Chapitre 5: Installation
Elewen fut de bien meilleure humeur après leur première sortie.
Après tout, son rêve le plus fou était en train de se réaliser devant ses yeux. Ils étaient sur une planète habitable par l'Homme et en plus de ça, elle était déjà habitée par des espèces pluricellulaires jamais vues auparavant; comment pouvait-elle ne pas être folle de joie? Elle était si excitée de découvrir tout ce que ces nouvelles terres pouvaient bien lui cacher, d'analyser le moindre fragment de mystère qu'elle dénichait, qu'elle en oubliait presque la situation dans laquelle elle se trouvait. Finalement, ce n'était pas plus mal: au moins n'aurait-elle pas à se morfondre dans le salon à attendre la prochaine cryogénisation.
Bien sûr, elle n'était pas idiote au point de ne pas reconnaître que leurs circonstances n'étaient pas les plus adaptées, non plus: ils étaient deux chercheurs sans compétences de terrain, et ils travaillaient dans une capsule aux protocoles de décontamination plutôt médiocres et aux réserves limitées en nourriture et en matériel de recherche. Leur amusement ne serait pas de longue durée s'ils n'étaient pas prudents avec ce qu'ils avaient, mais elle se mentirait à elle-même si elle ignorait la façon dont son cœur battait la chamade et dont ses mains tremblaient d'anticipation.
Le premier réflexe qu'elle eut en rentrant avec Elliot fut de mettre la petite créature volante qu'elle avait trouvé dans une boîte au couvercle hermétique avant d'activer les protocoles de décontamination du sas. La planète pouvait habiter des milliers de nouvelles molécules et souches bactériennes potentiellement dangereuses, et elle ne voulait pas que le vaisseau ne devienne un nid toxique qui devrait être brûlé dès l'arrivée de C-XES. Bien sûr, les chances que des micro-organismes extraterrestres parviennent à contaminer naturellement des humains — une espèce qu'ils n'avaient jamais croisée auparavant — étaient extrêmement faibles, mais ils pouvaient très bien développer cette capacité en quelques générations s'ils ne faisaient pas attention.
Débarrassée de sa combinaison, elle déposa la boîte sous une hotte à flux laminaire du laboratoire, augmenta la ventilation et perça quelques trous dans la boîte à l'aide de la perceuse du sas pour permettre à l'animal de respirer: au moins aurait-il le temps de s'habituer à l'atmosphère artificielle de la capsule sans danger. Ce n'était pas optimal et probablement pas la méthode la plus sûre pour éviter les contaminations, mais c'était mieux que rien du tout et leur donnerait le temps de s'acclimater aux bactéries de la planète, alors elle s'en contentait pour le moment.
Enfilant des gants, une blouse et un masque, elle s'activa à soigner son protégé, l'attrapant d'une main et tamponnant l'aile blessée avec un morceau de coton imbibé d'antiseptique. Malgré ses efforts notables pour échapper à sa poigne, la créature finit par abandonner le combat et elle fut silencieuse quand elle la déposa finalement au fond de la boîte. Elle battit plusieurs fois ses ailes meurtries de la couleur de la terre cuite pour s'agripper aux trous d'aération, mais voyant qu'il n'y avait pas d'échappatoire, elle se blottit dans un coin de son abri — le plus éloigné d'elle —, recouvrant son corps de ses ailes telle une couverture.
— «Ne t'inquiète pas, je trouverai des choses à mettre dans ton abri,» lui dit-elle, allongée sur le plan de travail pour mieux l'observer. «Tu es adorable, tu sais? Tu ressembles à une chauve-souris mélangée à un triton avec un bec. Il faudra te trouver un nom: peut-être hexaptera comme nom de genre, vu que tu as six pattes ailées?
— Hé, on donne pas de nom de genre avant d'avoir trouvé plusieurs espèces, c'est de la triche!» s'exclama Elliot avec un ton faussement outré, détournant l'attention de sa loupe binoculaire et de son herbe rouge pour se concentrer sur elle. «En plus, se baser sur une observation phénotypique pour classifier les espèces augmente les chances d'erreurs.
— Ce conseil fonctionnerait si on avait le matériel nécessaire pour des analyses génétiques poussées et qu'on avait pas trouvé un écosystème extraterrestre entier. Quoi qu'on fasse, notre travail risque d'être faussé lorsque les prochains scientifiques viendront faire des analyses plus complètes, donc je préfère avoir une classification fausse que pas de classification du tout.» Réalisant que son comparse avait blagué et qu'elle avait probablement répondu à côté, elle changea le sujet de conversation. «Tu trouves quelque chose d'intéressant, sur ta plante?
— Pas à ce grossissement, à part le fait que la feuille est super plumeuse.» Il se tourna vers elle, un regard mesquin remplaçant sa moue pensive. «Je pense lui donner le nom de genre phyllopenna.
