Chapitre 15 (partie 1)

Les deux rois pris, les deux rois matés, la partie d'échecs semblait avoir échoué. Peu alors à Paris se rendait vraiment compte de la situation, de cette décapitation des deux Empereurs industriels de Paris et de la formidable opportunité que cela représentait. Louise cherchait son mari disparu depuis une semaine dans toute la capitale. L'Empereur s'étonnait de cette disparition.

Ambre avait compris. Elle était revenue dans son palais suisse, pensant retrouver son père, et n'était tombé que sur un enfant. Assis sur le lit de son grand-père, calme et silencieux, ses grands yeux verts et curieux ouverts, face à sa mère. Sa mère qui l'avait abandonné.

La jeune femme eut le sentiment de glisser brusquement de la falaise qu'elle s'était acharnée à gravir, pour retomber sur l'herbe mouillée et les préoccupations triviales, loin des cieux enchanteurs pleins de gloire, de richesses et de charmes. Était-ce trivial un enfant ? C'était peut-être le sentiment de tomber dans un gouffre, subitement, passer dans un monde parallèle et se retrouver au sommet d'une montagne, au luxe végétal éblouissant. Et l'enfant la regardait.

- Comment t'appelles-tu ? Murmura-t-elle en se baissant à son niveau.

Comme un coup de poignard, cette question. Elle était sa mère et elle n'avait même pas pris le temps de lui donner un nom, une identité...

- Je m'appelle Loup, dit-il en articulant chaque syllabe. C'est vous qui serez ma maman ?

Il y avait l'émotion de l'orphelin, le soupir de l'enfant, le regard d'un fils.

- Oui, c'est moi ta maman, petit Loup.

- Papi est parti. On me l'a enlevé.

- Ce n'est pas grave.

Elle prit ses deux mains et, le coeur noué, lui dit :

- Tu vas retrouver ton papa. Jamais plus tu ne seras orphelin, Loup. Car on a retrouvé ta maman. On a retrouvé ton papa.

Elle l'enlaça, le serra fort contre son cœur, submergée par une vague profonde d'amour maternel et de regrets... Plus que la gloire, plus que la richesse, plus que l'ambition... Elle en avait la gorge nouée, comprenant, trop tard ? Comprenant ce qui comptait vraiment.

Elle se leva et fit signe à quelques serviteurs de faire son sac et celui du petit Loup.

- Reste ici, mon garçon. Je reviens bientôt.

Dans les caves du château, protégé par quelques portes blindées, un coffre-fort.

- Et je trahis le Loup Blanc, se dit Ambre dans un sourire, en passant sur sa main le gant de Midas, éblouie par ce bel ouvrage millénaire. Vieil imbécile condamné à pourrir dans quelques recoins pourris. On sait tous que tu es ruiné.

Les murs renvoyaient la lumière pâle des bougies, et flottait dans l'air une odeur de fumée. Ambre craqua une allumette. Le feu crépita et les dossiers du Loup Blanc s'envolèrent en cendres légères. La jeune femme claqua la porte épaisse du château, abandonna les serviteurs et lança les cheveux au galop.

- Madame... Où allez-vous ? Que faisons-nous ?

Le brasier éclata, attrapa les teintures et les tapisseries, brisa les verres des fenêtres. Le son de l'incendie étouffait le claquement des sabots sur le sol et Ambre serrait son fils dans son dos.

Au loin les cris, le feu, le désastre. Les montagnes absorbaient tous ces cris pour redistribuer leur silence et leur paix. Loup s'endormit sur les genoux de sa maman. Et la jeune femme caressait le gant de Midas. Dans leurs grottes, Bergelet et Nicolas priaient. Au loin, l'incendie. Ambre s'endormit.

- Papa, papa, répétait doucement l'enfant quand il se réveillait. Papa.

Il regardait sa mère. Il ouvrait de grands yeux doux et il serrait très fort ses doigts.

- Papa...

La calèche tressautait. Les chevaux galopaient comme s'ils fuyaient eux aussi l'incendie et le passé qu'il engloutissait.

- L'Inde, mon chéri. As-tu entendu parlé de l'Inde ? Nous irons vers le soleil, les épices et les parfums exotiques.

Le Loup Blanc se leva dans sa geôle et frappa contre la grille pour prier Léonard de le délivrer. Il promettait de l'or et de la gloire. Et l'homme de main regardait les montagnes, perdu dans ses pensées.

- C'est la vengeance des aristocrates, murmurait Ambre à son fils. Les bourgeois, les Bergelet, les monstres et les loups ont dépecé leur héritage. Mais leurs fils survivent et le fil du passé ne s'est jamais rompu. La vengeance a crû, encore et encore. Et les nobles viennent venger leur héritage. Nous allons délivrer ton père et détruire ceux qui ont brisé ses ancêtres.

- C'est la vengeance des nobles...

- Des meurtres et des vols, des exils et des humiliations. C'est la vengeance des nobles et la Révolution porte encore son ombre meurtrière sur notre XIXe siècle.

Les voitures traversaient les Alpes, pour arriver à la prison de Nicolas. Le cortège des mages, chargé des trésors du cercle des Archéologues, venait déposer son offrande à ce jeune mage qui avait résisté aux pièges de Thanatos.

- C'est ton héritage, répétait Ambre en serrant son petit dans ses bras et en déposant doucement des baisers sur son front. Une aristocratie volée, pillée, détruite... Une famille poursuivie jusqu'à la mort et la destruction, qui survit malgré tout aux années et garde la mémoire du passé.

Ambre releva la tête et se redressa lentement. La voiture s'était arrêté devant la prison de son amant. Enfermé derrière ses barreaux, il l'attendait sagement.

- Tu vas gagner, Nicolas.

La cage est ouverte. Les deux amants s'embrassent sans dire un mot de plus. Il semble que plus rien ne puisse les détruire et que le temps des trahisons prennent définitivement fin.

Les deux rois pris, les deux rois matés. Mais c'est le jeu de la reine qui l'emporte finalement et fait pencher le jeu du côté de l'amour. Si seulement les beaux sentiments pouvaient durer, durer éternellement...

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