Chapitre 16: Interrogations
— «Pourquoi vous humains venir sur Sion?»
Elliot et Elewen étaient en train d'apprendre une toute nouvelle facette de la langue orale d'Icare quand celui-ci avait posé la question sans crier gare, entre deux silences où ils écrivaient leur nouveau vocabulaire sur leurs holoapps respectifs. Ils échangèrent un regard écarquillé, réalisant simultanément l'erreur qu'ils venaient de commettre: durant leurs innombrables interactions avec l'extraterrestre, ils avaient réussi à oublier de mentionner leurs origines et leurs intentions... l'une des premières choses à régler lors d'un protocole de premier contact. Elewen pouvait sentir le rouge lui monter aux joues, et si elle en jugeait par la façon dont Elliot cachait le bas de son visage dans le creux de sa main, il était probablement tout aussi embarrassé que lui par cette omission involontaire.
La question avait dû tarauder Icare pendant des jours: des organismes bipèdes et au moins aussi intelligents que lui étaient venus sur sa planète depuis l'espace et y avaient installé leur vaisseau sans montrer de signe qu'ils allaient s'en aller de sitôt, et ce tout en prélevant régulièrement la faune et la flore locale. Dans cette situation, c'était eux, les envahisseurs aliens, pas l'inverse. Ne pas révéler la raison pour laquelle ils étaient venus ici était au mieux louche et, au pire des cas, carrément menaçant. Quels piètres ambassadeurs ils faisaient pour l'espèce humaine...
— «Humain venir pour habiter Sion?» continua Icare quand il ne reçut pas de réponse immédiate, avant de secouer la tête. «Non, besoin beaucoup humain si vouloir habiter, Sion dangereux seul...»
Elewen sentit sa gorge se serrer alors que l'extraterrestre déroulait le cheminement de sa pensée, l'angoisse de ses premiers jours sur Sion reprenant de plus belle dans poitrine, comme pour lui rappeler la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient, la solitude écrasante dans laquelle ils vivaient.
Non, elle ne pouvait pas se laisser aller maintenant. Inspirant lentement pour garder son calme, elle serra les poings à s'en faire blanchir les phalanges, dans l'espoir que l'inconfort la garde ancrée dans la réalité. Étrangement, cela fonctionna, et elle parvint à retrouver la parole:
— «Nous explorer espace pour autres humains,» expliqua-t-elle. «Nous planètes avoir beaucoup, beaucoup humains, besoin place pour nourriture et nouveaux humains, donc chercher autres planètes pour habiter, étudier animaux et végétaux pour manger.»
Ce qu'elle disait n'était pas entièrement vrai, mais ce n'était pas un mensonge total, non plus: oui, la population sur Terre avait atteint un point critique, mais les colonies martiennes avaient largement la place pour loger et nourrir le flux incessant de migrants, maintenant que la planète rouge était entièrement terraformée. Ce qu'elle oubliait de mentionner, c'était que la mission de C-XES était financée par une dizaine de lobbys martiens, qui espéraient faire d'une pierre deux coups en trouvant à la fois des planètes aux ressources exploitables et un endroit bien éloigné du système Sol pour y loger toute la "plèbe terrienne" qui entachait le beau tableau des quartiers martiens. De ce point de vue, leur mission n'avait rien d'héroïque... mais cela était trop complexe et déprimant à expliquer à quelqu'un qui n'avait aucune idée de comment fonctionnait les sociétés humaines.
— «Beaucoup beaucoup humains aller dans grand vaisseau pour explorer et étudier. Humains être...» Elewen fit une grimace alors qu'elle cherchait le bon mot. «Trois cent cinquante dans grand vaisseau.
— Beaucoup humains,» constata Icare avec un sifflement stupéfait.
— «Oui, beaucoup. Humains chercher animaux, plantes, roches, planètes, beaucoup choses. Temps voyage normalement devoir durer beaucoup années, mais après dix ans, pendant voyage...» Le visage de la xénobiologiste s'assombrit alors qu'elle atteignait le moment fatidique. «Chose mauvais arriver. Grand vaisseau casser. Moi et Elliot réussir à partir avant grand vaisseau casser. Partir avec petit vaisseau, devoir atterrir sur Sion pour attendre autre humains venir aider nous.»
