Il est temps de filer
Dans la mythologie grecque, le fil a une grande importance. Si ma légendaire bêtise qui coûta la vie de mon frère Astérion est le plus réputé des mythes, personne n'oublie Pénélope qui tissa le jour et défit la nuit pendant près de vingt années, Arachné qui eut l'hybris de se croire meilleure qu'Athéna mais surtout les Moires, qui tissent le fil de notre vie. Ce sont ces mêmes femmes qui me donnèrent une seconde chance.
Avant que je ne parte pour accomplir ma vengeance, Klotho, celle qui file, me dit ceci :
"Prend garde jeune Ariane, Lachésis n'est pas au courant que j'ai choisi de t'aider. C'est elle qui décide des destins et c'est Atropos qui les accomplit. Mes sœurs fermeront les yeux mais le destin ne changera pas. Il sera simplement attribué à une autre personne. Éros visera le cœur d'une autre, et tu ne pourras pas la sauver."
Elle n'avait pas précisé bien sûr que ce serait Phèdre qui tomberait amoureuse de Thésée. Mais mon inquiétude était plus profonde : si ma sœur avait hérité de ma destinée, qui avait désormais la sienne ? J'ignorais encore l'affreuse ironie du sort qui frapperait notre famille...
Ce soir-là, Icare vint me proposer une balade au clair de lune. Jadis, omnibulée à l'idée de rencontrer ce prince, j'avais refusé. Cette fois-ci, sentant mon cœur battre la chamade, je décidai de m'y rendre, malgré la pelote de fil qui me compressait le ventre.
Je retrouvai mon ami sur la plage. Nerveux, il se leva à mon arrivée et me salua précipitamment, comme il le faisait toujours puisque j'étais une princesse. Icare et moi avions grandi ensemble. Son père était très souvent occupé et, délaissé, le petit garçon avait toujours été seul. Je l'avais pris sous mon aile très vite et tout le monde pensait que nous finirions ensemble. Mais Éros décida jadis autrement. Si ses sentiments étaient cette fois partagés, je savais bien que je ne pourrai jamais vivre avec lui.
"Ariane... je sais que tu es l'aînée de la famille royale et que tu devras sûrement épouser ce prince étranger mais... je suis fou amoureux de toi. Si je demande ta main à ton père avant son arrivée, peut-être que j'aurai ma chance ?
- Et mon avis dans tout cela ?
- Oh... je..." il bafouilla de plus belle avant de sortir une somptueuse bague en plumes qu'il avait sûrement fabriquée lui-même dans l'atelier de son père. "Ariane ? Veux-tu... m'épouser ?"
J'eus un mouvement de recul, désarçonnée. J'étais persuadée qu'il ne le ferait pas vraiment. Mais il était en train de me demander en mariage. Peinée, je secouai la tête.
"Tu ne peux pas comprendre Icare, mais j'ai promis à quelqu'un de l'épouser lorsque ce prince étranger repartira... d'une manière ou d'une autre...
- Qui ? Me permettrais-tu de le défier ?"
Mon ami semblait déterminé. Il n'ignorait pas qu'on ne pouvait pas battre un dieu, même un dieu doux comme un agneau comme Dionysos. Seulement il ne savait pas que mon promis en était un. Baissant les yeux, je murmurait tout bas, pour que Séléné la Lune ne nous entende pas :
"Moi aussi je t'aime. Mais si Éros nous est favorable, Héra non. Je ne peux pas t'épouser Icare, il en est ainsi."
Puis, doucement, tout doucement, je déposai un léger baiser sur sa joue. Au moment où j'allais partir, on entendit des cris sur le rivage. Un énorme bateau venait d'accoster. Une grande galère athénienne bien trop familière. J'attrapai instinctivement la main d'Icare avant de crier :
"Dépêche-toi, il faut filer !"
Nous nous mîmes, paniqués, à courir de plus belle. Je vis avec effroi que Phèdre était avec mes parents, sur la plage. Lors de notre dernière vie, c'était moi qui m'y trouvait car ma jeune sœur avait préféré rester couchée. Je lançai un regard de détresse à Icare, dont la terreur se lisait dans les pupilles.
