Souvenirs de l'inconnu.
La soirée se passa sans incident majeur. Nous avions pris le temps de remplir nos formulaires, chacun dans notre coin. Puis, après avoir vérifié que les cours de Réam ne tomberaient pas avec les miens, j'avais opté pour la filière journalistique. Mon 'oncle' m'avait vite agacé en chantonnant sans cesse et je finis par monter dans ma chambre. Je pensai seulement me reposer quelques instants, mais je m'endormis sans m'en rendre compte.
Je fus réveillé par un bruit qui semblait provenir de la cuisine. Je me levai avec difficulté, peu habitué à dormir dans un lit et surtout, sur Terre. Du fait de la gravité, je me sentais aussi plus lourd que dans le nuage. Je trouvai Réam dans la cuisine et compris d'où venait le bruit.
Un indescriptible capharnaüm régnait dans la pièce. Les murs, les meubles et Réam étaient recouverts d'une mixture étrange qui semblait s'être échappée de l'appareil que Réam tenait entre ses mains.
- Mais qu'est-ce qu'il s'est passé, ici ?
Réam me répondit par quelques borborygmes, avant de s'essuyer la bouche afin de faciliter ma compréhension.
- Je voulais faire un smoothie, j'adorais cela. Avant. Mais j'ai un peu oublié la façon de faire. Je crois qu'il manque une fixation pour le couvercle du mixer. Ceci explique cela.
Il fit un large geste des bras, englobant la cuisine qui commençait à sentir la fraise. Je lui lançai un regard noir qu'il ignora. La journée commençait bien, apparemment. Je n'étais pas au bout de mes peines.
Après avoir nettoyé du mieux qu'il pouvait, Réam me confectionna un petit-déjeuner que je jugeai correct. Un thé, un morceau de pain et une orange. Rien d'exceptionnel. Pourtant, lorsque je déchirai la chair de l'orange, le jus coula dans ma bouche comme un doux sirop, il glissa le long de mes lèvres, puis dévala mon menton avant de se perdre sur ma chemise de la veille.
- C'est délicieux ! Vraiment !
- Content que cela te plaise. Un des plaisirs humains qui me manque le plus. La nourriture. Le goût des aliments.
Je ne pus qu'acquiescer. La pulpe de l'orange était coincée entre mes dents, mes doigts collaient entre eux, l'odeur sucrée titillait mes narines et je me sentais bien, étrangement bien. Je me levai pour me saisir d'un nouveau fruit. Je pris une pomme bien verte et croquai dedans. La magie opéra de nouveau. Mes dents percèrent la peau et arrachèrent un morceau. Le goût était incroyable : un mélange acidulé, une symphonie de saveurs toutes plus riches les unes que les autres. J'étais en extase. J'avais oublié à quel point le goût des fruits était exquis. Je basculais ma tête en arrière, me délectant du jus de la pomme qui se mélangeait délicatement avec celui de l'orange.
Nos vies sont anciennes et infinies. Nos âmes traversent les âges puis s'envolent, délaissant l'humanité pour rejoindre l'immensité des galaxies. Je me souviens.
C'était un été, celui de l'année 1025. Je vivais en Inde du Sud et ma vie n'était pas en passe de devenir un rêve. J'étais cependant chanceux de pouvoir compter sur ma famille et mes amis. Nous vivions simplement et un destin de miséreux m'attendait. Je travaillais aux champs avec mon père. Nous ramassions des oranges depuis des générations et il en serait de même pour mes enfants.
Cependant, j'adorais ces moments passés sous les orangers, avec mon père. Les odeurs sucrées se mêlaient à celle épicée de la sueur des ouvriers. La terrible chaleur ne nous offrait aucun répit mais, pour rien au monde, je n'aurais échangé ma place. Parce qu'elle était là. Nandini. Celle qui Donne la Joie.