Les antennes d'Icare avaient perdu leur port intrigué et s'étaient affaissées tristement le long de son échine.
— «Et où être autres humains dans grand vaisseau?» demanda-t-il doucement, comme s'il craignait de dire quelque chose qu'il ne fallait pas.
— «Pas savoir. Peut-être proche, peut-être loin, peut-être vivant, peut-être mort...» Elewen soupira. «Nous deux seul humains ici.»
Icare poussa un gémissement plaintif à ses mots. Il se leva, fit un pas vers elle et, après un moment d'hésitation, tendit une main fermée qu'il déposa sur son épaule, paume vers l'extérieur, avant de la laisser glisser le long de son avant-bras. Ce que le geste voulait dire, elle l'ignorait, mais la douceur délibérée qui imprégnait la caresse laissait indiquer que celui-ci était sûrement une tentative maladroite et étrangère de l'apaiser.
— «Pas seul, pas seul, moi être ici,» les rassura Icare en poussant un gazouillis réconfortant. «Moi aider vous vivre sur Sion jusqu'à humain arriver et aider. Moi pas laisser vous seul.
— ...Merci, Icare,» répondit Elewen, un mince sourire sur les lèvres.
Icare, l'air satisfait que ses paroles aient eu l'effet escompté, s'écarta et retourna s'asseoir au bord de son matelas, attrapant son carnet et son crayon pour y écrire quelque chose; sûrement l'échange qu'ils venaient d'avoir.
La conversation aurait pu s'arrêter là. Elle aurait probablement dû s'arrêter là, compte tenu du sujet épineux qu'elle traitait. Néanmoins, une question continuait de tarauder Elewen. Elle plomberait encore plus l'atmosphère, c'était sûr, mais elle savait pertinemment qu'elle ne trouverait pas de moment plus opportun pour la poser, alors elle se jeta à l'eau.
— «Et toi, Icare?»
L'alien se tourna vers Elewen, la tête penchée sur le côté.
— «Quoi moi?
— Où être autres Ra'ok?»
Les poils sur la nuque d'Icare se hérissent et il baissa la tête, les collerettes tombantes. Le sujet n'était donc pas plus plaisant pour lui que pour eux... ce qui n'était pas très rassurant.
— «Pas savoir,» répondit le sionien.
— «Moi pas comprendre. Comment toi pas savoir? Toi vivre sur Sion, non?
— Sion grande planète,» expliqua le sionien d'un ton presque vexé, sa queue battant nerveusement l'air. «Moi pas savoir beaucoup géographie. Moi pas savoir où moi être, donc pas savoir où aller pour trouver Ra'ok. Désolé moi pas pouvoir aider.»
Elewen hocha la tête, pensive. Ça faisait sens. Après tout, si on la jetait au milieu de nulle part sur Terre, elle n'aurait aucune idée d'où elle se trouverait, elle non plus. Il n'y avait aucune pression évolutive qui justifierait un sens de l'orientation plus performant chez les sioniens que chez les hommes.
Néanmoins, un détail continuait de la chiffonner: si les sioniens étaient aussi intelligents et avancés technologiquement que les hommes, Sion devrait être absolument pleine à craquer d'extraterrestres. Les traces de leur influence devraient être impossibles à rater lors de leurs expéditions... et pourtant, rien. Pas une ville, pas un champ, pas même un chemin qui pourrait laisser indiquer un passage fréquent. Rien à part une planète sauvage, comme si elle n'avait jamais été colonisée en premier lieu.
Sion n'était pas beaucoup plus grande que la Terre: peut-être avaient-ils eu la malchance d'atterrir dans l'équivalent sionien du Wyoming. Néanmoins, cela n'expliquait pas pourquoi ils avaient trouvé Icare endormi tout seul dans un trou au beau milieu de nulle part. Était-il possible que le sionien soit un paria de son espèce? Un criminel? Un sujet de test? Un malade sous quarantaine? Un survivaliste? Mais dans tous les cas, pourquoi l'endroit était-il vide et entièrement délabré? Les plantes qui envahissaient les lieux laissaient indiquer qu'ils n'avaient pas été entretenus pendant au moins quelques années... aucune possibilité n'avait de sens.