— Tu respectes même pas tes propres conseils pour les noms de genre.
— Les cordonniers sont les plus mal chaussés, comme on dit.»
Elewen souffla du nez en guise d'amusement et retourna à son travail. Elle décida d'alléger la tâche d'Elliot en analysant le pot de terre qu'il avait récupéré. Le laboratoire du vaisseau était plus adapté à l'étude d'éléments microscopiques et des molécules chimiques, si bien qu'elle parvint à trouver le matériel nécessaire en un clin d'œil.
— «Le sol a un pH légèrement acide, mais rien de dangereux pour nous,» expliqua-t-elle à haute voix en retirant la sonde pH. «Le spectrophotomètre indique aussi une quantité relativement correcte d'éléments nutritifs essentiels à la croissance de plantes terriennes... si on avait des graines.
— Au moins, les prochains colons qui mettront les pieds ici auront moins de problèmes que nous. Bien sûr, il faudra d'abord mieux analyser la biodiversité autochtone avant de prendre des décisions hâtives: j'ai pas envie que la belle planète que j'ai découverte ne devienne envahie par les tomates. Je déteste les tomates.»
Elle s'apprêtait à faire des analyses complémentaires pour trouver des traces de métaux lourds et de toxines quand un mouvement venant de la boîte de l'hexaptera l'arracha à son travail: l'animal s'était de nouveau agrippé aux trous de ventilation et observait Elliot avec une intensité nouvelle. Le jeune homme ne semblait pas s'en être rendu compte, trop occupé à découper l'organe globuleux de la plante violacée à l'aide d'un scalpel, recouvrant la table de travail d'un fluide rougeâtre et collant. Il sépara les deux moitiés avec ses mains, dévoilant l'intérieur d'une vive couleur bleutée et métallique. La créature se mit à piailler et à battre bruyamment des ailes contre le plastique de la boîte, tentant vainement de faire passer son rostre par le trou.
— «Elliot, regarde.»
Le botaniste leva la tête et remarqua l'animal agité. Les mains tachées de jus, le regard qu'il lui jeta lui indiqua qu'il ne savait pas vraiment quoi faire dans cette situation. Il écarta les bras en haussant les épaules: Elewen vit que la créature volante suivait ses mains du regard.
— «Donne-moi ton truc, là,» dit-elle en se levant de son siège.
— «Ce 'truc' est ce que j'ai décidé d'appeler un globosa- qu'est-ce que tu fais?»
Elle prit une moitié de l'organe et fut satisfaite de voir que l'animal la suivit hâtivement pour demeurer au plus près de la plante. Son œil à l'iris sombre la fixait avidement.
— «Je pense qu'il aime bien ça.
— Mais c'est à moi...»
Elle ouvrit le couvercle et dut retenir l'animal d'une main pour ne pas qu'il ne s'envole hors de la boîte. Quand elle posa l'organe creux dans la boîte, l'extraterrestre abandonna son idée de fuite et sauta littéralement à l'intérieur, s'enroulant sur lui-même avant de s'allonger dans le creux coloré. La plante semblait avoir été taillée pour son corps élancé et lisse, si bien que la créature trouva immédiatement la tranquillité dans la soucoupe qui lui servait de lit. Elle poussa une douce trille et enfonça son nez au centre de l'organe, là où les couleurs étaient les plus intenses et où se trouvait une grande languette, rabattue comme pour protéger quelque chose.
— «Oh, il est en train de lécher quelque chose!» s'exclama Elliot en se rapprochant, tout sourire. «Regarde sa langue, comme elle est longue! Et elle est bleue, elle aussi.
— Donne-moi ton autre moitié de globo-truc.» Quand il lui tendit la plante, elle souleva la languette d'un doigt et gratta avec un autre: elle le retrouva recouvert d'un fluide transparent et collant. «Ce n'est pas de la sève, en tout cas.
— Du nectar! C'est incroyable de se dire que les êtres vivants développent les mêmes adaptations alors qu'elles sont à des années lumières l'une de l'autre!» Plongeant à son tour un doigt à l'intérieur, son excitation sembla s'intensifier quand il le ressortit recouvert d'une fine poussière blanche. «Regarde cette poudre! Ça doit être leur façon de se reproduire: ton hexaptera se nourrit et dort à l'intérieur de cet organe, et en échange, il répand les spores de la plante! Voilà notre première forme de coopération inter-spécifique!
— Au moins, on sait de quoi notre petit protégé a besoin pour survivre. Hein, petit gars?
— Il ne va pas te répondre: regarde comme son nez est recouvert de sucre! Tu avais vraiment faim, dis donc! Tu veux qu'on te nettoie?
— Tu viens de lui parler.
