Chapitre 10: Premier Contact
Elewen cligna des yeux une fois, puis deux sans oser bouger un muscle. Avait-elle bien vu ce qu'elle avait vu? L'extraterrestre venait de leur faire coucou?
Non, elle ne devait pas faire de conclusions hâtives, surtout après si peu d'observations. Il n'avait fait qu'imiter le geste d'Elliot par curiosité, rien de plus. Pourtant, elle avait beau se répéter cette affirmation, l'idée sous-jacente que la créature en face d'elle était potentiellement intelligente fit palpiter son cœur, d'abord d'une joie irrépressible, puis d'appréhension: si l'alien se révélait vraiment intelligent, qu'était-elle censée faire? Sa formation pour entrer dans l'Icarus l'avait préparée pour la découverte d'organismes aussi étranges les uns que les autres... mais pas nécessairement à la possibilité d'une espèce à l'intelligence comparable à l'homme.
Bien sûr, elle était xénobiologiste. Décrire les xéno-organismes, comprendre comment ils fonctionnaient à toutes les échelles afin de mâcher le travail des scientifiques plus spécialisés faisait partie intégrante de son travail. C'était cette polyvalence qui l'avait fascinée et entraînée dans les études de ce métier exigeant. Néanmoins, être touche-à-tout voulait aussi dire qu'elle n'excellait dans rien. Elle n'était ni sociologue, ni psychologue, ni médiatrice: les seules choses qu'elle connaissait d'un premier contact avec une espèce alien intelligente — sans compter un cours obscur et mal organisé de deux heures durant sa première année de master — lui venaient des livres et films de science-fiction. Ce n'était probablement pas une bonne chose à avouer quand on était à quelques pas d'un alien potentiellement intelligent.
Elle secoua la tête et serra les poings contre sa poitrine grouillante d'émotions. Se laisser submerger par les possibilités était la meilleure façon de transformer une simple mission en fiasco total. Si elle voulait que cette expédition soit concluante, elle devait rester concentrée, commencer par les bases, et y aller une étape à la fois. Première étape: faire ce qu'elle était venue faire en premier lieu et nourrir le pauvre extraterrestre avant qu'il ne meure d'inanition.
— «Je descends,» dit-elle. «N'approche que si l'alien n'est pas agressif.
— D'accord.»
L'extraterrestre tressaillit quand elle continua sa lente glissade vers la terre ferme et partit se réfugier derrière une colonne à moitié écroulée et envahie par les végétaux. Elewen fit un pas prudent vers sa cachette, détendant les muscles crispés de ses épaules et gardant ses bras proche de son torse pour diminuer sa taille.
— «Hé,» dit-elle d'un ton léger, mais trop tremblant à son goût. «On ne te veut aucun mal. Viens.»
Elle ne put empêcher ses lèvres d'esquisser un sourire quand l'extraterrestre finit par pointer le bout de son nez aux antennules frémissantes. Il la fixa de son regard perçant, un éclair d'azur entre deux branches rouges, pendant ce qui lui parut être une éternité, néanmoins, elle le laissa faire. Ils iraient à son rythme, et pas l'inverse. Essayer de le forcer hors de sa zone de confort ne servirait qu'à le stresser encore plus et à leur attirer des ennuis.
L'extraterrestre finit par faire un pas en avant, puis un autre vers elle, ses griffes d'un gris de cendre cliquetant sombrement contre le sol métallique. Cela donna à Elewen l'occasion de mieux l'observer. Les excroissances en forme d'éventail sur son nez étaient déployées et frémissaient doucement à chacune de ses respirations, alors que ses mandibules externes cliquetaient régulièrement contre sa mâchoire inférieure, comme s'il ne savait pas quoi faire de ces étranges appendices. Néanmoins, elle n'y trouvait aucun signe qu'il allait attaquer. Au contraire, sa posture et sa démarche semblaient renfermées sur elles-même, comme s'il cherchait à se protéger de sa présence et appréhendait l'idée de s'approcher.
