Chapitre 1

Cela faisait un long moment que je dévisageais le reflet qui me faisait face dans le grand miroir. J'approchai une nouvelle fois mon visage à la recherche d'une ride ou du moindre signe de vieillesse, sans résultat. Quel âge avais-je ? Je n'étais même pas capable de répondre à cette simple question. On avait supposé que je n'avais guère plus de vingt ans lorsque j'étais arrivée au centre, mais mon visage n'avait pas subi les dégâts du temps depuis ce jour-là, quinze ans plus tôt. 

Même après tant d'années et de tentatives de ma part, je n'avais plus le moindre souvenir de ma vie passée.

J'avais dû réapprendre à vivre. Tenter de trouver un sens à ce qui n'en avait plus pour moi. Peut-être avais-je eu de la chance... Après tout, il m'avait été possible de choisir le métier de mon choix, de me former. Un réel nouveau départ. La résidence d'apprentissage dans laquelle j'avais séjourné proposait des services de qualité. J'avais été encadrée tout en ayant un semblant de liberté. Après avoir travaillé quelque temps en tant que serveuse pour économiser, le centre m'avait permis de faire des études. J'avais obtenu mon diplôme de médecine spécialisée en plus de temps que la normale, mais cela restait une grande fierté. 

Je n'avais pas trouvé le courage de quitter le centre pour me trouver un logement indépendant. J'aimais vivre seule avec Sacha dans l'un des bungalows. Ma psy n'approuvait pas vraiment et ce sujet revenait régulièrement dans nos entretiens. Selon elle, je ne pouvais pas continuer de ressasser un passé que je ne connaissais pas. Je me fermais aux autres et cela m'empêchait de me bâtir une nouvelle vie. Sacha et moi nous confortions dans une co-dépendance qui ne nous permettait pas d'évoluer. Ni l'une. Ni l'autre. Après de nombreux exercices et discussions sans résultat, elle avait, selon elle, trouvé la solution qu'il me fallait : partir loin, dans une famille d'accueil, pour prendre un nouveau départ et vivre sans me focaliser sur mon amnésie.

À peine avais-je adhéré à cette proposition qu'elle avait été mise en oeuvre. Ils m'avaient trouvé un foyer d'accueil,  bien loin de Nicosie, sur une île dont je n'avais jamais entendu parler. Les informations au sujet de mon hôtesse ne m'avaient été fournies que très brièvement par la directrice de la résidence. Elle avait apparemment flashé sur mon profil et insisté pour tenter l'expérience. Je n'avais rien eu de plus et avais donc dû me contenter de cela. Il m'avait fallu tout le temps du vol pour me convaincre que ce projet allait réussir. Pour avoir confiance en ce nouveau départ.

Je finis par sortir des toilettes de l'aéroport et me dirigeai vers le hall. Une jeune femme tenait une pancarte sur laquelle mon nom était écrit à l'encre bleue. Après avoir pris une grande inspiration, je m'approchai d'elle timidement et lui tendis une main hésitante :

– Bonjour, je suis Isis.

Un sourire se dessina sur son visage.

– Oui, je sais. Enfin... je veux dire, je suis Billie !

Celle-ci saisit ma main, me délesta d'un de mes bagages et m'entraîna jusqu'à sa voiture. Elle chargea l'ensemble de mes affaires en m'assurant une bonne quinzaine de fois à quel point elle était heureuse de me voir. Je la détaillai avec attention durant le trajet. Elle avait des yeux gris en amande qui s'assortissaient magnifiquement bien avec ses cheveux auburn. Elle était plutôt petite, avec un corps voluptueux. Sa tenue avait été choisie avec goût et de façon à mettre ses atouts en valeur.

Le petite Toyota blanche ralentit puis le moteur se coupa finalement devant une maison relativement grande. Billie récupéra ses clefs puis se tourna vers moi, un sourire dessiné sur ses lèvres charnues. Elle lança avec joie :

– Es-tu prête à découvrir ton nouveau chez-toi ?

– Je te suis extrêmement reconnaissante de m'accepter ici, la remerciai-je.

La rousse balaya ma remarque d'un geste de la main.

– Tu n'as pas besoin de me remercier. Je ne l'ai pas proposé pour rien. Bon, descendons tes valises !

Nous joignîmes le geste à la parole et Billie m'aida à les monter dans la chambre qui m'était réservée.

– Je te laisse t'installer, Isis. Si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis en bas.