Trop de questions, pas assez de réponses. Et s'il y avait une chose qu'Elewen détestait, c'était bien les questions sans réponses, surtout quand celles-ci concernaient Icare.
Le sujet de tous ses questionnements était juste devant elle. Elle avait juste à lever la voix pour obtenir une réponse, et pourtant, sa voix trembla d'une pointe de nervosité quand elle ouvrit la bouche: après tout, elle n'était pas sûre si la réponse qu'elle allait recevoir serait réjouissante ou absolument terrifiante.
— «Moi avoir autre question, Icare. Pourquoi toi être dans boîte fermée quand nous trouver toi dans vieux endroit?»
Icare ne répondit pas immédiatement à sa question. La tête basse, il balaya la pièce du regard à la recherche de quelque chose, puis il émit une série de sifflements aigus et dissonants avant d'ouvrir la bouche:
— «... Ps s...vr...,» murmura-t-il, si bas qu'Elewen dût se pencher en avant pour entendre quoi que ce soit.
— «Pas entendre, toi dire encore?
— Pas savoir,» répéta-t-il plus fort, une nouvelle série de sifflements tremblants sortant des évents sur ses flancs et sa gorge.
Elewen cligna des yeux une fois, puis deux, avant de se tourner vers Elliot, qui semblait partager la même confusion: comment ça, il ne savait pas?
— «... Quoi?»
Icare se recroquevilla sur lui-même et détourna les yeux, penaud.
— «Moi pas savoir quoi arriver avant dormir dans boîte,» répéta-t-il. «Savoir avant, moi sûr, mais maintenant pas savoir. Moi perdu, pas comprendre pourquoi ça arriver.»
Malgré son vocabulaire limité, Elewen parvint à comprendre où Icare voulait en venir, et la réalité lui serra le cœur de peine. Icare... était amnésique. Ce n'était pas bon. Pas bon du tout.
— «... Pourquoi toi pas dire nous?» demanda doucement Elliot, la voix empreinte de désarroi et d'incompréhension.
— «Pas vouloir inquiéter vous, et pas vouloir vous penser moi cacher quelque chose. Désolé...» répondit le sionien, encerclant ses pattes de sa longue queue comme pour se protéger de leur réaction.
Elewen pinça les lèvres, les traits de son visage tirés de pitié. Elle comprenait mieux pourquoi Icare avait été aussi insistant pour les accompagner jusqu'à leur vaisseau, maintenant: il était tout simplement confus et esseulé. Il s'était réveillé tout seul après Dieu-savait combien de temps, dans les ruines d'un endroit qu'il ne reconnaissait pas, sans aucun visage familier auquel se raccrocher et sans se rappeler comment il avait terminé là. Il avait dû être totalement terrifié; bien sûr qu'il s'était attaché aux premières êtres qui s'étaient présentés à lui avec un minimum de bienveillance, qu'ils soient des sioniens ou pas. Il voulait juste un endroit rassurant où vivre, des gens à qui parler, comme tout le monde.
Le pauvre, fut la première pensée qui lui traversa l'esprit. Au bout du compte, il est aussi seul que nous.
— «Nous aider toi, Icare,» lâcha-t-elle brusquement, attirant l'attention du sionien sur elle. «Nous aider toi trouver autres Ra'ok dehors. Et peut-être explorer et voir choses dehors aider toi savoir quoi arriver avant.»
Icare avait conservé une part de ses souvenirs, notamment ses connaissances, ce qui était une plutôt bonne nouvelle: cela voulait dire que son amnésie n'était pas totale et qu'elle pouvait potentiellement être résorbée avec assez d'efforts. Peut-être que découvrir des lieux et des situations potentiellement familiers pourraient l'aider à recouvrer ses souvenirs... du moins, elle l'espérait de tout son cœur. Elle préférait ne pas penser à ce qu'il adviendrait du sionien s'il restait amnésique pour toujours; l'idée de savoir que quelque chose n'allait pas sans cerner exactement ce qui nous échappait était bien trop terrifiante à imaginer.