Elle trouvait incroyablement chanceux que l'organisme devant elle soit relativement compréhensible et interprétable pour son regard humain. Il avait une symétrie bilatérale, était vraisemblablement composé de matière carbonée, avait un nombre relativement acceptable de pattes et de doigts, deux yeux localisés sur une tête avec une bouche visible, un corps avec un thorax et un abdomen reconnaissables... c'était presque fascinant d'y trouver les similitudes avec la vie terrestre. De nombreux théoriciens disaient que si l'on répétait l'histoire de la Vie, les êtres vivants que l'on retrouverait seraient pratiquement les mêmes, car les conditions environnementales — et donc les pressions évolutives qui en résultaient — n'auraient pas changé: était-ce la raison pour laquelle la vie sur Sion 97RV était vaguement semblable à celle sur Terre, parce que les conditions y étaient globalement similaires?
En tout cas, tout cela rendait sa mission beaucoup plus facile. Qu'est-ce qu'elle aurait fait si elle s'était retrouvée devant un extraterrestre cristallin intelligent, sans yeux ou sans bras pour déterminer ses intentions... elle préférait ne pas y penser.
Elle détacha la sangle qui gardait son sac attaché à sa combinaison et y pêcha un des fruits qu'Elliot avait trouvé sur la route — rose, écailleux et gros comme ses deux mains —. Ne voulant pas brusquer la créature en s'approchant, elle décida de se mettre à genoux et de simplement faire rouler l'aliment vers l'extraterrestre. Il l'intercepta facilement en l'encageant avec les griffes de ses pattes avants, puis il se pencha en avant pour le prendre entre ses mains. La posture qui en résulta lui semblait inutilement inconfortable et lui rappela une girafe qui essayait de boire. Son cœur rata un battement quand l'extraterrestre chancela dangereusement avant de retrouver un équilibre précaire sur ses fins appendices.
— «Attention, tu es encore affaibli. Vas-y doucement.»
Elle savait qu'il ne pouvait pas la comprendre, mais parler à haute voix la détendait. De toute façon, cela ne semblait pas déranger l'extraterrestre, qui restait obnubilé par le fruit entre ses mains. Malgré ses longues griffes, il arracha les pelures écailleuses avec une facilité déconcertante, puis il ouvrit la gueule en grand et arracha une moitié de fruit en une seule bouchée. Un jus rouge sang dégoulina le long de son museau et de ses mandibules alors qu'il mâchait par à-coups, ce qui n'aida pas à soulager la nervosité d'Elewen. Heureusement pour elle, la fascination prit rapidement le dessus: malgré la forme de son museau, peu pratique pour mâcher, l'alien gardait la nourriture dans sa bouche en utilisant ses mandibules externes comme barrière de sécurité, ce qui lui permit de terminer le fruit en un clin d'œil. Il passa sa longue langue bleue le long de son museau et se fixa de nouveau sur elle, sa longue queue ondulant lentement comme s'il attendait quelque chose.
Encouragée par l'absence de réaction négative, elle décida de tendre un nouveau fruit du bout de sa main. L'extraterrestre frémit à son geste et fit un pas en arrière, ses antennes et ses collerettes se plaquant silencieusement contre son corps alors que sa queue s'enroulait piteusement autour de ses pattes.
— «Tu n'as pas à avoir peur», le rassura-t-elle. «Je vais pas te manger. Honnêtement, je pense que l'inverse est plus probable. Tiens.»
Elle appuya ses paroles en tendant le fruit aussi loin qu'elle le pouvait sans tomber. La créature l'observa d'un œil circonspect, mais finit par un pas timide vers l'avant, puis deux.
Plus la distance s'amenuisait entre eux, plus les antennes sur la tête de l'extraterrestre se tendaient vers elle, comme intriguées. La première frémit quand elle la frôla du bout du doigt, hérissant les filaments bleutés qui la composaient, alors que l'extrémité de l'autre atteignit le gant de sa combinaison et glissa vers le fruit dans le creux de sa paume. Elewen observa d'un œil perplexe la façon dont l'appendice sursautait et tapotait l'aliment sucré comme s'il avait été brûlant. Était-ce donc la façon dont l'alien analysait sa nourriture? Il avait pourtant des yeux et des mains pour le faire... ces organes étaient-ils plus sensibles? A quels sens, exactement...?
