Chapitre 5 (partie 3)
- Monsieur Bertin, dans mon bureau.
L'ordre claqua, si sèchement que de nombreux ouvriers tournèrent la tête avec surprise pour observer ce patron qu'ils voyaient pour la première fois. Nicolas se pinça les lèvres en se disant qu'il y avait mieux comme présentation à ses ouvriers, mais tant pis.
Une fois dans le petit bureau rond dans lequel le jeune homme n'avait presque jamais mis les pieds, les deux hommes s'observèrent un temps en chien de faïence, le cœur empli de haine. Mauvais début. Nicolas voulait relever le défi de faire de cet homme son meilleur allié... Il s'assit, fit signe à l'autre de s'asseoir et saisit une feuille et un crayon :
- Monsieur Bertin, savez-vous qu'on a déjà cherché vingt-et-une fois à me tuer. Et comment croyez-vous que j'ai survécu ?
L'autre haussa les épaules.
- Par la ruse, monsieur Bertin, par l'intelligence.
Il resta quelques temps songeur dans un silence désagréable pour son interlocuteur qui ne voyait pas où il voulait en venir, avant de reprendre :
- Et vous croyiez me duper en me trahissant.
Devant son air surpris, Nicolas précisa :
- À l'inspecteur venu vous voir il y a une heure. Vous croyez qu'il vous protégera du Loup Blanc ? Vous croyez que ce benêt saura vous protéger quand je ne serais plus là. Votre meilleur ami est mort, je vous le rappelle. Vous êtes passé à l'ennemi, pour le Loup Blanc. Que ferez-vous sans moi, si je pars en prison ?
- Je vais partir. Je vais quitter Paris.
- Et quitter votre poste de contremaître qui vous donne un salaire si confortable ?
Nicolas soupira avant de l'observer à nouveau. Il avait toujours ses petites billes blanches à la place des yeux, roulant de frayeur à mesure que le jeune homme énumérait toutes les possibilités qui se présentaient à lui.
- Pourquoi avez-vous donné mon nom à la police ? Pourquoi avoir dit que je connaissais le Loup Blanc ?
- Parce que c'est la vérité. Je ne sais quel sombre secret vous cachez, mais je vous propose un marché.
Nicolas attrapa la feuille et commença à écrire.
- Vous me révélez tout ce que vous savez sur le Loup Blanc et ce qui vous empêche de dire à tout le monde que vous connaissez son identité. Et en échange, je vous renouvelle ma protection.
Le jeune homme réfléchit un instant avant de reprendre :
- Et de plus, je veux que vous voliez pour moi un objet appartenant à l'empereur.
Gustave sursauta avant de faire non de la tête. Comme le jeune homme continuait d'écrire et faisait comme s'il n'avait pas vu, il fronça des sourcils et dit :
- Vous rajoutez une exigence, à moi de mettre la mienne. Je vous aide à voler l'empereur. Vous m'aidez à tuer l'empereur.
- Comment ça ? Lâcha Nicolas dans un sursaut, bien malgré lui surpris.
- Je suis affilié à une vente. Les Italiens n'ont pas trop apprécié le soutien de l'empereur au pape. Ils ont le sentiment qu'il refuse leur révolution.
- Ils veulent anéantir cet obstacle, comprit Nicolas. Eh bien soit. Notons tout cela par écrit, entendu ?
Ils discutèrent encore un peu des termes de l'accord. Le jeune baron ordonna qu'on lui apporte une bouteille de champagne qu'il fit ouvrir sur le champ.
- Je vous en prie, commencez votre récit. Je peux verser un verre de champagne et écouter en même temps.
Un brin désorienté, Gustave mordilla l'un de ses ongles, le regard dans le vide, tout en débutant d'une voix atone et morte :
- Nos mères étaient voisines. Nos pères à l'usine. Il devait finir ouvrier, artisan, boulanger ou boucher. Comme moi. On jouait ensemble. On jouait dans le caniveau. Il devait finir ouvrier... Comme moi. Mais il était trop intelligent pour cela. Et sa mère trop ambitieuse. Elle s'est saignée à blanc pour qu'il puisse poursuivre des études. Elle le poussait à travailler comme un forcené, lui criait qu'il finirait riche, qu'il serait la gloire de cette famille. J'ai cessé de jouer avec lui dans le caniveau.
