Chapitre 2 (partie 3)
- Ça vous intéresse l'opium ? Demanda l'ouvrier une fois la vieille repartie.
- C'est mes affaires.
- Justement, reprit-il d'un ton plus enjoué. Parlons affaire.
Il prit sa chaise et vint se positionner face à Nicolas avant de l'observer longuement en silence, armé d'un petit sourire mystérieux. Le jeune baron frémit.
- Ah vous en avez mis du temps à me reconnaître. Mais je crois que c'est bon, maintenant, vous l'avez, sourit-il encore.
Nicolas acquiesça.
- Hier, je menaçais de vous tuer et aujourd'hui je vous sauve la vie. Elle est drôle, cette vie, hein !
Nicolas acquiesça encore.
- Mais maintenant que je me suis présenté, j'attends. Qui êtes vous ?
- Tu es ouvrier, dis-tu ?
- C'est ça.
- Où ça ?
- L'usine de textile, à Jouy en Josas.
- Ton patron est mort récemment. Sais-tu comment s'appelle ton nouveau patron ?
- J'ai entendu parler du baron d'Elby...
Nicolas hocha la tête dans un soupir et ferma les yeux un bref instant, juste avant de s'enquérir à nouveau :
- Quel poste, dans l'usine ?
- Je suis contremaître, lâcha-t-il sèchement. Mais c'est à moi de poser les questions. Observez l'état dans lequel vous vous trouvez ! Croyez-vous vraiment pouvoir m'en imposer ? Alors, je répète ma question et il serait bon que vous lâchiez le morceau cette fois : qui êtes-vous ?
- Si tu veux garder ton poste, monsieur le contremaître, tu ferais mieux de montrer ne serait-ce qu'un peu plus de considération envers ton patron. Je suis jeune et je n'impressionne guère encore, je sais. Mais j'ai déjà pour mérite de porter le nom et le titre de baron d'Elby.
Il ne fallait pas crier, mais parler lentement, en détachant chaque syllabe d'une voix légèrement détachée. Nicolas avait seulement rajouté un léger sourire ironique, comme il en avait le secret, ce type exact de sourire qui peut faire sortir l'interlocuteur hors de ses gonds. L'ouvrier n'en fut pas loin : il vira au rouge et crispa ses poings si fort que le jeune homme eut peur un instant qu'il n'explose comme une bombe. Il semblait agité par un curieux mélange de colère et d'inquiétude tenace : mais les deux sentiments ne faisaient pas bon ménage, il fallait contenir l'explosion.
Nicolas se saisit d'un verre d'eau sur la table juste à côté, attendant que l'orage passe. Il n'était pas pressé : son seul rendez-vous était à l'heure du dîner. Mais qui sait quelle heure il était ?
- Fais vite, lâcha-t-il finalement, un brin impatienté. J'aimerais ne pas passer ma journée ici.
- Faire vite quoi ? Cracha l'ouvrier, au bord des nerfs.
- Te calmer. Bien, là, c'est mieux, dit-il quand l'ouvrier, tout décontenancé, eut retrouvé une figure plus humaine. Maintenant que je me suis présenté, ton nom ?
- Gustave Bertin. J'ignorais... J'ignorais qui vous étiez...
- Je sais. De quoi voulais-tu me parler ?
A ces mots, Gustave inspira un grand coup avant de se redresser pour avoir l'air d'un réel homme d'affaire :
- C'est moi qui vous ai escorté, hier, jusque chez le Loup Blanc.
- Je m'en souviens, sourit Nicolas, en revoyant les armes briller dans la nuit.
- Je le connais bien : c'est lui qui m'a aidé à devenir contremaître. Et moi, je l'aide pour... ses affaires... nocturnes. Je dois même être celui qui le connait le mieux.
- Tu as son nom ? Tu saurais me dresser un portrait ?
- Non, pas vraiment. On l'appelle le Loup Blanc. Mais en général, il n'aime pas qu'on voit sa tête. Même nous. On ne le voit que la nuit, dans le noir, ou on ne le voit pas.
- Qui est-il ?
- C'est difficile à expliquer... Tous les meurtres, tous les vols, tous les méfaits nocturnes de Paris passent par lui. Il s'est attaché la complicité un certain nombre de malfrats, dont la mienne. J'étais un des premiers. Maintenant, il a confiance en moi.
- Mais ce n'est pas réciproque, est-ce que je me trompe ?
- Il exerce une tyrannie qui va à l'encontre du premier principe en vigueur dans ces rues. On ne veut pas d'un tyran qui impose sa loi unique sur les nuits parisiennes. Notre loi, c'est la toute liberté. Aussi, on va créer une guerre. Et à la faveur de cette guerre, on pourra mener nos affaires sans qu'il ne s'y oppose.
- Et je suis une pièce maîtresse dans cette partie d'échec contre le Loup Blanc.
- Je crois oui. Mais vous allez comprendre. Je vous ai sauvé la vie cette nuit. Vous allez nous aider en retour à renverser le Loup Blanc.
- Et si je disais non ?
- Vous ne pouvez pas dire non. Il est déjà trop tard.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Cette nuit, un homme est mort.
Quelques coups de fusils, suivis de clameurs effrayantes... L'image revint brièvement et frappa d'émotion le jeune homme. Mais Gustave poursuivait :
- Cet homme était mon meilleur ami.
La colère revenait dans sa voix, teintée d'une amertume profonde.
- Je lui faisais bien plus confiance que n'importe qui sur cette terre. Il est mort pour vous sauver la vie. La vermine s'écrase pour que les riches puissent continuer à étaler leurs richesses et écraser la vermine. Vous comprenez ?
Le regard du jeune homme ne se détachait pas de celui de l'ouvrier. Il observait, avec une acuité presque scientifique, les deux petites billes blanches qui lui servaient d'yeux et qui roulaient sur elles-mêmes à chaque fois qu'il se mettait en colère. L'effet était saisissant et répugnait Nicolas à chaque fois. Mais il aimait contempler, se délecter même, de ce qui le répugnait, comme si ça avait été une manière de se rappeler sa beauté, sa finesse et ses hautes manières. Alors, qu'il continue à se mettre en colère pour divertir Nicolas !
- Non, vous ne comprenez pas, répliqua l'heureux possesseur des deux petites billes blanches. Ce meurtre me compromet : le Loup Blanc sait que j'ai retourné ma veste. Et ce faisant, il rend la guerre inévitable.
Nicolas était toujours impassible, à osculter les billes blanches qui changeaient sans cesse de forme pour attraper parfois un peu de lumière et luire. Elles ressemblaient alors à quelque balle en mousse pleine de bave, tout juste crachée de la gueule d'un chien et qui serait allé se réchauffer sous un soleil de plomb.
- Et vous ne réagissez pas, constata Gustave. Mais si je vous montre cela, vous réagirez peut-être un peu plus.
Il étala sur la couverture de Nicolas la feuille de chou du matin, sur laquelle était inscrit : "Cette nuit, terrible meurtre près du père Lachaise. Un homme a été retrouvé mort dans le coin d'une rue. L'histoire serait anodine si tous ses orifices n'avaient été cousu et son cœur extrait de son corps pour être cousu sur sa tête. L'auteur d'une telle barbarie est encore inconnu, mais la police fait tout ce qui est en son pouvoir pour retrouver sa trace. Quelque source anonyme évoque l'arrivée d'un mystérieux individu qui se fait appeler "le fils de Sisyphe". Le bruit court déjà qu'il serait l'assassin."
- Vous êtes en danger, monsieur le baron d'Elby. Cette guerre, que vous le vouliez ou non, se fera avec vous.
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