Quand elle leva le regard de nouveau, l'alien se retrouva à moins d'un mètre d'elle. Elle aurait pu sentir le souffle de sa respiration si elle n'avait pas été dans sa combinaison. Sans jamais détourner son attention d'elle, il tendit lentement la main vers le fruit et le saisit délicatement, prenant garde à ne pas accrocher ses griffes sur le tissu de ses gants et — oh la vache, sa main était beaucoup plus grande de près. S'il l'avait voulu, il aurait pu recouvrir sa main et son poignet en refermant sa poigne. Et c'était sans compter ses griffes: plus longues sur ses doigts plus externes, elles devaient être extrêmement acérées, si elle en jugeait par les éraflures qu'elles laissaient sur le fruit... ce ne fut que quand l'extraterrestre recula docilement de quelques pas pour manger sa trouvaille qu'Elewen se rendit compte qu'elle suait à grosses gouttes.
— «Il est fascinant,» commenta Elliot dans sa radio, la faisant sursauter. Jetant un regard noir derrière son épaule, elle vit le botaniste boitiller vers elle en lui offrant un haussement d'épaule désolé. «Il est capable d'imiter nos gestes, a un langage corporel complexe et peut manipuler des objets assez facilement. C'est bon signe, pour une vie intelligente.
— N'allons pas trop vite en besogne... j'aimerais l'observer un peu plus longtemps, histoire d'être sûre.
— Mais... Anne a dit-
— Anne n'est pas potentiellement devant la toute première espèce savante, Elliot. Elle peut attendre un petit peu, elle comprendra. Et...» Elle secoua le sac entre ses mains. «Il n'a pas fini de manger.»
Elewen profita que l'extraterrestre ne faisait pas attention à eux pour sortir un carnet et un crayon de son sac, qu'elle ouvrit en grand pour permettre à la créature d'en manger le contenu à sa guise. Elle savait que les enregistrements vidéos de leurs combinaison étaient de bonne qualité et qu'il ne suffisait que de quelques photos pour avoir toutes les informations nécessaires sur l'étrange créature, mais quand il s'agissait de décrire quelque chose de manière concise pour un article scientifique, rien ne battait la bonne vieille méthode du dessin. Elle n'avait jamais été douée à ça, mais des années d'études lui avaient permis de maîtriser le crayon avec une certaine assurance. Cela ne l'empêcha pas de prendre son temps pour capturer l'étrange apparence de l'alien, qui avait à présent les mains fourrées dans son sac pour attraper une grosse poignée de racines de forme allongée.
Quand elle eut terminé, elle observa le résultat avec une moue critique. Difficile de véhiculer sa présence impressionnante, la composition étrange de ses antennes, la beauté de ses motifs écailleux et la finesse de sa silhouette avec un dessin statique au crayon, mais elle s'en contenterait pour le moment. Elle leva les yeux et vit que l'extraterrestre avait totalement vidé le sac et le retournait dans l'espoir de trouver plus de nourriture à l'intérieur. Il émit un étrange gargouillis quand il n'y trouva que de la terre. Un son de consternation, peut-être?
— «Il n'a pas tout mangé,» remarqua Elewen en pointant quelques racines et baies qui tombèrent du fond du sac alors qu'il le secouait de haut en bas. «Au moins, maintenant on sait quelles plantes ne sont pas bonnes...»
L'extraterrestre laissa tomber le sac à contrecœur et fit un pas plus assuré vers Elewen, les antennes tendues et les yeux baissés vers son carnet.
— «Oh, tu veux voir mon dessin? Regarde.»
Quand elle retourna le dessin dans sa direction afin qu'il puisse le voir dans le bon sens, ses collerettes se gonflèrent comme les plumes d'un oiseau découvrant son reflet pour la première fois et il pencha la tête sur le côté en une mimique étrangement attachante.
— «Tu es plutôt dur à dessiner. J'espère que j'ai bien réussi.»
Alors que l'alien tendait la main vers le carnet, elle vit son regard passer rapidement du dessin à elle: était-il en train de demander sa permission? Sa présumée politesse lui arracha un sourire et elle poussa le livret entre ses mains. Il plongea alors son nez dans le dessin, glissant ses griffes le long des traits grossiers comme pour mieux en discerner la profondeur et tapant distraitement ses mandibules contre sa mâchoire. De temps en temps, il baissait son regard vers son propre corps et se contorsionnait avec une aisance effrayante pour mieux observer la longueur de ses antennes, les couleurs ternies de ses écailles et les os saillants de son échine et de son bassin. L'action, anodine pour beaucoup de gens, fascina Elewen: il comprenait que le dessin était une représentation de lui-même et s'en servait pour mieux constater de son apparence actuelle.