"Alors, il est parti à l'Université. Il a travaillé les sciences. Il est devenu intelligent. Mais il continuait de venir me voir, et nous marchions côte à côte. Lui enflammé par quelque brillant discours, moi dans le caniveau. Puis, il s'arrêtait. Il s'arrêtait souvent. Il se tournait vers moi, roulait ses yeux de chat avec un air terrible et me parlait de ses camarades de promo avec un mépris vaguement dissimulé. Il me décrivait les gosses de la haute bourgeoisie, de l'aristocratie, tous bien attifés dans leurs costumes trois pièces, sous leur chapeau haut de forme. "Ils ne bossent pas" répétait-il sombrement. "Mais ils gagneront mieux leur croûte que moi, que toi, que tous les autres. Qu'est-ce qu'on peut y faire ?"
Il fallait le voir ! Il crispait ses poings, continuait de rouler ses yeux de chats... Et poursuivait : "certains prônent le socialisme pour se débarrasser de cette engeance. Il faut suivre Fourier, Cabet, même Proudhon, disent-ils. Ce sont des utopistes. Tous, utopistes. Ils ne comprennent pas..."
- Ne comprennent pas quoi ? Reprit Nicolas qui présageait le pire.
- Que pour s'imposer, il faut devenir riche. Que pour devenir riche, il faut aller chercher l'argent où il se trouve. En d'autres termes, il ne faut pas hésiter à aller piller leurs ressources. Il organisa donc l'un des vols les plus audacieux que je n'ai jamais vu sans doute, chez un vieil aristocrate qui avait été autrefois très influent et qui péréclitait depuis quelques années dans l'ombre. Il y est allé. Il en est revenu riche et différent. Il ne m'a plus jamais accordé la même confiance depuis et continue de garder un ton mystérieux sur ce vol, et sur beaucoup d'autres choses d'ailleurs. Je n'ai jamais su ce qui c'était passé ce soir-là, ni pourquoi il n'avait pas tué cet aristocrate qui aurait dû mourir. Mais le vieux a dû lui refiler quelques somptueux secrets en échange de la vie sauve. Mon ami a continuer de faire fortune et s'est progressivement éloigné de moi.
- Qu'est-ce qui ne va pas alors ?
- J'ai sombré dans la pauvreté. Je n'arrivais à rien. Je me suis souvenu de ce qu'il avait dit... Voler les riches. J'ai voulu suivre le même parcours que lui. Je n'avais pas son intelligence. J'ai fini en prison. Désespéré. Je savais que, pour moi, c'était la potence. Alors je lui ai écris, pour lui demander de m'aider. Ce qu'il a fait. "Gustave, m'a-t-il dit, j'ai besoin de toi..." Besoin de moi, tu parles... Le sale boulot. C'est moi qui fait le travail dans l'ombre, quand il en a besoin. Ça, ou la potence. Mais c'est la même chose pour tout le monde : si on révèle l'identité du Loup Blanc, c'est la potence. Ce chantage, c'est une raison de plus de le haïr. Je le hais.
- Vous étiez amis.
- Quand il ne nous traitait pas comme des chiens.
- La potence, donc... Mais nous sommes en guerre. Peut-être est-ce déjà le destin qu'il vous prévoie.
- Non. Il sait que ce chantage est la dernière chose qui me retient de dire son nom. Si je pars en prison, je crache le morceau.
- Eh bien je vous donne le choix. Ou vous partez en prison parce que vous ne m'aurez pas donné son nom, monsieur le criminel Gustave Bertin. Ou vous faites le pari de compter sur ma protection et vous me donner son nom. Le nom du Loup Blanc.
Le contremaître s'y attendait. Il continuait de regarder dans le vide en murmurant tout bas des malédictions. Pourrait-il être honnête un jour ?
- C'est un nom connu maintenant. Bergelet. Vous devez connaître ça, Bergelet.
Nicolas l'observa doucement. Bergelet. Le père d'Ambre.
***
Vente : cellule d'une société secrète de la Carbonnerie (mouvement politique en faveur de l'indépendance de l'Italie).
Les indépendantistes italiens attendaient de Napoléon III qu'il s'engage en leur faveur.
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