Chapitre 18 (partie 1)
Une table basse posée sur la terrasse du château. Un jeu d'échecs étalé dessus. Et Nicolas assis juste à côté, immobile. Dans sa main, une balle d'opium enveloppée d'un tissus.
En un coup d'œil, Bergelet embrassa la scène. Il sortit son pistolet, en tentant de maîtriser ses défaillances et ses tremblements, et vint le pointer sur la tête du baron d'Elby. Nicolas ne l'avait pas vu venir et tressailli, se leva et dégaina à son tour son pistolet qu'il pointa sur la tempe de son adversaire. Les yeux dans les yeux, les deux ennemis s'observèrent longuement. Le fils de Sisyphe notait le manque dont souffrait Bergelet. Le Loup Blanc s'attardait sur la barbe du baron, négligée et sale.
- Il me suffit de te tuer pour avoir cette boule d'opium que tu as dans les mains, baron de l'opium... Tu as bien caché ton jeu et je ne pensais pas te retrouver ici.
- Si tu me tues, tu passerais à côté d'un trésor. Même Ambre ne sait pas où j'ai caché le gant de Midas.
- Alors dis-le moi, avant que je ne te fasse retrouver ta Camarde adorée.
Nicolas recula de quelques pas et vint s'asseoir à la table d'échec, faisant signe à l'industriel de se placer en face.
- Une partie d'échecs ? S'étonna ce dernier.
- Aux enjeux mortels.
Il se leva et se racla la gorge pour parler fort et clairement. Alors qu'il ouvrait la bouche, il fut arrêté par un regard d'Ambre qui venait d'apparaître au coin d'un buis. Elle s'effraya :
- Vous allez vous entretuer.
- Non, la rassura Nicolas. Il y a bien plus malin à faire.
Il se tourna vers Bergelet, surmonta le haut le cœur qui le prenait toujours quand il le regardait droit dans les yeux, et proposa :
- C'est un marché. Je vous propose une partie d'échecs. Le gagnant aura la vie de l'autre. J'aurais en prime la tête du Cercle des Archéologues, ainsi que votre canne. Vous aurez mes ressources d'opium et le gant de Midas. Est-ce un marché équitable ?
- Tu veux tuer mon père ? S'inquiéta Ambre.
- Tu crois être suffisamment puissant pour te sentir maître de ma mort ?
- Aux enjeux mortels, répéta Nicolas tristement.
Il commençait à comprendre le déséquilibre des forces et la proximité de la mort. Jamais Bergelet, avec le soutien du gouvernement et de ses sbires sans scrupules tout juste retrouvés ne serait prêt à risquer sa vie pour Nicolas. Il fallait tenter de l'apâter autrement.
- La victoire de l'un sera l'exil de l'autre.
- Mon écrasante victoire t'apportera la mort. Ta victoire en revanche m'apportera l'exil.
- Vous le ferez ?
- Comment gagner autrement et le gant de Midas et ta soumission honnête au dessein de la Mort ? Ambre est juge. Elle nous aime tous deux beaucoup trop, la folle, pour favoriser l'un au détriment de l'autre.
Nicolas vint s'asseoir sur une des chaises qu'il avait placées face au jeu d'échecs.
- Noir ou blanc ? Demanda-t-il.
- Blanc, répondit le Loup Blanc en s'asseyant à son tour.
Le baron retourna le plateau avec une grande attention. Les deux hommes se faisaient face, dans un silence tendu. Ils considéraient les pièces gravement, tandis que dans leur esprit apparaissaient, spacialisées, les multiples combinaisons possibles. Mais il fallait se lancer et Bergelet avança son premier pion.
Les deux hommes se concentrent et oublient leur rivalité commune pour ne plus voir que des combinaisons possibles de pièces. Nicolas le premier récupère un pion chez Bergelet. Mais dans la foulée, celui lui ravit un cavalier qui n'a presque pas été joué par son adversaire. Il n'empêche, Nicolas est celui qui prend des risques, espace ses pièces et étend son réseau sur le plateau comme une pieuvre, tandis que le Loup Blanc cisèle ses positions patiemment.