La reconnaissance du soi fut longtemps considérée comme l'un des premiers signes d'intelligence chez les animaux: on ne comptait plus le nombre de scientifiques qui avaient mis des animaux avec une tache sur le front devant un miroir pour analyser leur réaction. Singes, poulpes, chiens, oiseaux, éléphants, dauphins, toute la liste y était passée. Bien sûr, l'expérience avait ses limites — notamment liée au fait que tous les animaux n'avaient pas la vue comme sens principal —, mais elle n'était pas sans logique: comment un animal pouvait-il développer une conscience semblable à celle des hommes s'il n'arrivait même pas à se reconnaître lui-même en plus de son environnement? La confirmation que l'extraterrestre était capable du genre de réflexion qui le rapprochait toujours plus de la fatidique conclusion quant à sa sapience, faisait trépigner son cœur.
Après une longue minute de silence réflexif, l'extraterrestre s'ébroua, délaissa le carnet de dessin sur le bord du caisson et leva un poing fermé vers eux avant de se pencher à l'intérieur. Elewen imita le geste avec une moue perplexe: on croirait voir un signe militaire. Était-ce pour leur demander d'attendre?
L'alien se redressa en serrant quelque chose contre sa poitrine, quelque chose qu'elle reconnut comme étant la couverture de survie qu'elle lui avait donné pour la nuit, soigneusement pliée comme si elle n'avait jamais été utilisée. Quand il la lui tendit sans un mot, elle eut un mouvement de recul et ouvrit les mains en un signe de refus.
— «Tu peux la garder, tu en as plus besoin que moi,» dit-elle, mais voyant que la créature ne semblait pas décidée à abandonner, elle soupira et prit la couverture à deux mains. «Merci.»
Elle hocha généreusement la tête en guise de remerciement et la tête de l'alien se redressa presque imperceptiblement, comme si le geste l'avait intrigué. Il fit un pas prudent sur le côté, l'observa sous un nouvel angle inquisiteur, puis revint se positionner en face d'elle quand elle le suivit du regard, sa queue ondulant lentement dans l'air.
— «Ce geste veut dire quelque chose pour toi?»
Elle réitéra le geste de façon plus exagérée, courbant légèrement le dos en un début de salut de remerciement. Cela sembla plaire à l'extraterrestre, qui trépigna sur place et fit battre ses collerettes avec un bruissement rythmique. Son enthousiasme lui arracha un petit rire, mais un nouveau poing levé la concentra de nouveau. Pour montrer qu'elle avait bien compris, elle recopia le signe et hocha la tête avec exagération. L'extraterrestre émit un long vrombissement qui fit trembler ses évents comme le ronronnement d'un moteur et Elewen jura voir ses prunelles briller d'un nouvel éclat presque joueur. Difficile à dire quand son interlocuteur était un alien mi-reptile, mi-cheval.
Ce à quoi elle ne s'attendit pas, néanmoins, fut de le voir lever une de ses pattes avant comme s'il voulait piaffer l'air et de tendre la deuxième vers l'avant pour mettre tout son poids dessus. Il se pencha alors si fort que son menton vint toucher le sol froid et que sa patte tendue trembla dangereusement sous son poids. Elewen pouvait sentir son cœur battre la chamade alors que l'alien se redressait difficilement de la position inconfortable pour recouvrir sa prestance imposante. Est-ce qu'il... venait de se prosterner devant elle? Non, le geste n'avait sûrement pas la même signification que chez les hommes, et il l'avait fait en réponse à son geste de remerciement, pas parce qu'elle l'avait contraint à se soumettre — du moins, pas intentionnellement, à ce qu'elle le sache —. La réalisation lui faisait tourner la tête: était-ce son signe de remerciement à lui?
Elle ne savait pas quoi répondre à cela. L'alien pencha la tête sur le côté, puis tourna le menton vers le caisson. Il piaffa contre la base de la structure et il tapota l'alliage métallique avec un rythme contrôlé du dos de ses griffes. Quand son regard brillant se retourna vers elle et qu'il fit une nouvelle courbette, moins extrême que la précédente, Elewen comprit enfin ce qu'il cherchait à communiquer — car oui, l'alien était intelligent et cherchait à communiquer avec elle, elle en était sûre et certaine, à présent —.
Il disait: «Merci de m'avoir sauvé.»
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top