J'acquiesçai silencieusement et la regardai sortir. Je m'assis sur le dessus de lit aux teintes mauves et posai un œil critique sur la pièce qui m'était attribuée. Je n'avais absolument rien à redire quant à la décoration, parfaitement à mon goût. Presque trop. Les murs étaient d'un violet délicat et agrémentés de quelques tableaux inspirés de l'Égypte antique. Une table de chevet était disposée sur le côté droit du lit, surmontée d'une jolie lampe. Différents meubles et rangements m'assuraient que je ne serais pas encombrée par les nombreux carnets et livres que j'avais emmenés. J'entrepris donc de ranger mes vêtements dans les premiers tiroirs de la commode ainsi que dans l'armoire en bois. J'appréciai tout particulièrement le large bureau posé devant la fenêtre, sur lequel je mis mes dossiers professionnels ainsi que mon nécessaire à dessin.

Mes valises vidées, je pris cinq minutes pour jeter un œil par la fenêtre. Elle donnait sur la maison de nos voisins de droite. Je pus donc remarquer le goût ainsi que le soin avec lequel le jardin était entretenu. Ce fut sur cette constatation que je descendis. Le rez-de-chaussée contrastait fortement avec l'étage. Il était décoré d'une façon moderne qui harmonisait le noir et le blanc. Billie était assise sur une des trois chaises hautes, appuyée contre le bar qui séparait le salon de la cuisine américaine. Je la rejoignis et me posai à ses côtés. Elle leva les yeux de son téléphone et planta ses orbes gris dans les miennes en me questionnant :

– Ta chambre te plaît ?

J'émis un petit rire.

– Oui, j'en viens presque à me demander si tu n'as pas secrètement enquêté sur moi !

Cette touche d'humour amusa mon hôtesse qui joignit son rire au mien.

– Peut-être étais-tu destinée à venir me rejoindre.

– Je ne crois pas au destin, lui appris-je. Au fait, pourquoi avoir voulu accueillir quelqu'un chez toi ?

Billie passa une main dans ses longs cheveux.

– Nous avions une colocataire, mais elle est partie. Mon mari s'absente souvent, et comme c'est une grande maison, la solitude me pèse. Et puis... j'ai besoin d'avoir quelqu'un à mes côtés, alors quoi de mieux que d'aider les autres à se réintégrer dans la société ?

Je fronçai les sourcils.

– N'as-tu pas peur des gens sur qui tu pourrais tomber ?

Elle haussa les épaules.

– En choisissant une résidence d'apprentissage je sais que je tombe sur des personnes en difficulté. Je prends moins de risque que si c'étaient des prisonniers. D'autant plus que je reçois les différents dossiers et que je fais mon choix en fonction des profils et des pathologies.

J'acquiesçai silencieusement et n'ajoutai rien. Un silence s'installa quelques instants avant que Billie ne le rompe :

– Tu es amnésique si j'ai bien compris ?

Sa voix était douce, me laissant aisément le choix. Je pouvais lui répondre ou ignorer sa question. Bien que je n'eusse pas la moindre envie de parler de ce passé dont je ne savais rien, je lui étais trop reconnaissante pour la laisser dans le doute.

– Oui.

La lueur qui brilla dans son regard clair démontrait son intérêt grandissant.

– Mais te souviens-tu de certaines choses ou bien...

Elle s'interrompit et je secouai négativement la tête.

– Non, absolument rien. Le noir total. Les choses du quotidien me sont revenues assez rapidement, mais je ne sais rien sur moi. J'ai passé quinze ans à essayer de me souvenir. Je ne sais pas si j'avais un métier donc je me suis formée. Peut-être à tout autre chose. Tout ce que je peux te dire c'est que je m'appelle Isis. Non pas que cela soit grâce à ma mémoire. Un homme m'avait appelée comme ça quand je suis revenue à moi. J'ai une trentaine d'années, mais même cela je ne peux pas en être sûre... J'adore le dessin et je suis médecin.

Billie acquiesça. Elle sembla réfléchir un court moment et annonça avec entrain :

– D'ailleurs j'avais vu avec ton centre afin de te trouver un emploi ! L'hôpital est en manque de médecins. Comme ils m'avaient informée de ta spécialisation en thanatologie, je me suis permis de faire acte de candidature pour toi. Ils ont accepté et je crois que tu pourras visiter les locaux demain après-midi. Il faut que je redemande à Jake, c'est lui qui gère ça, mais il me semble que tu pourras commencer lundi au plus tôt !

