Chapitre 9 (partie 3)
- Je ne sais pas à quoi vous jouer, cher Nicolas, mais vous ne semblez pas avoir appris de vos erreurs. À quoi sert de rejeter sur moi un crime que vous venez de commettre ? Qui croira-t-on ?
Le jeune baron ne répondit rien et continua de fixer devant lui le mur. Si Bergelet était libre de bouger dans le palais, Nicolas avait été menotté, comme si d'emblée on le prenait pour un jeune chien enragé dont il fallait se méfier. Mais les deux hommes étaient sous bonne garde et c'était déjà une première.
- Où est l'Empereur ? Se demandait le jeune homme.
- À l'Opéra. Son plaisir avant tout. Il ne veut pas se laisser impressionner par quelques bombes, encore moins par deux hommes qui ne rêvent que de s'entretuer.
- Monsieur Bergelet, reprit Nicolas, puisque nous sommes condamnés à nous regarder dans le blanc des yeux le temps que l'Empereur se décide à nous recevoir, parlons. Je ne cherche pas à vous tuer et vous le savez très bien. Je ne suis dangereux que parce que vous êtes dangereux pour moi.
- C'est suffisant.
- Je ne sais pas ce que vous cherchez avec ma mort, mais je vous propose un marché. Si je vous trouve l'aulos de Marsyas, vous me laissez la vie sauve.
- Mais l'aulos est à l'Empereur !
- Je connais le moyen de le convaincre à me le vendre. Je le rachète très cher et je vous l'offre, comme j'achèterais ma liberté. Vous cesserez alors de chercher ma mort.
Bergelet ne répondit pas tout de suite et prit le temps de la réflexion. L'aulos était un bel objet, un bel objet mythique qui lui revenait de droit. Mais le prix était-il suffisant ?
- Vous m'offrez l'aulos ?
- En échange de ma vie. Et en échange de votre silence quand l'Empereur viendra. Il nous accusera de vol. Dites le moins possible, et je vous offre l'aulos.
- Savez-vous seulement ce que vous m'offrez ?
- Je vous l'ai déjà dit. Je ne sais rien de votre affaire. Qui vous êtes, ce que vous faites, ce que vous cherchez... De l'aulos, je ne connais que le mythe.
Bergelet sourit :
- Racontez-le moi.
- Si vous y tenez.
Il se leva et vint, sans trop y penser, jeter un regard par la fenêtre à la chapelle qui dissimulait le passage secret.
- C'est l'un de nos amis communs, monsieur Collet, le libraire, qui me l'a conté. Marsyas était un satyre qui tomba un jour par hasard sur un aulos. Athéna s'en était lassée. Elle avait imaginé l'instrument, s'en était amusé et s'en était lassée. Elle jeta l'aulos, que Marsyas ramassa. Mais l'objet charmait et les habitants de la contrée s'extasiaient, charmés. Ils disaient qu'Appolon lui-même ne jouait pas aussi bien, charmés. Midas...
Nicolas fit une pause et observa attentivement son interlocuteur, qui tressaillit en entendant ce nom.
- Midas également affirmait que Marsyas surpassait les dieux, surpassait Apollon. Et le dieu des arts releva le défi et joua de l'aulos, joua mieux que quiconque, joua mieux que Marsyas qui se vit sévèrement punir par les dieux. Midas reçut des oreilles d'ânes en punition.
L'homme d'affaire eut un sourire et acquiesça.
- Monsieur le baron, pourquoi dites-vous que vous ne comprenez pas ce que signifie l'aulos de Marsyas ?
- Vous me parlez d'un objet mythique, comme s'il existait.
- Vraiment ? Sourit Bergelet sans répondre. Le pouvoir de charmer les âmes est un pouvoir très convoité, vous savez. Mais il y a plus puissant, bien plus puissant que l'aulos. Il est étrange que vous, tout particulièrement vous monsieur le fils de Sisyphe, nous n'en ayez jamais entendu parler.
Des bruits de voix se faisaient entendre à côté. L'Empereur arrivait. Bergelet se pressa de conclure :
- Pourtant, je vais quand même me risquer à accepter. Je vous promets de me taire. Je vous offre votre vie. Si...
Il leva un doigt et ajouta :
- Si vous m'offrez l'aulos et ne cherchez plus jamais à connaître mes secrets.
L'Empereur entra dans la pièce. Les deux hommes s'inclinèrent, en sentant la fatigue tomber à mesure que leur front se penchait sur la terre.
