Chapitre 5


   Blandine venait de trouver l'ingrédient qui avait manqué à chacun de ses chefs d'œuvre auparavant : l'amour. La motivation que ce sentiment générait en elle aurait pu lui donner la volonté de cuisiner des milliers de gâteaux s'il le fallait. Heureusement elle n'en avait besoin que d'un seul mais son caractère perfectionniste ne l'aida pas. Il lui fallut trois longs jours et de nombreux essais infructueux pour enfin obtenir le résultat qu'elle désirait.

   Elle sourit alors devant son œuvre : une belle tarte au citron brillante avec une crème chantilly légère et bien crémeuse.

   Bien qu'elle méritait une pause après tant de labeur, Blandine ne put se résoudre à attendre une seconde de plus et se mit directement en route. Elle recouvrit soigneusement le gâteau d'un chiffon et ne prit même pas la peine de retirer ses vêtements tâchés de farine et de pâte.

   Elle traversa Bonbourg d'un pas décidé, tenant son œuvre à bout de bras. Seulement, une fois à l'entrée de Belleville, elle se stoppa net en réalisant qu'elle n'avait pas la moindre idée d'où habitait Gaston.

   Bien heureusement pour elle, Gaston était connu de tous dans le petit village. Un passant lui indiqua de prendre la gauche et de traverser un petit pont. Elle le remercia et partit en trombe, ne s'occupant même pas de connaître la suite de l'itinéraire.

   Elle trouva facilement le pont en pierre et s'y aventura tête baissée, les yeux rivés sur son gâteau. Si bien qu'elle ne vit pas la charrette qui arrivait face à elle.

   Un hennissement retentit et Blandine sursauta, laissant le gâteau glisser de ses mains. Elle le rattrapa juste à temps pour l'empêcher de tomber dans la rivière. La charrette passa à quelques centimètres d'elle, continuant son chemin, et Blandine soupira de soulagement. Puis elle se remit en marche.

   Elle croisa le chemin de jeunes filles qui pouffèrent en la voyant arriver si mal habillée. Blandine, dans sa naïveté, ne le remarqua même pas et vint vers elles pour leur demander le chemin. Quand elles comprirent que la pauvre cherchait le fameux Gaston, elles échangèrent un regard. D'un commun accord, elles lui indiquèrent un petit chemin.

« Surtout ne déviez pas du chemin, peu importe les obstacles, ou vous risqueriez de vous perdre. »

   Blandine suivit leur conseil et se dirigea vers le petit chemin tortueux sans entendre les rires derrière elle. Il était pourtant clair que les jeunes filles voulaient garder le beau Gaston pour elles seules.

   La petite pâtissière manqua de tomber à plusieurs reprises dans le sillage terreux. Mais ce n'était pas grand-chose comparé à ce qui apparut en plein milieu du chemin.

   Suivant à la lettre les instructions des jeunes filles, Blandine avança droit devant elle. Sans dévier, elle entama la traversée de l'immense étendue de boue qui se présentait à elle. Elle glissa et tomba sur les fesses, luttant pour tenir le gâteau hors d'atteinte de la terre visqueuse. À mi-chemin de la flaque de boue, elle commença même à s'enliser.

   Elle se débattit sans grand succès sous les rires. Les filles venaient d'arriver par un autre chemin, plus long mais moins dangereux.

« Excusez-moi, déclara Blandine à leur attention. Vous voudriez bien m'aider ? Je crois que je suis coincée.

— C'est vraiment dommage ! répondit l'une d'entre elles. On peut lui apporter le gâteau à ta place si tu veux. De toute façon, ça m'étonnerait qu'il l'accepte si c'est toi qui l'apporte. Gaston n'aime pas les mochetés dans ton genre. Est-ce que tu t'es déjà regardée ?

— Je... Je n'ai pas de miroir chez moi.

— Heureusement pour tes yeux. Crois-moi, nous ne faisons que te rendre service en t'avouant tout ça. »

   Blandine fronça les sourcils. Elle se perdit un instant dans ses pensées, se demandant ce que les filles insinuaient. Mais quand elle releva le regard, elles avaient disparues.

   La pâtissière appela à l'aide. Elle lutta pour se libérer, glissa, tomba. N'importe qui aurait été en droit d'être au bord des larmes mais tout ce qui occupait l'esprit de Blandine était son gâteau. Plus le temps s'écoulait, plus il perdait en fraicheur. Bientôt, il ne serait plus parfait.