"Si ton père apprend que je t'ai emmené hors du palais en pleine nuit, il me donnera en pâture au Minotaure !
- Astérion ? Ne me dis pas que tu crois à ces fables idiotes Icare !
- Ces fables ? Mais... pourquoi ton père fait-il venir tous ces gens de Grèce si ce n'est qu'une histoire ?"
Je lui racontai donc ce que j'avais déjà expliqué à Phèdre. Bouche bée, il me regarda, incrédule.
"Mais alors... ta mère, je veux dire, ma Reine a accepté d'enfermer ses propres enfants dans le palais sans le moindre état d'âme ?!
- Il paraît qu'elle avait honte d'Astérion et qu'elle jalousait la beauté d'Astraée. Deucalion dit qu'elle est si belle que même notre père aurait pu succomber à sa beauté.
- Impossible, pouffa mon ami, mon Roi est bien trop puissant et divin pour tomber sous le charme d'une mortelle !".
Peu convaincue, je hochai néanmoins la tête. Puis, nous nous dirigeâmes vers l'atelier de Dédale. Surpris, Icare m'arrêta.
"Pourquoi est-ce qu'on va voir mon père ?
- Pour avoir son accord pour notre mariage, plaisantai-je, avant de réaliser que mon ami m'avait crue, c'était une blague Icare. Je dois lui parler à propos de Phèdre."
Quand j'entrai dans la cabane, je reconnus le bric à brac de l'inventeur. Une génisse n'y aurait pas retrouvé son petit ! Dès qu'il nous aperçut, il se précipita vers nous, faisant tomber sur son passage des piles de croquis et de poussières.
"Qu'est-ce qui vous amène les enfants ? Cela a un lien avec l'arrivée des otages ?
- Toujours aussi perspicace Dédale, affirmai-je en souriant, en effet ! Phèdre est tombée amoureuse de ce jeune homme. Je voulais te prévenir : elle viendra te demander une solution pour que Thésée ne se perde pas dans le labyrinthe.
- Te souviens-tu laquelle est-ce Ariane ?"
Je souris. Petite, j'avais demandé à Dédale comment Deucalion et Catrée pouvaient s'y rendre sans s'y perdre. Il m'avait alors montré comment passer un fil dans une coquille d'escargot avant de me dire que c'était exactement pareil pour mes frères. J'avais alors deviné moi-même qu'ils se servaient d'une pelote de fil et Dédale avait déclaré que j'étais la petite fille la plus ingénieuse qu'il avait pu voir.
"Ne lui donne pas cette pelote Dédale. Elle ne doit pas nous trahir. Ce Thésée n'est pas digne de confiance. Tente de la convaincre. Je t'en supplie."
En souriant, il accepta et, rassurée, je sortis, Icare sur les talons, baissant la tête pour ne pas croiser le regard de son père.
"Icare, écoute-moi bien. Je ne t'oblige pas à me suivre. Mais je dois aller voir Astérion. J'ai volé une pelote de fil à ton père sans qu'il ne le voit. Je vais déterrer les mensonges qui pèsent sur mes frères.
- Je viens avec toi. Aucun homme ne peut abandonner sa future femme !"
Je souris et lui donnai un coup de coude. Décidément, il ne comprenait toujours pas. Nous nous pressâmes de retourner au palais.
Nous le traversâmes pendant un long moment. Je le connaissais si bien que je ne m'y perdais jamais, mais il était véritablement labyrinthique ! Nous arrivâmes devant la porte du "labyrinthe". Respirant un grand coup, je m'apprêtai à dévoiler de lourds secrets de famille.
Mais j'étais décidée. Thésée avait fait trop de mal. Il devait à tout prix payer. Il devait souffrir autant que nous avions tous souffert. Je devais venger Phèdre, Deucalion et mes parents, qui avaient tant pleuré leurs enfants. Je devais venger Astérion, et aussi Astraée, qu'il avait probablement tuée aussi. J'étais plus que jamais prête. Je l'étranglerais avec cette pelote s'il le fallait. Le fil du destin allait changer de cap.
Il a détruit nos vies, à moi de détruire la sienne.
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