Nos fils et nos filles

Les couloirs étaient sombres et sinistres. De temps à autre, je trébuchais sur un cadavre et je criais de frayeur. Icare avait beau faire comme s'il n'avait pas peur, il était livide et sa main, qui attrapait de temps à autre la mienne pour me rassurer, tremblait beaucoup trop pour paraître ferme. Après ce qui nous sembla une éternité, nous arrivâmes enfin dans la pièce centrale.

"Qui êtes-vous, gronda une voix au-dessus de nos têtes, et pourquoi êtes-vous dans l'antre du Minotaure ?"

Icare cria et fit un bond en arrière. Nullement impressionnée, je sifflai :

"Je t'ai reconnu, tu as fait ton apprentissage en même temps que Glaucos et moi... Je suis ta Princesse cervelle de Lion de Némée..."

L'ami de mon petit frère, surpris, ôta la toile qui recouvrait son visage. Fils de mercenaires, il avait appris à se battre en même temps que mon frère et moi, et c'était un combattant hors pair. Il faisait partie de l'élite qui protégeait le labyrinthe.

"Bon j'ai pas trop de temps à perdre. Je cherche Astérion et Astraée.

- Tu... tu... tu connais la vérité ?!

- Deucalion m'a tout raconté. J'ignore pourquoi mes frères ont le droit d'être au courant mais pas mes sœurs et moi... mais en tout cas je sais donc si tu pouvais me laisser passer..."

Il s'inclina très bas et me laissa la place. Derrière lui, un autre mercenaire un peu plus âgé me salua respectueusement. Icare, inquiet, posa une main sur mon épaule et me suivit. Dans la pièce d'à côté, un spectacle surprenant nous attendait.

Assis sur une chaise, un beau jeune homme au dos voûté affûtait une épée. Mon frère qu'on disait difforme et handicapé était simplement bossu ! Juste à côté de lui, une jeune femme qui lui ressemblait en tous points tissait un long linceul parsemé d'étoiles. Étant donné qu'ils n'étaient pas les enfants de Minos, ils n'avaient pas la belle chevelure noire que toute ma famille possédait mais de longs cheveux blonds ondulés comme ma mère, Pasiphaé, et moi.

"C'est fou, murmura Icare, Astraée te ressemble énormément. Elle magnifique... presque aussi belle que toi."

Mes joues s'empourprèrent devant un tel compliment. Réalisant ce qu'il venait de dire, Icare détourna la tête. Alors, avec une voix aussi douce que celle de ma mère, ma sœur aînée demanda :

"Es-tu Ariane ? Chaque fois qu'il vient nous rendre visite, Deucalion nous parle de toi. Il dit qu'il n'a jamais vu une petite fille aussi brillante, et que tu deviendras une superbe jeune femme. Il t'adore vraiment, tu es sa chouchoute..."

Mon cœur se brisa. J'avais toujours été la favorite de mon frère, mais, jadis, je l'avais trahi. Mes rêves étaient souvent hantés par le dernier regard de Deucalion : un mélange de surprise et d'une extrême déception.

Je hochai la tête et Astraée se leva, quittant son gigantesque linceul qu'elle tenait du bout des doigts. Elle désigna son ouvrage et souffla :

"Astérion et moi vivons ici depuis toujours. Deucalion et Catrée sont les seuls a nous avoir déjà rendu visite. Que viens-tu faire ici jeune princesse ?

- Phèdre est en danger. C'est ma petite sœur. Elle compte nous trahir pour aider le prince d'Athènes, Thésée, à pénétrer dans le labyrinthe pour vous tuer. J'ai demandé à Dédale de ne pas l'aider mais j'ai bien peur que ce ne soit pas suffisant. Vous devez m'aider à tuer le fils d'Égée.

- Tu as une dent contre ce Thésée ?

- Je veux le détruire."

Mon regard flamboyait de haine et de détermination. Icare eut un sourire. Mon ami savait mieux que quiconque que je ne renonçais jamais. Jamais.

Je sortis du labyrinthe avec Icare. Notre plan était parfait. Nous nous cachâmes derrière l'un des premiers couloirs et attendîmes. Thésée, suivi de Phèdre, ne tarda pas à arriver. Ma sœur avait trouvé un autre moyen. Elle avait dans sa main une poudre ocre : des pigments !

"Il te suffira de marquer les murs que tu longes de ces pigments, cela te permettra de savoir si tu y es déjà passé."

Il hocha la tête. Mais, devant le labyrinthe, une silhouette les attendait. Prête à hurler à Deucalion de fuir, je reconnus avec horreur ma mère. Le destin avait changé ! Je détournais le regard, les larmes aux yeux, et Icare, comprenant ce qui allait se passer, me prit dans ses bras. L'instant d'après, nous entendîmes le bruit de la lame qui tranchait le cou de ma mère.