   C'est alors qu'un bruit de machine parvint à ses oreilles et un fermier apparut. Il vint au secours de la jeune femme et la tira hors de la marre visqueuse.

« Ah, celles-là, d'vraies chipies ! s'exclama-t-il quand elle eut fini de lui raconter ce qui lui était arrivé. Z'êtes du coin ?

— Je viens de Bonbourg, Monsieur.

— M'sieur ? Eh Tim ! La d'moiselle m'a appelé M'sieur. »

   Un autre homme arriva vers eux sur un petit tracteur un peu rouillé. Il s'arrêta devant eux et salua Blandine en retirant momentanément son chapeau de paille.

« Elle a fait tout l'chemin d'puis Bonbourg à pied la brave p'tite mais les jeunes lui ont fait une p'tite blague.

— Oh, rien de cassé ?

— Je vais bien, merci.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en désignant le gâteau.

— Une tarte. Je dois l'offrir à Gaston mais je ne sais pas où il habite.

— Le Gaston ? s'étonna le premier homme. »

Il échangea un regard avec l'autre fermier et ils sourirent.

« Est-ce que par hasard vous seriez Blandine ?

— C'est mon nom, acquiesça-t-elle.

— Montez, dit l'homme sur le tracteur. Je vais vous emmener. »

   Elle s'installa en tenant bien fermement sa tarte.



   Trois jours. Trois jours et Gaston n'avait pas bougé d'un pouce. Il semblait lunatique. Son énergie louée par tous s'était soudain échappée de son corps, au grand damne de tous les villageois. Dans le passé, ils avaient toujours pu compter sur sa carrure forte et sa gentillesse légendaire pour les aider. Mais, depuis trois jours, Gaston ne sortait plus.

   Sa tante le réprimanda. Il était hors de question qu'il reste là à ne rien faire alors que leurs réserves d'argent et de nourriture baissaient considérablement.

« Il est temps que tu deviennes un homme Gaston, prononça-t-elle gravement. Fais honneur à notre nom : va à la ville et reviens-en avec un travail et une femme. »

   Gaston jeta un œil à travers la fenêtre de sa chambre puis se tourna vers sa tante. Sous le sourire satisfait de celle-ci, il se leva et commença à faire ses bagages. Il savait qu'il ne trouverait jamais une femme comme Blandine. S'il ne pouvait pas avoir l'amour, qu'il ait au moins la richesse. Sa tante avait raison. C'était la seule chose à faire. Il devait troquer son bonheur contre celui de sa tante et de tous les villageois qui pourrait aussi profiter de cette richesse.

   Gaston se lava puis s'habilla assez convenablement pour s'intégrer à la population de la ville. Alors qu'il se coiffait, il regarda son reflet dans le miroir et expira fortement.

   L'homme qu'il voyait en face de lui était pâle, morne et sans vie. Plus aucun sourire ni signe de vie dans ses yeux. On aurait pu croire que la vie l'avait quittée si sa respiration ne le trahissait pas. Gaston se demanda alors ce qui était le plus regrettable : le fait qu'il en soit réduit à être cette coquille vide ou le fait qu'il le restera probablement toute sa vie comme tous ceux qui habitent à la ville.

   De son côté, sa tante fut émerveillée en voyant son neveu ainsi habillé.

« On dirait un vrai homme de la ville. Personne ne se doutera que tu viens de la campagne. Tu feras un parfait gentleman. »

   Gaston ressemblait à tout ce qu'il détestait le plus. Cependant, il savait que rester ici à se morfondre ne le mènerait à rien. Les aventures de Blandine et son gâteau parfait lui avait permis de se changer les idées pendant quelques jours mais il était temps d'accomplir son devoir.

   Le jeune homme ferma sa valise. Il était fin prêt. Prêt à abandonner son village, ses habitudes, ses voisins, ses amis et sa vie. Bien évidemment, c'était une façon de parler. Sommes-nous jamais prêt pour une telle chose ? Mais il n'y avait plus rien à y faire. D'une minute à l'autre, sa tante qui était sortie en hâte lui acheter un chapeau – c'était à la mode en ville à ce qu'on disait – rentrerait et le pousserait dehors avant même que le carrosse n'arrive. Il n'aurait pas le temps de se retourner qu'il serait déjà en route. C'était peut-être mieux ainsi. Au moins, il n'aurait pas le temps de regretter ou de ressentir une quelconque tristesse. 

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