Icare pencha la tête sur le côté, pensif, puis s'ébroua avec un enthousiasme revigoré avant de la saluer d'une courbette.
— «Merci toi aide. Moi pas être assez reconnaissant.
— Ça rien. Toi aider nous, nous aider toi. Ça simple, ça normal.
— Humains gentils. Moi dire autres Ra'ok gentillesse vous humains quand retrouver miens.»
Elewen se retint de sourire quand il dit cela. Elle et Elliot échangèrent un sourire embarrassé: si seulement Icare savait...
Une fois les intentions d'Icare mises sur la table et leurs suspicions écartées, la décision de mettre fin au temps de quarantaine du sionien quand la journée toucherait à sa fin fut bien plus facile à prendre.
Les micro-organismes que l'alien transportait étaient incompatibles avec l'organisme humain et ses conditions de vie rendaient la cohabitation non seulement possible, mais étonnamment facile à mettre en place. Ils pouvaient respirer le même air, vivaient selon un rythme circadien similaire, et leurs interactions sociales n'avaient pas laissé transparaître d'incompatibilités culturelles immédiates. La découverte soudaine du langage olfactif d'Icare les avait forcés à rallonger son temps d'isolement d'une journée supplémentaire, le temps qu'ils vérifient que les particules n'étaient pas nocives, mais la menace potentielle avait été rapidement écartée après quelques tests supplémentaires. Peu importe l'angle sous lequel ils observaient la situation, la conclusion était claire: Icare était sans danger pour l'homme et pouvait loger dans leur vaisseau sans problèmes. A ce stade, le garder enfermé une journée de plus dans le sas serait à la fois infructueux et inutilement cruel.
Jamais elle n'avait vu Icare aussi enthousiasmé que quand elle le laissa passer la porte du sas pour la première fois. Ses collerettes battaient si fort et si vite qu'elle crut qu'il allait réussir à s'envoler et elle dut s'écarter précipitamment pour éviter de se faire fouetter par sa queue quand il trottina gaiement vers le panneau de contrôle de la salle de navigation.
— «Pas toucher, Icare,» lui rappela-t-elle.
— «Pas toucher, oui, juste regarder,» la rassura Icare, ses antennes tendues de curiosité contredisant déjà ses dires de façon flagrante.
Malgré son avertissement, Elewen le laissa faire, un sourire mêlant attendrissement et amusement sur ses lèvres. Les commandes importantes étaient verrouillées derrière un mot de passe que seul un holoapp humain pouvait décoder, et Anne servait de dernier point de contrôle afin d'éviter les fausses manipulations. Ils ne risquaient rien à laisser Icare bidouiller sur l'écran quelque temps; honnêtement, elle ne savait même pas si l'écran parviendrait à reconnaître le contact écailleux sur ses senseurs.
Elle eut raison: le panneau de contrôle ne détectait la pression des doigts d'Icare qu'une fois sur quatre. Au bout de quelques essais infructueux sur le pavé holographique, le sionien finit par se lasser et se dirigea vers la première chose qui attira son attention: la mélodie enjouée provenant du laboratoire. Elewen le suivit sans tarder.
Elliot sursauta à leur arrivée, trop absorbé dans la musique qui sortait de son holoapp pour remarquer leur présence derrière-lui. Le bac de culture sur lequel il travaillait, dangereusement proche du bord de la paillasse, fut ébranlé par le mouvement brusque et serait passé par dessus-bord si Icare ne s'était pas précipité pour le rattraper dans sa chute, sauvant les plantules d'un terrible sort sur le carrelage glacé et épargnant de longues minutes de nettoyage pénibles aux deux scientifiques.
— «Oh! Icare, toi enfin venir dedans,» s'exclama-t-il en baissant le son de sa musique. Il récupéra son bac avec un sourire. «Merci beaucoup.
— Plantes pousser bien dans environnement humain,» commenta Icare, les yeux plissés de contentement. «Bien bien. Bientôt avoir fruits pour nous manger.»