Un sourire étira mes lèvres, me faisant presque instantanément oublier la tristesse qui m'avait envahie précédemment.

– Merci ! Je n'aurais pas pu souhaiter mieux !

Nous continuâmes de discuter toute la soirée. J'avais l'impression de la connaître depuis toujours. Elle était serviable et je me sentais à l'aise en sa présence. Nous mangeâmes des pizzas en parlant de tout et de rien. Cela faisait bien longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi bien.

Billie me promit de me faire visiter la ville le lendemain. Ce fut donc l'esprit tranquille que j'allais me coucher.

---

Héliopolis n'était pas une grande ville. Elle était divisée en trois zones. Un quartier résidentiel où tout le monde se connaissait, d'après Billie. Un second un peu plus en périphérie où s'installaient généralement les nouveaux arrivants et le centre-ville. Enfin, si je pouvais vraiment le nommer comme cela. Il y avait certes un grand nombre de commerces en tout genre, mais il était loin d'être aussi grand que ce à quoi j'étais habituée. Cela ne m'étonnait pas outre mesure. Après tout, comment comparer une capitale comme Nicosie avec une île méconnue ?

À ma plus grande joie, l'hôpital se trouvait à quelques pas de la bibliothèque où travaillait Billie. Cela promettait de ne pas me laisser seule pendant les pauses repas. Elle m'y entraîna et une vieille femme très affable me fit visiter les locaux. L'ingéniosité de leur conception et leur fonctionnalité me laissaient penser que mon nouvel emploi n'en serait que plus agréable.

Alors que nous étions sur le point de rentrer, une jeune femme nous accosta. À vue d'oeil, elle devait avoir à peu près le même âge que moi. Elle possédait de grands yeux bleus et avait teint ses cheveux bruns en blond, ce qui se voyait par la couleur de leurs racines. Elle portait une robe bohème blanche qui mettait en valeur le doré de sa peau. Elle vint faire la bise à Billie et lança, en se tournant vers moi :

– Mais tu dois être Isis !

Je lui tendis une main dans l'espoir qu'elle la saisisse, mais elle m'embrassa sur les deux joues.

– Isis, je te présente Néphrée, me sauva Billie en lançant un regard lourd de sens à la jeune femme.

Celle-ci posa la paume de sa main sur son front en riant de sa propre erreur.

– Oui, que je peux être étourdie ! J'en oublie de me présenter ! J'habite à côté de chez vous.

Un sourire se dessina sur mes lèvres en me remémorant le jardin aux couleurs éclatantes que j'avais vu la veille.

– Ce n'est rien. Votre jardin est magnifique.

Je décelai une furtive émotion dans son regard azur, mais ne parvins pas à la déchiffrer. Elle hocha vivement la tête, ce qui fit rebondir les grands anneaux en or qu'elle portait aux oreilles.

– Merci, c'est vrai qu'il est toujours très fleuri. Mais félicite Oz, c'est lui le responsable de cette splendeur ! Et tutoie-moi, je ne suis pas si vieille que cela ! Quoi que, ça dépend du point de vue...

Elle me fit un clin d'œil, amusant apparemment Billie qui rit à sa dernière remarque. Bien que j'esquissasse un sourire, mon visage dut laisser transparaître que je n'avais aucune idée de qui était cette personne puisqu'elle précisa :

– Oz est mon frère.

– Beau-frère, la reprit Billie en haussant un sourcil.

Néphrée balaya cette remarque d'un geste vague.

– Oui beau-frère. C'est du pareil au même pour moi !

Elle jeta un rapide coup d'oeil sur le portable qu'elle tenait dans sa main gauche et s'excusa :

– Je suis ravie d'avoir fait ta connaissance Isis, mais je dois aller faire quelques courses ! Au plaisir !

Notre voisine ponctua ses adieux d'un bref signe de la main et hâta le pas jusqu'au supermarché. De nouveau seules, nous reprîmes le chemin jusqu'à la voiture. Tandis que je m'attachais, je fis remarquer :

– Néphrée est une femme très gentille.

Billie acquiesça en démarrant.

– Oui, mais parfois elle est... extravagante.