Mon bonheur à l'état brut. Elle pétillait de vie, elle irradiait de gaieté, elle débordait de perfection à mes yeux. Je n'avais pas encore osé l'aborder du haut de mes dix ans, mais nous échangions fréquemment des regards et des sourires. Le sien me terrifiait autant qu'il me remplissait de bonheur. J'avais peur de sentir mon cœur éclater sous l'effet de l'ivresse que je ressentais à ces moments-là.
Un jour, elle fit tomber de son sac une magnifique orange qui roula jusqu'à mes pieds. Elle ne semblait pas l'avoir remarqué. Je m'en saisis donc et voulus la lui rendre mais elle avait déjà disparu derrière les rangées arbres.
En rentrant chez moi, le soir, je contemplai l'orange verte que j'avais gardé cachée sous mes haillons, le reste de la journée. Je n'avais pas le droit de sortir les oranges des champs. C'était un interdit et si je venais à me faire prendre, mon père risquait d'avoir des problèmes. Je décidai de la rendre à Nandini le lendemain.
C'est ainsi que je me dirigeai, tremblant d'espoir et de peur, vers Celle qui Donne la Joie. Elle m'accueillit d'un sourire engageant. Je pris mon courage à deux mains et lui rendis son fruit. Elle eut un air surpris avant de se saisir de l'orange. Elle plissa les yeux, tentant de deviner ce que je lui voulais. J'étais totalement pétrifié sous l'éclat de son magnifique regard brun. Incapable de bouger le moindre muscle, d'activer ma langue ou encore de lui faire un geste, je ne pouvais que la contempler. J'aurais pourtant voulu lui dire des mots que personne avant moi ne lui avait susurrés. J'aurais voulu la faire rire pour arrêter le temps. J'aurais voulu avoir l'audace d'effleurer sa peau douce. Mais je me contentai d'attendre.
Elle me surprit alors, déchirant le fruit en deux morceaux, écartant la chair et faisant couler le liquide sucré. Nandini me donna l'un et lorsque je le pris, mes doigts touchèrent sa main. Nous frissonnâmes ensemble, étreints par cette même étincelle de bien-être qui circula entre nous. Nous goûtâmes ensemble l'orange verte et ce fut l'un de mes premiers délices. Le second vint peu après, lorsqu'elle m'embrassa sur la joue. Ses lèvres scintillantes de jus laissèrent une trace indélébile dans mon âme, gravant à jamais ce souvenir dans ma mémoire.
Mon premier baiser.
Je revins au moment présent avec l'impression d'avoir rêvé. Nandini, mon éclat de soleil. Mon premier souvenir. J'hésitai entre l'excitation de cette réminiscence et la nostalgie de ce passé enfoui et caché dans ma mémoire. Ces deux sentiments me faisaient osciller et c'est la voix de Réam qui brisa cet instant magique.
- Athanios ? Tu m'entends ?
J'étais allongé à terre, ayant apparemment basculé de ma chaise sans m'en rendre compte. Un trognon de pomme dans une main, je me servis de l'autre pour me relever.
- Premier souvenir ?, me questionna Réam, d'une voix douce.
Je me contentai de hocher la tête, incapable de parler, tant ce premier souvenir m'avait touché.
- Ta réaction est normale, les premiers souvenirs sont les plus forts et les plus marquants. Au fil des ans, tu t'habitueras et tu te sentiras moins fragilisé par la déferlante d'émotions qui nous submerge tous.
Hésitant, il posa une main sur mon épaule.
- Et n'hésite pas, je suis là pour t'aider. Après tout, j'ai cinq mille ans et des souvenirs plein la tête.
- Merci, lui lançai-je.
Il parut étonné de ma gratitude mais accepta avec un sourire mes remerciements. Peut-être devrais-je revoir mon jugement sur ce dieu mineur. Je secouai la tête pour reprendre mes esprits. Je divaguai. C'était justement à cause de lui que je me retrouvais ici, sur Terre, à la recherche d'une âme esseulée.
J'espérais la trouver le plus vite possible afin de retourner dans le nuage auprès des miens. Je n'avais qu'un mois et le temps passait vite sur cette planète.
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