Le sionien laissa Elliot à ses occupations et commença à faire le tour du laboratoire, reniflant et touchant du bout des antennes tout ce qui attirait son attention comme un enfant particulièrement excitable. Cela aurait pu être quelque chose d'intéressant à observer si l'alien n'était pas intrigué par absolument tout ce qui traînait sur les paillasses, des micropipettes aux gants en latex en passant par le spectrophotomètre de masse.
— «Ça quoi?» demanda-t-il en pointant un microscope du dos de la griffe.
— «Ça aider voir petites petites choses,» expliqua Elliot avec une patience qu'Elewen n'aurait jamais réussi à garder aussi longtemps.
— «Oh, ça comme "turesre" Ra'ok! Voir petites choses! Et ça?
— ... Ça être "mètre ruban", pour mesurer taille grandes choses... attends, non, pas tirer-»
Icare lâcha le bout du ruban métallique, qui se rétracta à vitesse grand V avec un bruit caractéristique et lui frappa le dos de main, arrachant au sionien un glapissement surpris.
— «Je t'avais prévenu,» soupira Elliot, amusé.
Icare secoua sa main endolorie. Néanmoins, au bout d'un moment, l'incident fut oublié et l'alien continua son exploration enthousiasmée, bien qu'avec un peu plus de prudence et de tact. Elewen l'observa faire et se demanda si sa curiosité insistante était typique des sioniens, ou bien s'ils étaient juste tombés sur l'alien le plus intéressé par le matériel de laboratoire du monde. Qui sait, peut-être qu'Icare était un éminent scientifique avant de perdre la mémoire. Malheureusement, elle n'eut pas le temps de ruminer cette théorie plus longtemps, car elle remarqua qu'il commençait à graviter dangereusement près du placard où était rangée la verrerie.
Ça sentait la catastrophe imminente, cette histoire...
— «Toi vouloir voir endroit nous vivre, Icare?» demanda-t-elle brusquement.
Cela intrigua assez Icare pour le détourner de sa course et lui faire tourner la tête vers elle, le regard brillant et les collerettes frémissant d'anticipation. Derrière le sionien intéressé, elle put voir Elliot soupirer de soulagement et lever le pouce en l'air. Leur matériel était officiellement sauvé de la casse... pour l'instant.
Il y avait toujours quelque chose d'étrangement intimidant dans le fait de faire découvrir l'endroit où l'on vivait à quelqu'un d'autre. Elewen ne pensait pas avoir à revivre ce genre de pression sur Sion. Avec un extraterrestre, qui plus est. L'endroit n'était pourtant pas si sale ou désordonné. Elle et Elliot s'efforçaient à régulièrement épousseter les meubles vides quand ils avaient du temps libre, et ce n'était pas le peu de biens personnels qu'ils avaient pu emporter de l'Icarus qui allaient encombrer l'espace. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de se pincer nerveusement les lèvres alors que le sionien examinait attentivement le moindre détail des lieux, de la salle de bains aux placards de la cuisine.
— «Vous avoir srriki!» s'exclama gaiement Icare en se penchant vers la cage en plastique de Milo. «Bonjour.»
La salutation ne dut pas plaire à l'hexaptère, car il ouvrit en grand ses ailes membraneuses et les fit battre frénétiquement avec un piaillement strident, soulevant les copeaux qui tapissaient le fond de sa cage comme une petite tornade. Icare remua la queue, amusé, et imita ses pépiements territoriaux, au grand dam du petit animal maintenant couvert de poussière et de débris.
— «Sois gentil avec Icare, Milo,» le réprimanda Elliot en lui tendant une main où se percher et une caresse pour le calmer. «Il va être ici plutôt souvent. Tu devrais commencer à t'habituer à lui.
— Ra'ok aimer élever srriki,» expliqua Icare avec un fredonnement pensif. «Facile nourrir et gentil avec propriétaire. Intelligent aussi. Beaucoup couleur et taille possible. Mais fragile, besoin voler souvent, vite peur et pas aimer nouveau personne arriver. Amusant humain aimer élever animaux aussi.