- Monsieur le baron, monsieur Bergelet, relevez-vous. Commençons tout de suite. Il est tard, je suis fatigué. Si Orsini, Pieri, Gomez et Rudio sont déjà sous les verrous, destinés à une mort évidente, je sais qu'ils ont été aidé par l'un d'entre vous. Sinon pourquoi votre petite altercation aurait eu lieu quelques secondes seulement avant la tentative d'assassinat, à quelques mètres de là où se tenait Orsini ?
- Sire... Tenta Bergelet.
- Je vais vous entendre. Mais pas ici. Venez, monsieur. Nous discuterons dans la pièce d'à côté. Je ne veux pas que monsieur d'Elby entende ce que vous avez à dire.
Il lui sourit et sortit avec lui. Le jeune homme resta seul dans la pièce, en croisant les doigts. La lune venait doucement glisser sa fraîcheur dans la pièce et l'aube se faisait lointaine, l'aube où les jeux étaient encore incertains, où les mensonges n'avaient pas encore été prononcés, où le sol de l'avenue de l'opéra était encore vierge du sang des douze malheureux qui avaient trouvé la mort et des cent cinquante personnes blessés par les trois bombes lancées ce soir-là. Tout criait à sa culpabilité et il savait s'être jeté dans la gueule du loup. Mais les mensonges... Les mensonges pouvaient encore marcher.
La porte se rouvrit et on lui fit signe de venir tandis que le Loup Blanc était ramené dans la pièce où ils avaient attendu l'Empereur.
- Nicolas d'Elby, dire que j'ai beaucoup entendu parler de vous serait un euphémisme. Le fils de Sisyphe...
- Je n'ai jamais su d'où venait ce nom. Un bout de papier venant de mon père m'a fait adopté ce pseudonyme par jeu. Je ne savais pas qu'il m'apporterait tant de malheur.
- Mais vous vous êtes retrouvés mêler à de nombreux meurtres et vous avez mis un pied dans les affaires du Loup Blanc.
- Vous pouvez parler de Monsieur Bergelet. Je sais qui il est. Vous savez peut-être qu'il cherche à me tuer, sans que je ne sache pourquoi. J'ai un ami qui vous confirmera qu'il a même tenté de me tuer en prison, d'où mon évasion. Devant cette menace, il est normal que je cherche à m'intéresser au plus près de l'homme responsable de tout ceci. C'est ainsi que j'ai découvert ce qu'il fomentait. Une tentative d'assassinat (oh tentative, rien de plus : il a trop de respect pour vous), dans le but de dissimuler un vol... Vous savez de quoi je parle. Je l'ai vu sortir de l'Elysée, puis courir à l'opéra s'assurer qu'Orsini suivrait bien ses ordres. J'ai tenté de l'arrêter et il s'en est pris à moi. Je me suis jeté sur votre voiture car je voulais vous protéger. Pourquoi l'aurais-je fait si j'étais complice avec Orsini ? Si j'avais su que la bombe éclaterait dans la seconde qui suivrait ? Je me suis mis en danger en pensant vous sauver la vie. Maintenant, je vous en supplie, accordez-moi votre confiance.
- Ce ne sont que des mots. Je n'ai aucune preuve.
Nicolas fit mine d'être désespéré et mit sa tête entre ses mains, avant de la relever, affichant dans ses yeux une lueur d'espoir :
- Mais j'ai une preuve. Je l'ai vu sortir du palais avec l'aulos, avant de prendre le chemin de l'opéra. Si vous le fouillez, vous saurez que j'ai dit vrai.
L'Empereur était fatigué. Il fit un bref signe de la main à l'un des gardes pour qu'il procède à la fouille. Quelques secondes, les deux hommes restèrent en silence. Nicolas baissait les yeux, de crainte d'être déçu par le regard de Napoléon III. Il était étrange qu'un simple regard, concentrant toute la puissance de l'empire français, put représenter un si grand danger et une si grande opportunité pour le jeune homme.
La porte se rouvrit et le garde ramenait l'aulos. Sans rien dire, l'Empereur le récupéra, sourit à Nicolas, et le laissa quitter l'Élysée.
Le jeune baron croisa Léonard dans les escaliers qui menaient à la sortie. Les deux hommes se sourirent, cachant leur inquiétude. La nuit était loin d'être finie et le plan continuait doucement à dérouler ses misères.
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