Chapitre 3 (partie 2)
- L'escrime pour l'ascèse et les pierres précieuses pour la méditation, sourit Nicolas en saisissant sa canne.
Fasciné par l'une pour le style et par les autres pour leur beauté mystérieuse, il se réjouissait de pouvoir conjuguer les deux dans un même objet.
Il était l'heure de se rendre chez le vicomte d'Aubissac. La voiture attendait en bas, prête à le conduire...
Nicolas n'aimait pas cette image de baron boiteux. Mais il comptait sur la beauté de la canne et sur sa beauté naturelle pour compenser cette disgrâce. Et...
Il s'en posait des questions ! C'est que cette entrée parisienne devait l'inquiéter furieusement, plus qu'il n'aurait voulu l'admettre. Il n'avait jamais été mondain et, suivant son plan de contrôler tous les milieux de la capitale, il devait ressortir de ce salon après avoir fait sensation auprès de tous. De quoi être anxieux, en effet.
- Monsieur le baron d'Elby.
Le vicomte vint l'accueillir avec l'exubérance qui le caractérisait :
- Baron ! Vous êtes nouveau, n'est-ce pas ? Laissez-moi vous présenter aux personnalités les plus à la mode de Paris. On les retrouve toutes chez moi...
Il cita quelques grands noms d'une société des plus éclectiques allant de l'écrivain Barbey d'Aurévilly aux frères Pereire, les deux hommes d'affaire. Nicolas voulait parler affaire et demanda donc naturellement qu'on le présente aux deux frères. Il évitait ainsi les mondanités pour travailler, travailler encore, dévoré toujours plus par l'ambition.
Mais soudain, l'on fit cercle. Un piano disposé dans un coin de la salle retint bientôt l'attention de tout le monde. Le jeune homme se mordit les lèvres en comprenant que s'il ne venait pas au premier rang pour écouter, il pourrait créer un impair. Après tout, c'était pour écouter Louise qu'il avait été invité, quand bien même il n'en avait rien à faire de sa voix divine et de ses extraordinaires talents de pianiste.
Il put d'emblée noter le trouble qui habita la jeune fille lorsqu'elle le vit s'approcher. Elle lui sourit et attaqua une pièce de Chopin. Nicolas n'aimait pas Chopin. Mais il souriait aussi. Il pouvait voir les yeux de la jeune fille se perdre dans le vague et rêver. Rêver de quoi ? Rêver d'amour bien sûr, rêve d'amour qu'un doux sourire évoque. Les mélodies romantiques du compositeur autrichien berçaient son cœur vers l'amour. Elle savait, Louise, qu'un beau jeune homme l'observait avec attention, qu'il avait demandé à l'entendre tout particulièrement et qu'il s'était approché au premier rang pour mieux la voir et lui sourire. Alors, elle mettait tout son art à produire un air gracieux, à faire danser ses doigts au-dessus du clavier et voler ses volants à chacun de ses mouvements. Dommage que l'air ne puisse se prêter à du chant : elle aurait pris grand plaisir à lui dévoiler sa voix mélodieuse.
Quand elle eut fini, c'est vers lui qu'elle porta d'abord ses regards. Il salua sa prestation d'un petit signe de tête qui fit fondre son jeune cœur. Alors, elle s'approcha :
- Cela vous a-t-il plu, monsieur ?
- Vous jouez à merveille, lui murmura-t-il dans un souffle en se penchant vers elle. Ce n'est pas Chopin qui écrit pour vous, c'est vous qui écrivez pour Chopin en apportant aux notes votre touche personnelle délicate.
La jeune fille sentit son cœur défaillir à ce compliment. Elle porta vers lui un regard chargé d'une admiration tout à fait naïve et stupide, qui accentua le sentiment de mépris que Nicolas avait déjà à son égard.
- Vous ne deviez pas souvent entendre jouer dans vos terres. Vous ne pouvez comparer, minauda-t-elle sur un ton faussement modeste.
Et comme il acquiesçait, elle crut être autorisée à poursuivre :
- Que faisiez-vous là-bas ? Seul au milieu de nulle part et loin des fastes de la vie parisienne ?
Pourquoi toutes ses expressions paraissaient-elles sorties d'un lexique à l'usage des jeunes filles pour savoir briller en société ?
- La vie à la campagne est loin d'être aussi ennuyeuse qu'il n'y paraît, murmura-t-il encore dans un souffle chaud qui glissait dans son cou et la faisait tressaillir. Nous avons les reliefs grandioses de la nature, notre palais, les courses à cheval, les grands espaces qui permettent les duels d'escrime, la tranquilité nécessaire pour contempler les merveilles...
- Les merveilles ?
- J'avoue avoir un faible pour les pierres précieuses.
Le regard de la jeune fille dévia vers l'ouvrage d'art que constituait la paume de la canne pour l'admirer silencieusement.
- Vous n'aviez pas de canne, hier soir. Vous n'étiez pas blessé, observa-t-elle doucement.
Il frémit :
- Un petit accident sportif aujourd'hui, rien de grave.