— Oui, ça amusant. Ra'ok prédateur, mais aimer avoir animaux?» demanda Elewen, intriguée.
— «Nécessaire manger viande pour vivre, oui, mais nous pas toujours manger animaux. Animaux beau vivant. Aimer regarder, caresser, parler, courir avec animaux. Animaux parfois plus agréable que personnes, calmer nous. Animaux parfois être idiot, mais ça être amusant.»
Elewen ne put s'empêcher de se sourire: au bout du compte, les sioniens et les humains n'étaient pas aussi différents les uns des autres... et vu les bizarreries que les humains aimaient élever — parfois au détriment de leur propre sécurité —, elle se demandait quels genres d'animaux de compagnie pouvait bien garder une espèce prédatrice de la taille d'un cheval de trait. Une autre question à ajouter à sa liste interminable, qui elle espérait se raccourcirait maintenant qu'Icare vivait sous leur toit.
En parlant de cela, il était grand temps d'installer le sionien de façon plus permanente avant que la fatigue ne se fasse ressentir. Avec son aide, le matelas du sas retrouva sa place originelle dans la chambre, bien qu'ils le laissèrent à même le sol afin de mieux accommoder le corps du sionien et d'éviter que celui-ci ne tombe du lit en cas de nuit particulièrement agitée. Ils rangèrent le peu de poches nutritives qu'il lui restait dans un placard de la cuisine et réchauffèrent toutes les pièces de quelques degrés en plus; un peu trop chaud pour être agréable, mais trop froid pour qu'ils puissent vraiment s'en plaindre.
Quand ils eurent terminé leurs préparations, le soleil se couchait à l'horizon de Sion, recouvrant la pièce à vivre de vives dorures et leur intimant de commencer à se préparer à manger. Icare, assis sur la couverture qu'il avait étalée au pied du canapé pour être plus à l'aise à leurs côtés, poussa un vrombissement satisfait. Ses écailles brillaient d'un éclat métallique presque irréel sous les rayons du soleil, comme des centaines de pièces de monnaie.
— «Moi heureux pouvoir être ici,» dit-il. « Plus grand que autre pièce. Merci vous faire confiance.
— Ça rien,» répondit Elliot, soufflant sur sa bouchée de bœuf en sauce avant de l'engloutir. «Nous content toi être ici, aussi. Nous espèces pouvoir apprendre beaucoup.
— Elliot raison,» continua Elewen. «Toi pouvoir faire toi vouloir ici. Ici être toi maison jusqu'à nous trouver autre Ra'ok.
— Merci, merci.»
Ils mangèrent en silence pendant qu'Icare regardait le soleil se coucher. Néanmoins, alors qu'elle avalait une nouvelle bouchée de son plat, Elewen remarqua que le sionien louchait discrètement sur sa fourchette, ses collerettes déployées et ses vibrisses frémissant d'intérêt quand il pensait qu'elle ne l'observait pas. Elle leva son assiette hors de portée quand il finit par tourner la tête vers elle en reniflant l'air.
— «Non, pas pour toi,» dit-elle avec un sourire taquin.
Icare poussa un jappement peiné et recula la tête.
— «Nourriture humain sentir bon. Vouloir goûter.
— Pas bonne idée.
— Pourquoi?
— Pas savoir si nourriture humain dangereux pour toi ou non. Devoir étudier d'abord. Ensuite, tester toucher petit bout sur langue, puis après mâcher. Si pas dangereux, manger petit bout. Enfin, repas entier si rien.»
Elewen mit un carré de bœuf dans sa bouche et le sionien la regarda faire en déglutissant audiblement comme un animal miséreux. Il pencha la tête sur le côté quand elle lui rendit son regard insistant.
— «... Moi pouvoir tester maintenant?» demanda-t-il en poussant un gazouillis adorablement aigu. «S'il te plaît?»
Elewen leva les sourcils, incrédule et amusée par la requête. Après un moment de réflexion, elle piqua un morceau de viande et tendit lentement la fourchette vers Icare au regard pétillant d'anticipation.
— «D'accord, mais toi promettre toi cracher si sentir quelque chose mal.
— Oui, oui.»
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