Chapitre 1 (partie 2)

Le regard mouillé, parfois. Jamais plus. Nicolas n'était pas sentimental.

Il jeta le cadre dans le trou et s'autorisa une seconde de répit, les yeux fermés. Une seconde de prière peut-être. Jamais plus. On l'attendait au château et il devait reboucher le trou.

Il saisit la pelle d'un geste qu'il voulait ferme mais qui tremblait un peu malgré tout. Ses yeux ne pouvaient se détacher de ce petit sac en toile anodin, qui renfermait le carnet mystérieux trouvé la veille. Il fallait mieux s'en débarrasser : une motte de terre tomba lourdement et le recouvrit. Le trou ne fut bientôt plus qu'un souvenir.

Nicolas n'avait pas besoin de noter l'emplacement de cette tombe. Il savait qu'il s'en souviendrait. Ce petit champ possédait en lui une âme étrange, peut-être due au cadre mystérieux auquel il appartenait. Falaises saisissantes découpant l'horizon, cours d'eau au murmure langoureux, et souvenirs. Nicolas n'avait ici que trop de souvenir.

Il sauta à cheval sans trop y penser pour traverser ses terres en sens inverse.

Au château, on n'avait pas attendu ses ordres pour s'habiller de noir... Et pour le fuir dans les couloirs. On savait qu'il aimait la solitude. On savait qu'il ne supportait particulièrement pas d'être dérangé le jour anniversaire de la disparition de ses parents. Mais la maison était grande. On pouvait facilement disparaître pour ne pas créer de présences importunes.

Les verres à pied et la bouteille de vin étaient apparus comme par magie sur la petite table du salon. Comme par magie aussi, les portes du salon s'ouvrirent à dix-neuf pile. Nicolas vint s'asseoir dans un fauteuil et croisa les jambes. Seule brillait encore un peu la lumière fugace du souvenir de ses parents.

On fit entrer un cavalier, qui salua :

- M. d'Elby. Je suis le comte d'Aubissac.

On lui fit signe de s'asseoir.

C'était la première fois qu'il rencontrait son voisin, ce Nicolas, baron d'Elby et jeune investisseur fortuné. Il connaissait tout le voisinage, mais pas lui. On ne le voyait pas. On ne faisait que murmurer de médisants mystères...

- Excusez-moi d'avoir insisté pour venir aujourd'hui. Je sais ce que ce jour représente pour vous, monsieur le baron. Mais vous comprenez... Je repars demain pour Paris.

Nicolas esquissa un geste pour signifier que c'était sans importance et indiqua les verres :

- Vous buvez ?

- De l'eau.

Le silence réfléchi de son interlocuteur finit par troubler le nouveau venu qui décida d'entamer la conversation :

- Vous m'aviez dit que vous vouliez parler affaire. Je vous écoute.

- Je vais vous acheter l'usine de Jouy en Josas que vous possédez près de Paris. Comme vous vous êtes ruiné au jeu à Paris, vous allez me la céder pour quelques centaines de francs. Vous buvez votre verre, je vous donne l'argent le soir, et vous partez demain le dilapider dans la capitale.

La main du comte se mit à trembler en faisant frémir le liquide bordeaux. Il balayait la pièce du regard, d'un air absent qui témoignait d'une profonde perplexité. Il était évident que l'attaque du baron avait ravivé le douloureux souvenir de sa présente situation. Mais justement...

- Certainement pas. Ces usines ne sont pas à vendre. J'ai déjà vendu mes parts de deux autres entreprises parisiennes. Et pour dix fois le prix que ce que vous me proposez. Allez voir ailleurs...

C'était dit sur un ton bourru où perçait une pointe de haine.

- Les trois mille quatre cent cinquante francs que vous gagnez pour la vente de ces parts n'épongent pas tout à fait vos dettes, reprit le baron d'Elby très calmement. Il manque deux cent quatre-vingts francs et deux sous. Je vous offre trois cents pour l'usine, ce qui vous fait presque gagner vingt francs.

Le comte haussa les sourcils. D'où possédait-il une connaissance aussi précise de ses finances ? Lui-même n'était jamais très bien sûr de l'état de ses dettes...

- M'espionnerez-vous, monsieur le baron ?

- Si vous ne me vendez pas ces deux parcelles, aucune banque à qui vous présenterez l'état de vos finances n'acceptera de vous prêter de l'argent. On vous connaît trop bien. Vous avez besoin de ces trois cents francs, monsieur le comte.

C'en devenait troublant. Monsieur d'Aubissac n'avait toujours connu que de nom ce petit rejeton d'une des plus grandes familles du coin. Jamais il ne lui avait parlé, ni même vu. Et voilà qu'il lui dévoilait les secrets de ses finances.

- Vous êtes sorcier, monsieur le baron. Et vous croyez que je vais vous vendre mon usine ? Quand bien même je l'aurais souhaité, je refuse. C'est l'une des plus rentables !

Il se leva furieux, reposa son verre vide sur la table et quitta précipitamment la pièce sans même prendre le temps de saluer son hôte.

Nicolas récupéra un carnet et y consigna tranquillement : "acheté l'usine de Jouy en Josas. Jour de la mort de mes parents. J'ai fait ce qu'il fallait."

La gorge un peu nouée, il tourna la page et se saisit d'une enveloppe rosée qu'il ouvrit délicatement. Quelques lignes seulement étaient tracées sur le papier glacé. Il n'était plus nécessaire de les relire : Nicolas les connaissait par cœur. Aussi, il jeta sans état d'âme l'enveloppe et son contenu dans le feu, en murmurant doucement : "Cher Loup Blanc... Attaqueras-tu le fils de Sisyphe ? Pourquoi le nargues-tu le jour de l'anniversaire de la mort de ses parents ?"

Et un soupir.

- Marie, quand tu prépareras ma chambre pour la nuit, profites en pour faire ma valise. Je pars demain pour Paris.

- Vous partez, monsieur ?

- Vous avez votre congé. Fermez la maison et renvoyez tout le monde chez eux.

Il jeta un dernier regard à la tenue de deuil que portait la servante et vint s'installer sur la terrasse pour fumer son cigare. Le ciel glissait dans la pénombre, dans un dernier éclat mordoré. Quelques reflets pourpres aussi peut-être. Mais Nicolas ne regardait pas. Sa montre était posée sur l'accoudoir du fauteuil, juste sous ses yeux. Il fixait la petite aiguille et sa lente progression vers huit heures.

Derrière lui s'étendait l'immense bâtisse aux dimensions bien trop démesurées pour un homme seul. Quoiqu'il n'était pas seul... Une armée de serviteurs s'affairait dans son ombre pour ordonner, astiquer et fleurir la mystérieuse propriété du jeune baron.

L'aiguille atteignit huit heures. Les cloches de la petite église voisine confirmèrent le mécanisme de l'horlogerie. Nicolas se recula dans son fauteuil et ferma les yeux dans un léger soupir. Une dernière volute de fumée. Il était temps de rentrer.

En remettant la montre dans sa poche, le jeune baron sût que le comte d'Aubissac venait malheureusement de faire une chute mortelle de cheval. 

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