Mais c'est à ce moment précis qu'une voix plus claire que les autres s'éleva :
- Avez-vous vu dans les journaux ce qui est arrivé cette nuit ? Il semble qu'un nouveau monstre ait fait son apparition. Il se fait appeler... Comment déjà ?
- Le fils de Sisyphe, répondit une jeune femme dissimulée dans l'ombre de la pièce.
Sa remarque laissa un froid dans la pièce que Nicolas eut du mal à interpréter. Mais déjà, Louise s'étonnait :
- Qui est Sisyphe ? C'est un nom de code ?
- C'est un personnage de la mythologie grecque, lui répondit le jeune baron. Un personnage... Trop peu connu.
- Et connaissez-vous son histoire ? Pourriez-vous nous la raconter ? Reprit Louise de sa petite voix claire qui perçait le silence.
Nicolas hocha la tête. Il avait d'autres projets en tête et préférait entendre quelqu'un d'autre raconter l'histoire.
- Moi, je la connais, reprit alors la jeune femme dans l'ombre de sa voix grave et profonde. Aimeriez-vous que je la narre ?
Les invités parurent n'acquiescer qu'à contre-cœur. Et la jeune femme sortit de l'ombre pour darder sur Nicolas des yeux sombres et glaçants.
- Comment s'appelle-t-elle ?
- Ambre, lâcha Louise.
- "Sisyphe était le fils d'Éole et roi de Corinthe. Vous connaissez sûrement le châtiment de Sisyphe, qui consiste à pousser un rocher en haut d'une montagne jusqu'à ce que celui-ci redescende toute la pente, et à recommencer, indéfiniment. Mais savez-vous qu'il est aussi connu pour sa ruse ? On dit qu'il a déjoué la mort, cette sombre Thanatos. L'ambitieux Sisyphe désirait une source qui ne tarirait jamais, symbole d'une vie qui ne passerait pas et qui lui offrirait toute l'année des terres fertiles. Et voilà que le dieu-fleuve, Asopos, passe près de lui. Sa fille, Égine, s'est faite enlevée par Zeus, changé en aigle. Il la recherche, comme tout père éploré sait le faire. Mais que peut-il contre le dieu des dieux ? Il se sent bien seul, presque démuni. Sisyphe voit son trouble et lui propose son aide en échange de la source tant désirée. Rusé, il sait se faire observateur et n'a pas manqué de noter le passage de cet aigle majestueux transportant en ses griffes la belle jeune fille tout étourdie. Asopos prend alors la direction indiquée et ne tarde pas à découvrir sa fille et l'aigle dans un bosquet sauvage. Il s'approche en criant et faire peur à l'aigle Zeus qui s'envole et survole un instant les terres de Sisyphe. Furieux d'avoir été trahi par ce dernier, le roi des dieux envoie Thanatos le punir de son audace.
Le génie de la Mort entre sur les terres de l'ingénieux Sisyphe. Il dresse son ombre au-dessus de sa tête et attend les cris, les craintes et les suppliques qui accompagnent habituellement chacune de ses visites.
Mais c'est à peine si Sisyphe lui marque son attention. Il est penché sur un curieux mécanisme qui l'intrigue si fortement qu'il finit par intéresser la Mort. Celle-ci se penche... Elle se dit bien qu'elle aura tout le temps par la suite d'emporter l'âme du malheureux. Pourquoi ne pas s'arrêter un instant pour observer cette surprenante invention humaine ? Sisyphe lui montre alors un curieux mécanisme composé de deux anneaux joints ensemble par une petite chaîne. "Souhaiteriez-vous l'essayer ?" Demande alors le malin après avoir longuement attisé l'intérêt de la Camarde. La dame, qui ne se retient plus de curiosité, se prête volontiers au jeu. Mais l'invention de l'ingénieux Sisyphe est en réalité une paire de menottes avec lesquelles il enchaîne Thanatos sans vergogne. La Mort, ainsi enchaînée à la Terre, se trouve incapable de l'emporter aux Enfers. Prisonnière, elle ne peut même plus exercer sa fonction, de sorte que plus personne ne meurt.
Zeus s'aperçoit alors de la fourberie et, dans sa colère, il envoie Arès délivrer Thanatos, puis conduire Sisyphe aux Enfers. Mais une fois de plus, c'est sans compter les ruses de ce-dernier, qui avait auparavant convaincu sa femme de ne pas lui faire de funérailles adéquates. Parvenu aux Enfers, il s'en va supplier Hadès de le laisser repartir pour qu'il puisse régler ce problème. Une fois revenu à Corinthe, il refuse de retourner parmi les morts. Thanatos, d'autant plus furieuse qu'elle s'était faite dupée la première fois et que ces fourberies commencent à la lasser, dut alors revenir le chercher de force.
Pour avoir osé défier les dieux, Sisyphe fut condamné, dans le Tartare à faire rouler éternellement jusqu'en haut d'une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet. N'avait-il pas forcé la Mort à recommencer son travail en revenant le chercher ? Maintenant, qui se souviendra de Sisyphe, l'imbécile qui pousse encore et toujours son rocher dans un travail inutile et ingrat ? A quoi servent ses ruses désormais ?"
Nicolas crispa ses poings pour contenir un accès de nervosité.
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