— Comme je te disais, je n'écoute pas mes propres conseils.»
Leur premier jour sur Sion 97RV se termina dans un calme presque étrange, et les suivants ne dérogèrent pas à la règle. Ils trouvaient de nouvelles espèces à décrire et à nommer simplement en faisant quelques pas autour de leur vaisseau, ce qui leur donnait une bonne excuse pour rester enfermé dans la sécurité stérile du laboratoire et éviter de trop réfléchir à leur situation actuelle. La plupart de ces nouveaux organismes étaient des végétaux, mais cela ne dérangeait pas Elewen plus que ça. Même si l'idée que des animaux fascinants l'attendaient dehors la faisait trépigner d'impatience, elle ne désirait pas non plus que le vaisseau ne devienne un zoo. Les plantes, même si elle les trouvait ennuyeuses à étudier, avaient au moins la décence de rester immobile et de ne demander qu'un peu de lumière pour vivre, au lieu de piailler pour recevoir à manger avant de laisser de la saleté partout.
Elle aurait voulu avoir cette réalisation un peu plus tôt: l'hexaptère avait un métabolisme effréné et avait constamment faim. De plus, maintenant qu'il commençait à s'habituer à leur présence et aux manipulations quotidiennes pour le soigner, il abandonnait petit à petit son tempérament farouche pour prendre ce qui semblait être sa personnalité originelle: l'espièglerie. Elle avait dû renforcer le couvercle de la boîte quand l'animal réussit à l'ouvrir à force d'efforts, et il avait découvert que quand ses cris stridents n'arrivaient pas à attirer son attention, le tapotement incessant de son rostre contre le plastique le faisait bien assez vite.
Enfin, il laissait un chantier monstrueux dans sa boîte: Elliot avait remarqué qu'il adorait le jus de certains fruits en plus de son nectar quotidien, et Elewen se retrouvait à devoir nettoyer régulièrement pour ne pas que la cage ne devienne horriblement collante du jus que l'animal laissait tomber en buvant. Du bon côté des choses, son comparse semblait être fortement apprécié par son spécimen, et malgré ses bêtises, il restait tout bonnement adorable. Il suffisait de le regarder s'enrouler en boule comme un petit serpent ailé et tirer sa langue ridiculement longue pour essuyer son visage barbouillé de sucre pour l'excuser à tous les coups.
Du moins, presque à tous les coups.
Quand l'horloge numérique du laboratoire bippa dix-neuf heures, Elewen reposa prudemment son cryptopode — une créature minuscule qui enroulait son corps rouge et plat autour des tiges de plante pour se dissimuler des prédateurs — dans sa boîte et défit hâtivement la queue de cheval qui gardait ses cheveux bouclés en place. Quand elle eut vérifié que les animaux étaient bien nourris et que la cabine de stérilisation avait bien enclenché le nettoyage de sa blouse, elle se tourna vers Elliot, le nez rivé sur sa table de travail. L'encre qui noircissait ses gants indiquait qu'il était en plein dessin, et si elle en jugeait par la plante qui lui servait de modèle — qu'il avait surnommé 'verre du voyageur' pour son corps en forme de tube qui accumulait l'eau de pluie et sa propre transpiration hydrique —, il était loin d'avoir terminé.
— «Je vais préparer à manger,» dit-elle en lui tapotant l'épaule pour attirer son attention. «Ne tarde pas trop, il faut que l'on reste en forme.
— Ne t'inquiète pas. Je finis juste les observations superficielles et j'arrive t'aider.»
Son comparse sourit chaudement, et Elewen ne put s'empêcher de voir les cercles noirs sous ses yeux malgré ses lunettes qui les dissimulaient en partie. Elle ne fit néanmoins pas de commentaire là-dessus et le laissa à son travail, faisant une note mentale de retourner le voir pour éviter qu'il ne reste là toute la nuit. Elle savait à quel point son travail pouvait être prenant, mais ils devaient absolument se reposer: les journées sur Sion 97RV duraient environ vingt-neuf heures. Ils l'avaient appris dès le premier jour, où ils s'étaient écroulés de fatigue en essayant de se caler aux horaires anormales du soleil. Ils ne pouvaient pas se permettre de faire un burn-out ou de tomber malade juste à cause d'un problème de sommeil, surtout quand ils n'étaient que deux pour tout gérer.
Elle qui craignait de se retrouver avec un scientifique qui n'était bon qu'à blaguer et à faire de la papote, elle fut agréablement surprise. Malgré son tempérament visiblement plus jovial et nerveux que le sien, Elliot demeurait quelqu'un de passionné qui restait concentré sur sa tâche avec une application inouïe. Bien sûr, elle aurait dû savoir que C-XES n'embaucherait jamais la première personne avec un doctorat pour s'occuper de l'avenir de l'humanité dans l'espace, mais elle n'avait pu s'empêcher de douter dans sa peur habituelle du travail mal fait. La réalisation lui échauffait les joues d'embarras: elle avait vraiment décidé de juger sans aucune forme de pitié la personne avec qui elle allait passer plusieurs mois. Elle comprenait à présent pourquoi son comparse avait été nerveux lors de leur première rencontre.