Je ne pus qu'acquiescer devant cet état de fait. J'admirai le paysage durant notre bref trajet et sortis de mes pensées en entendant la portière de Billie s'ouvrir. Je l'imitai et nous entrâmes dans la demeure. Elle posa sa clef de voiture dans une petite corbeille en osier destinée à cet usage et se tourna vers moi, sourire aux lèvres.

– As-tu ton permis ? Me demanda-t-elle.

Je ne m'attendais vraiment pas à cette question, c'est pourquoi elle mit quelques instants avant d'atteindre mon cerveau.

– Heu... je... oui.

Je me serais presque donné une gifle pour me tirer de cet état qui me rendait encore plus stupide que d'habitude. Je devais avoir l'air d'une larve. Billie me signala de la suivre et je ne me fis pas prier pour obtempérer. Elle me mena jusqu'au garage et souleva une grande bâche sombre. Cela eut pour mérite de remuer la poussière accumulée et nous soutira quelques quintes de toux. Elle tendit une main vers une Mini bleu électrique en chantonnant :

– Tadam ! Voilà pour toi !

Je m'approchai de la voiture d'un pas hésitant et la consultai du regard.

– Tu en es bien sûre ? Je ne peux pas accepter, Billie.

Elle balaya ma remarque avec un sourire en coin.

– Elle ne va tout de même pas rester pourrir ici. Si ?

Je fronçai les sourcils, quelque peu mal à l'aise d'accepter son offre.

– Pourquoi as-tu une voiture dont tu ne te sers pas ? Pourquoi ne pas l'avoir revendue ?

La jeune femme haussa les sourcils avec malice.

– Je ne vais pas reparler du destin, mais peut-être que je t'attendais.

Je roulai des yeux devant cette note d'humour et la remerciai. Je ne pus que me rendre à l'évidence : posséder mon propre moyen de locomotion serait bien utile. Ne deviendrais-je pas un poids pour mon hôte si elle devait me balader à droite, à gauche tous les jours ?

Pendant que nous revenions au salon, Billie me lança un regard complice et s'exclama :

– Bon, ça te dirait de faire des cookies pour fêter ton arrivée ?

Le ton de sa voix ne me laissait clairement pas l'opportunité de m'y opposer, mais je n'en avais de toute façon pas l'intention. Les cookies étaient un de mes péchés mignons. Nous nous amusâmes à faire la pâte et je ne vis pas le temps passer. Quand vint le moment de les enfourner je composai une moue triste et fis semblant de renifler.

– C'est si émouvant de voir ses enfants grandir, pleurnichai-je.

Billie éclata de rire et régla le four sur cent quatre-vingts. Je pris mon portable et vis qu'il était presque déchargé. Je me dépêchai d'aller le brancher à l'étage, ne manquant pas d'observer au passage le jardin de nos voisins.

Un homme sortit, une cigarette à la main et la porta à sa bouche. Intriguée, je le détaillai du regard. Sa silhouette me disait vaguement quelque chose, et alors que je fouillais dans mon esprit, une image s'imposa à moi. Je me revis quinze années plus tôt, secouée par un grand homme aux yeux verts. Je fronçai les sourcils en essayant de comprendre et descendis les escaliers, l'esprit en ébullition. Je jetai un regard en direction de Billie.

– Je vais faire un tour chez les voisins, la prévins-je.

Elle se figea quelques secondes et me dévisagea.

– Pourquoi ? Que souhaites-tu faire ?

Je passai une main sur ma nuque.

– Eh bien, je sais que ça va te paraître bizarre, mais j'ai cru reconnaître le voisin. J'ai besoin de lui demander si nous nous sommes déjà vus ou si c'est simplement le fruit de mon imagination.

Je ne lui laissais pas le temps de répondre que déjà je m'engageai hors de la maison. Je longeai le trottoir pour me retrouver devant un porche élégamment décoré de fleurs. Je cherchai désespérément une sonnette avant de me rendre à l'évidence : il n'y en avait pas. Je me décidai donc à utiliser le heurtoir en forme de cobra. Mes deux coups se répercutèrent contre la porte de bois et je perçus une voix étouffée me répondre. La poignée se baissa et un homme apparut dans l'encadrement. Cet homme. Il me détailla d'un regard froid pendant que je le saluai :

– Bonjour, je suis désolée de vous déranger, je...

Je n'eus pas le temps de finir ma phrase qu'il me claqua la porte au nez. Je haussai les sourcils, déstabilisée par son comportement antipathique.
Le voisinage commençait bien...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top