"C'est ma mère, s'égosilla Phèdre en se jetant à terre, tu as tué ma mère !"

Thésée entra seul dans le labyrinthe, sans même prendre la peine de consoler ma sœur. Serrant rageusement entre mes mains le fil de Dédale et une fiole de poison, je pris mon mal en patience. Il allait enfin payer.

Jadis, ma sœur mourut empoisonnée par ses propres soins après avoir avoué à Thésée qu'elle aimait son beau-fils. J'avais donc décidé qu'il mourrait de la même façon. C'était la raison pour laquelle j'avais volé du poison dans la chambre de mon père.

"Monstre, beugla Thésée de cette voix qui hante encore mes nuits, montre-toi et meurs en digne Prince !"

Aussitôt, je lui sautai dessus et le fit basculer en arrière. Je lui attrapai les mains et, avec ma pelote de fil, les lui attacha dans le dos. Il me regarda et ses joues devinrent roses. Furieuse, je lui soufflai à l'oreille :

"Désolée Thésée. Dans une autre vie je t'ai aimé mais tu as laissé passer ta chance. Quel dommage, mais tu vas mourir aujourd'hui. Tu as trop fait souffrir. Toi aussi tu vas connaître une mort lente et douloureuse..."

Je le forçai alors à incliner la tête et versai dans sa bouche le contenu de la fiole. Sa tête se renversa en arrière et il commença à hurler, sous l'effet du poison. Je reculai, lâchant et brisant la fiole au passage, horrifiée de ce que je venais de faire. Je pris ma tête entre mes mains et hurlai pour couvrir les gémissements de Thésée. Les larmes que je tentais de ravaler ressurgirent et je me mis à sangloter, effrayée de ma propre décision. J'avais tué un homme et, qui plus est, celui que j'avais aimé passionnément.

"C'est fini Ariane, souffla Icare, c'est fini."

Ce qui se passa ensuite reste flou. Je me rappelle que, quelques heures après, mon père, apprenant la mort de ma mère, déclara qu'il voulait que ce soit Astraée sa seconde épouse. Je hurlai de rage, comprenant que le destin de ma sœur s'était répété. Mon père, dans un accès de colère, accusa Deucalion, qui devait soi-disant surveiller le labyrinthe mais ne l'avait pas fait, et Dédale, qu'il croyait coupable d'avoir donné les pigments à ma sœur, d'être responsables de la mort de ma mère. Je ne pus rien faire et Deucalion connus donc le sort qui était réservé à Icare : enfermé avec Dédale dans le labyrinthe, il mourra en voulant s'approcher trop près du soleil lorsqu'ils s'enfuiront avec des ailes en plumes et en cire.

Astérion fut exécuté, au final, son destin n'aura pas changé. Astraée, elle, connut le destin d'Hippolyte, qui ne naquit jamais : Poséidon la punira d'avoir voulu s'enfuir, et surtout d'être liée de près ou de loin à la mort de son fils Thésée.

Tout aurait pu finir ainsi. C'est ainsi que finissent toutes les tragédies grecques. Mais pas cette fois. Je n'étais pas revenue dans le temps seulement pour tuer Thésée. Non. J'étais là pour sauver ma sœur. Pour sauver ma famille. Xénodicé, Catrée et Glaucos réussirent à échapper au courroux de notre père pendant plusieurs jours. Je savais que notre île serait bientôt engloutie par les flots, comme jadis, car on nous rapporta l'éruption monstrueuse qui avait eu lieu à Théra, première tentative de nous détruire de Poséidon. Après mûre réflexion, mes deux frères m'aidèrent à dénicher une barque suffisamment grande et nous embarquâmes, avec nos sœurs et Icare, pour fuir.

L'on accosta l'île de Naxos, ou Dionysos se morfondait. J'avais le cœur brisé. Il avait beau être parfois puéril, il m'avait ouvert son cœur et m'avait aidée. Il ne méritait pas cette solitude. Je lui demandai alors d'envoyer mes frères et sœurs ainsi qu'Icare en Libye où vivait ma sœur Acacallis.

Tous arrivèrent à destination. Et moi avec. Car, conscient que je ne pourrai jamais redevenir immortelle, Dionysos finit par accepter que je parte aussi.

Phèdre ne le saura jamais mais je l'avais vengée et, désormais, mon cœur était en paix. Les Moires nous laissèrent toutes les deux vivre, ma sœur et moi. Ce soir là, sur la plage, face à la mer, je lui promis que plus personne ne gâcherait sa vie. Je lui promis qu'elle avait le droit de vivre, ici, en Lybie.

Là-bas, j'épouserai Icare et vivrai heureuse auprès de ma famille. Mais le temps file, et ça, c'est une autre histoire...

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