- Savez-vous ce qu'a découvert mon ancêtre ? Savez-vous ce que j'ai fini par découvrir et qui me rend soudainement beaucoup plus dangereux que la Prusse qui contrôle aujourd'hui Paris ?
Bergelet, distrait, releva la tête et crispa son poing sur le pommeau de sa canne par réflexe. Il fit non de la tête et se reconcentra sur le jeu. Nicolas possédait peut-être le plateau, mais on pouvait lui prendre un deuxième cavalier, et au coup suivant un fou.
Le baron, voyant ses pions disparaître un par un, crispa les dents et réattaqua :
- La canne de Nestor. Trois générations. C'est pour cela que vous ne vieillissez pas et que vous continuez à répandre votre poison dans Paris. C'est pour cela que ma famille, de mon arrière-grand-père à mon père, n'ont pu lutté contre votre prédécesseur, rendu puissant par son savoir et son réseau sans cesse étendu quand il fallait à mes ancêtres toujours recommencer à zéro. La canne de Nestor vous enivre de sa puissance et vous fait vivre encore et encore. Votre fou est mort.
- Je vous prends votre dame.
- Je vous prends votre cavalier.
- Mais vous n'avez plus de dame, plus de cavaliers. Vous n'avez plus qu'une tour, qu'un fou, qu'une poignée de pions que vous n'avez même pas pris la peine d'étendre...
- Mon arrière-grand-père, Alphonse d'Elby, n'a jamais voulu garder le gant de Midas pour lui. Il voulait simplement éviter que de tels objets ne se retrouvent en la possession d'êtres sans scrupule comme le Loup Blanc, votre prédécesseur. Il avait bien compris que le Cercle des Archéologues ne vivait que pour servir les intérêts d'un homme qui jouait pour lui même, qui n'appartenait qu'en façade à cette belle communauté antique, qui jouait comme le Loup Blanc. Et alors que les menaces tombaient sur le pauvre Sisyphe, sa femme enlevée, son fils dissimulé par ses soins dans quelques chaumières lointaines, il tenta d'avertir ses anciens amis par un dernier surnom : le Loup Blanc. Ils crurent à un jeu. Mais le Loup Blanc riait et commençait son envolée. Il avait la canne de Nestor.
Nicolas se leva pour l'arracher aux mains de Bergelet qui sursauta.
- Rend-la moi.
- Combien de temps avant que la Mort ne vienne te chercher si les dieux ne te protègent plus ?
- J'ai quelques années encore. Quelques années qui s'en vont petit à petit. Il me faut les protéger grâce à cette canne. Rend-la moi.
Nicolas la lui rendit :
- Elle sera à moi, si je gagne.
- Elle sera à toi. Mais le jeu est à mon avantage et moi j'aurais ta mort. Puissant, le Loup Blanc, quand il possédait l'aulos de Marsyas et envoûtait les membres du Cercle pour assurer sa supériorité sur eux tous et leurs ravir leurs biens si précieux et si dangereux. Puissant, le Loup Blanc, quand il déjoua les plans de Sisyphe qui avait envoyé des hommes tuer l'homme dans son sommeil. Que n'avait-il prévu l'épée d'Alexandre, reposant sous l'oreiller du monstre, invincible, invaincue, l'épée des conquérants... Et vous n'avez fait qu'hériter...
- Je dois te reconnaître du cran, Nicolas.
Sur le plateau dénudé de pions noirs, le baron avança son fou noir en G5.
- Mais je vais tout te prendre, continuait Bergelet. La Mort aura gagné. La Mort a déjà gagné contre Sisyphe. Alphonse d'Elby a été emporté par la tourmente révolutionnaire. Les bourgeois ont pris la place des aristocrates.
Nicolas avança sa tour en D8.
- Et c'est la vengeance des aristocrates contre les bourgeois révolutionnaires. Échec et mat.
Deux pions noirs au milieu des blancs. Le roi était tombé. Bergelet laissa tomber sa canne sur le sol.
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Pour cette partie d'échecs, je me suis inspirée de la partie de l'opéra, remportée par le duc de Brunswick (blanc, mais j'ai inversé avec Nicolas qui joue les noirs et gagne pourtant la partie). Voici l'échiquier final pour vous aider à comprendre cette victoire :
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