Elewen sortit deux sachets de salade de riz du garde-manger et les mit dans le réhydrateur, puis elle se servit un verre d'eau dans lequel elle ouvrit une dosette de sirop aromatisé au citron. La fraîcheur alliée à la douceur du sucre lui fit pousser un soupir d'aise. Quand le vrombissement des machines finit par l'ennuyer, elle s'installa dans le sofa et laissa Anne choisir une musique relaxante pour elle: aujourd'hui, elle proposa un air de guitare aux notes douces et claires. Son dos, endolori par des heures sans bouger, fondait dans les oreillers pourtant trop durs et ses paupières papillonnèrent jusqu'à se fermer totalement. Elle pourrait rester comme ça des années, à siroter sa boisson dans le calme des plus total, sans rien pour la déranger...
CRASH!
... ou presque.
Elewen poussa un soupir et se leva, déposant son verre avant de retourner au trot au laboratoire. Elle fut accueillie par un bazar incommensurable parsemant le sol — heureusement, aucune verrerie ne semblait cassée — et par Elliot, accroupi vers le sol, tentant de garder l'hexaptère entre ses mains gantées malgré ses cris et ses battements d'ailes frénétiques. Le jeune homme lui jeta un rapide regard en l'entendant arriver et sourit, penaud.
— «Tout va bien, Milo a juste poussé sa cage trop près du bord et s'est échappé,» expliqua-t-il en sautant au sol. «Tu peux pas croire le chaos qu'il peut faire en moins d'une minute.
— Non, je veux bien te croire... tu l'as appelé Milo?
— Je trouve ça nul de l'appeler 'hexaptère' si on va le garder un moment.
— Je vois. C'est plutôt mignon.» Elle se pencha vers le fauteur de trouble avec une grimace faussement sévère. «Alors comme ça, tu veux t'échapper, Milo?»
Milo pépia en réponse et remua hors de la grippe d'Elliot pour venir se percher sur son poing, enroulant sa longue queue autour de son poignet comme il l'aurait fait sur les plantes de son milieu naturel. Voyant que l'animal levait la tête vers elle, elle tendit lentement la main et vint lui gratouiller le cou, lui arrachant une harmonie de trilles satisfaite. Elle ne put s'empêcher de sourire face au geste d'affection. Pour un animal sauvage qui n'avait jamais été en contact avec des humains auparavant, Milo était particulièrement docile et acceptait facilement les caresses. Elewen se demanda si c'était une caractéristique commune à son espèce ou s'ils avaient trouvé l'hexaptère parfait par pur hasard.
— «Il doit en avoir assez d'être enfermé dans le laboratoire,» dit Elliot en lui caressant le dos de la créature d'un doigt. L'hexaptère sembla fondre sous son contact et frotta son rostre affectueusement contre sa main. «Tu es sûre qu'on ne devrait pas lui laisser un peu plus de liberté, maintenant? Sujet d'étude ou non, il reste un animal sauvage avec ses besoins, et ça me fait de la peine de le laisser tout seul dans sa boîte...
— Nous n'avons attrapé aucune maladie depuis qu'on l'a récupéré et vice-versa, donc je pense que nous sommes réglo, niveau sanitaire...» marmonna Elewen, pensive. «Je suppose qu'on pourrait lui faire une cage plus grande dans le salon. Au moins, il pourra profiter du paysage lorsque nous ne sommes pas là, et on aurait plus d'occasions d'étudier son comportement en dehors de nos heures de travail.
— Ça serait génial. On pourrait aussi lui fabriquer des petits jouets pour ne pas qu'il s'ennuie de trop quand on est pas dans le vaisseau, et... oh!» Le visage d'Elliot s'éclaira soudainement. «Tu crois qu'on pourra le faire sortir et lui apprendre des tours?
— Il est motivé par la nourriture, donc c'est une possibilité, oui... mais il faudra d'abord lui apprendre les bonnes manières. Je ne veux pas qu'il salisse tout.
— Tu entends ça, Milo? Tu vas avoir une nouvelle maison avec nous dans l'aile résidentielle!»
Elliot sautilla d'excitation en serrant Milo contre sa poitrine, avant que le bip lointain du réhydrateur ne les arrache à leur conversation.
— «C'est l'heure de manger. Ne t'inquiète pas, on rangera ce bazar plus tard.
— Je prends Milo avec moi ou pas?
— Fais... fais ce que tu veux.»
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top