1. Le Rouge et le Noir

Vous n'êtes pas sans savoir qu'en été, une fois tous les quatre ans, se déroule la coupe du monde de football. Merveilleuse occasion de voir ses amis, faire la fête, soutenir son pays. Un sport aussi simple et convivial que celui-ci, il va sans dire que tous le monde suit (au moins un peu) ce qui se passe.

Ça, le centre sportif de la ville l'avait bien assimilé et comme chaque fois, le patron prenait la peine d'investir dans un écran géant pour retransmettre le match et attirer tous ces férus du ballon. L'entrée était gratuite, il suffisait d'amener sa couverture et de s'installer sur la pelouse, en faisant néanmoins abstraction du prix des boissons : 2€ pour un malheureux verre d'eau.

L'endroit se retrouve une nouvelle fois assez peuplé. Tous les genres, tous les âges, tous les styles mais une seule couleur : celle de l'équipe nationale dont on attend des exploits.

Au fond du terrain, assise sur une chaise en plastique subtilisée à la cafétéria du complexe (privilège accordé aux premiers arrivés), se trouve notre héroïne : Malika. En tailleur, appuyée sur le dossier, elle fait à peine attention à ce qui se passe. Le score en est à 2-1, c'est tout ce qu'elle sait pour le moment. Depuis qu'elle est là, elle n'a eu d'yeux que pour le bouquin posé sur ses genoux. Une lecture passionnante, mais qui demande beaucoup de calme pour être entièrement comprise. Et du calme, on ne peut pas dire que ça court parmi les supporters. Ses écouteurs essayant en vain de couvrir les encouragements grossiers des supporters par des musiques douces, c'est à se demander comment elle s'est retrouvée là.

Notre second personnage principal, jeune garçon au physique d'ours, s'est posé la question pendant l'intégralité de la première mi-temps : que fait cette fille, là-bas ? Aussi, lorsque viennent les 15 minutes de pause octroyées aux joueurs, ce mystérieux héros décide de braver le foule se dirigeant vers le bar, afin d'interroger cette charmante demoiselle sur son occupation.

-Salut, dit-il en s'asseyant sur le siège voisin, fraîchement abandonné par son détenteur au profit d'une bière tiède servie dans un gobelet en plastique.

-On se connaît ? demande-elle déboussolée, aussitôt qu'elle a la certitude que c'est à elle qu'on s'adresse.

-Euh non, répond le garçon en riant de sa franchise. Antoine. En fait, tu m'intriguais, à rester là dans un coin avec ton bouquin. Tu n'aimes pas le foot ?

-Ça ne figure pas parmi mes intérêts, non.

-Je peux te demander pourquoi tu viens ici, alors ?

Malika soupire. Elle n'a pas vraiment envie de raconter cette longue histoire. Mais les deux yeux bruns de sont voisins, très semblables à ceux d'une peluche bouledogue qu'elle possédait dans son enfance, semblent sincèrement avoir envie de lui parler. Alors, elle utilise la même technique qu'elle emploie à chaque fois pour ne pas se fatiguer : commencer de manière très générale et concise et espérer en rester là. Sinon, se contenter de répondre aux questions de l'interlocuteur.

-En fait, c'est un type qui m'a dit qu'il serait ici avec des amis et que je pouvais passer le voir si je voulais. Donc je suis venue.

-Un type ? sourit Antoine. Tu veux dire un éventuel amant.

-Disons plutôt un éventuel ami. Il figure parmi mes connaissances, et j'aimerais bien qu'il y reste. Seulement comme il change d'école, il faut bien que je l'habitue à me voir en dehors, sinon il arrêtera de me parler. C'est tout un plan soigneusement étudié, continue Malika face à l'intérêt que semble lui manifester le jeune homme. D'abord j'essaye de lui parler beaucoup par message. Trois à quatre fois par semaine. C'est épuisant, mais ça paye ! Et puis j'essaye de m'intéresser à ce qu'il aime, tu vois. Il faut donner de sa personne. Il paraît que c'est comme ça que ça marche, les amis.

-Ah oui, rigole Antoine. Et tu sais comment ça marche, aussi ? En retirant ses écouteurs et en fermant son livre quand on vient nous parler. Montrer de l'intérêt, tu vois, c'est redoutable.

Tandis qu'il lui fait un clin d'oeil moqueur, Malika exécute ses conseils en dissimulant le léger agacement que provoquent chez elle les inconnus trop amicaux (pour ne pas dire envahissants).

-C'est une des raisons qui fait que je n'ai pas beaucoup d'amis, ajoute-t-elle en fermant son livre.

-Je suis sûr que tu exagères. "Le rouge et le noir" ? lis Antoine sur la couverture du roman.

-Oui, Stendhal. Tu connais ?

-Oh la lecture et moi, tu sais...

-Si c'est ça, je te le déconseille. Au premier abord, c'est une effroyable comédie romantique. Mais quand on est assez subtil pour déceler toute l'ironie de Stendhal, ça devient merveilleux.

Antoine, plus amusé par la maladresse de la jeune prétentieuse que vexé par la rudesse de ses propos dit en se levant :

-Donc je ne suis pas subtil ?

Il fait mine de partir, Malika tente (par politesse) de le retenir.

-Une autre raison pour laquelle je n'ai pas d'amis, souffle-t-elle en le forçant à se rasseoir sur sa chaise. Reste donc encore un peu, tu me divertis.

-Je peux le traduire par "je te trouve sympa" ? Ça m'aidera à supporter ton exécrable compagnie.

-Si la mienne est exécrable, je ne te souhaite pas de rencontrer mes parents. Ils te jugent plus vite que leur ombre !

-Ah oui ? Ils te disent quoi ?

-Oh c'est très varié. Que je m'habille mal, que je devrais être plus gentille, plus agréable, plus féminine, moins grosse, je continue ? énumère-t-elle sur ses doigts.

-Tiens, moi on me dit que je sors trop, et que j'ai constamment l'air de cacher des choses. Je crois qu'ils se persuadent que je leur cache une petite amie.

-À tort ? interroge Malika d'un ton exagérément désinvolte, par peur d'avoir l'air intéressée.

Le garçon lui répond d'une œillade mesquine.

Leur conversation s'arrête ici, quand arrive un autre garçon, tenant dans ses mains un verre d'eau destiné à Malika.

-Je crois que c'est ton éventuel ami que j'aperçois. Je te laisse, dit Antoine en se levant.

Malika ne le regarde même pas s'éloigner les mains dans les poches, elle se focalise sur son ami.

-J'ai supposé que ça ne te ferait pas de mal, dit-il en lui tendant le gobelet.

-Vu le prix, c'est surtout ton portefeuille qui a dû avoir mal, répond-elle pour tout merci.

-Pas faux. match va bientôt reprendre, je retourne avec mes potes. Je suppose que tu restes là, toi.
Au fait, c'était qui ?

-Si je savais ! s'exclame Malika en reprenant "Le rouge et le noir".

Et voilà, nous nous arrêtons ici. Ce fut la première fois que Malika rencontra Antoine. Rien d'exceptionnel, rien qui ne change sa vie. Juste une rencontre presque banale, avec un type qui avait sans doute un peu bu et s'était senti d'humeur dragueuse. La mémoire de Malika n'estima pas qu'elle devait s'accrocher au souvenir de ce garçon (comment s'appelle-t-il, déjà ?). Et aussi, quand on le remit sur sa route deux ans plus tard, Malika avait complètement oublié son existence.

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