lui parler. Et quand bien même quelqu'un s'y adonnait, elle ne savait rien faire d'autre que se rabattre sur des réponses concises, sèches et souvent si méchantes que la personne n'osait insister et finissait par repartir en riant. "Sacrée Malika !".
Et voilà donc chers lecteurs comment Malika s'est rendue compte qu'elle même était un morpion.
-Bien, on peut commencer le cours.
Elle leva la tête, monsieur Megalas avait repris sa place fétiche devant la classe, une tasse de café en main, et s'apprêtait maintenant à faire crouler ses élèves sous des interminables calculs de masse, vitesse et hauteur.
-Ce prof me déteste, dit soudain le garçon. C'est en partie à cause de lui que j'ai redoublé.
Malika le regarda, réellement étonnée. Et tout en se demandant comment il faisait pour encore essayer de lui parler alors qu'elle avait évité tout contact jusqu'alors, elle élabora sa réponse :
-Pas de chance.
-C'est vrai, rigola son voisin Mais bon, je l'ai mérité.
-Ah oui ?
-Disons que je n'ai pas travaillé de tout mon cœur, et que j'ai pu être trop souvent... dissipé. Mais pour ma défense...
-Antoine Galys ! Décidément vous ne m'êtes pas revenu avec de belles résolutions. Distribuez donc ces copies à vos camarades et laissez votre voisine en paix.
Antoine de leva, et guetta la réaction de Malika. Aucune réaction. Elle prit son crayon, et le fit nerveusement tourner dans sa main en attendant que le cours commence réellement.
Ils ne se dirent plus rien après ça. Malika complétait sérieusement les exercies, Antoine gribouillait des phrases aléatoires sur ce qu'il comprenait. Ils ne se jetaient que quelques regards de temps en temps, mais jamais en même temps. Ce fut un cours assez calme et une fois fini, Malika se pressa de se lever et sortit de la classe avant qu'il ne tente encore de lui parler.
Antoine était mauvais à l'école. Il n'était pas bête pour autant et l'intelligence qu'il avait développée était plutôt une intelligence relationnelle. Fin observateur, il était du genre à vous lire en un coup d'oeil. Aussi, d'un naturel bienveillant, il s'efforçait de réagir comme s'il ne comprenait pas les intentions des autres, pour ne pas les froisser.
Il n'y a pas à tergiverser d'avantage, Antoine excellait dans ses relations avec les autres.
Pour une raison que je ne révélerai pas encore, il avait diablement envie d'aider Malika.
Sa petite voisine de classe avait vite gagné sa sympathie par sa maladresse envers les autres, malhabilement enfouie derrière une antipathie hyperbolique. Il avait décidé en ce premier jour d'école qu'avant la fin de l'année, il lui aurait transmis le grand art de la communication.
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