III.

5 mai 2023, Commugny
                 
                  
  Günter vient d'éteindre la dernière lampe encore allumée de la maison, avant de se mettre au lit. Ariane sait qu'il l'attend : l'histoire n'est pas finie, pas encore, et elle sait que Günter veut entendre la suite.
  

  Alors qu'elle s'apprête à fermer les volets, Ariane aperçoit la lune : elle est pleine. Elle sourit, d'un petit sourire triste en sentant les larmes qui lui montent aux yeux. La nostalgie de cette époque révolue l'envahit, lui faisant un pincement au cœur. Ariane se demande parfois si les émotions, ces émotions sont vraiment nécessaires. Si elle ne serait pas mieux sans, parfois. Mais tout au fond d'elle, elle sait bien qu'elle le sont. Après tout, beaucoup d'entre elles restent malgré tout positives, et si s'en rappeler fait parfois mal au cœur, elle sait qu'elle le doit. Il faut qu'elle se souvienne pour deux. Alors elle se laisse envahir d'émotions qui brisent et guérissent le cœur, d'amour et de souvenirs, et se glisse dans le lit aux côtés de Günter.

  Elle reprend le fil naturellement, ressent ce besoin impérieux de le suivre jusqu'à la fin. Cette fois-ci, Günter n'a rien besoin de demander ; dans le silence de la chambre, Ariane a déjà commencé à parler.
                
                 
17 décembre 1966, La Neuveville
                  
                   
  La grande maison de famille était en effervescence : ce soir, on accueillait, et pas n'importe qui ! La famille du jeune homme qu'Ariane, la fille cadette, fréquentait. Pendant toute la journée, l'excitation avait été à son comble. À présent, tous attendaient. Ariane, dans sa belle robe noire au col de fourrure blanche, son père, assis dans son fauteuil, tentant de se donner un air calme, sa mère, vérifiant pour la millième fois que tout était bien en place, et puis ses sœurs, Madeleine, au bras de son mari Gérard, et Jeanine, qui regardait par la fenêtre, guettant les invités.
  

  Enfin, la sonnette retentit, et Günter entra, suivi de ses parents, et de ses trois frères et sœurs. Avec un sourire un peu intimidé, il salua poliment ses hôtes et adressa un petit signe à Ariane, qui le lui rendit. Bientôt, débarrassés de leurs manteaux, les invités se dirigèrent vers la salle à manger, quand Günter retint Ariane par le bras.

  « Attends, dit-il. J'ai quelque chose pour toi. »

  Et il sortit de sa poche un petit écrin, dans lequel brillait une bague surmontée d'un diamant.

  « Ariane, est-ce que tu veux m'épouser ? »

  Ariane en resta bouche bée. Mais rapidement, ses lèvres s'étirèrent en un grand sourire, et elle répondit, aux anges :

  « Bien sûr que je veux t'épouser ! »

  Elle posa sur les lèvres de celui qui était à présent son fiancé un doux baiser, puis, la bague à son doigt, elle se dirigea avec Günter vers la salle à manger où les attendaient leurs deux familles.
         
        
  Ce fut seulement vers le milieu du repas, pendant lequel les deux tourteaux ne cessèrent de se lancer des regards amoureux, que quelqu'un remarqua enfin la bague. Ce quelqu'un se trouva être Ute, la sœur de Günter, qui lâcha soudain sur un ton malicieux :

  « Oh, quelle jolie bague tu as là, Ariane ! »

  Sa remarque donna évidemment lieu à une longue série de questions, et ce qui devait au départ être un simple repas se transforma en une célébration des fiançailles des deux jeunes gens.
               
               
  « Après ça, les choses sont allées assez vite. Nous et nos familles avons tout organisé, de la cérémonie à notre futur logement, et... en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, nous étions mariés ! Tu te souviens de ce mariage ? J'étais tellement heureuse, ce jour-là... »
                 
                
29 juillet 1967, La Neuveville
                   
                 
  Les invités avaient d'abord eu rendez-vous à la maison de la famille d'Ariane, celle-là même dans laquelle, quelques mois plus tôt, les familles des futurs mariés avaient fêté les fiançailles. Depuis là, ils avaient marché jusqu'à la petite église de La Neuveville pour assister à la cérémonie. Nombre d'entre eux pensaient déjà à l'apéritif ainsi qu'au repas au restaurant Jean-Jacques Rousseau, près du lac, mais ceux-ci ne songèrent bientôt plus à rien d'autre que la beauté de la future mariée lorsque celle-ci s'avança dans l'allée au bras de son père. Son corps fin était vêtu d'une longue robe immaculée agrémentée d'une traîne, et un haut chignon compliqué piqué d'une fleur blanche surmontait son visage aux traits fins. Celui-ci s'illumina d'un gigantesque sourire à la vue de son futur époux, très élégant lui aussi dans son costume noir et blanc, et tout aussi souriant qu'Ariane.

  Après le long discours de bienvenue du prêtre - dont Ariane n'écouta pas un mot, trop occupée qu'elle était à admirer Günter - celui-ci se tourna vers les futurs mariés et prononça les mots qui les uniraient à jamais :

  « Mademoiselle Ariane R******, voulez-vous prendre pour époux Monsieur Günter B******* ?

  ― Oui, je le veux, » répondit Ariane d'une voix émue.

  « Et Monsieur Günter B*******, voulez-vous prendre pour femme Mademoiselle Ariane R****** ?

  ― Oui, je le veux, » répéta-il d'une voix non moins affectée.

  « Alors par les pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare mari et femme ! Vous pouvez embrasser la mariée. »
                    
                  
  Les lèvres de Günter se posent doucement sur celles d'Ariane, son bras s'enroule autour de la taille de son épouse. Ariane frissonne d'amour et de joie. Elle n'a plus aucun doute : les émotions sont bien nécessaires, vitales même, et méritent d'être ressenties.

  Les lèvres de Günter quittent les siennes pour murmurer à son oreille :

  « Je me souviens, maintenant. Je t'aime... »

  Ariane sait bien qu'au matin, il aura tout oublié, elle n'y peut rien, lui non plus. Mais pour une fois, elle fait taire ses craintes et s'abandonne à la douceur de l'instant. Dans son esprit, le fil de ses souvenirs s'est sagement replié, a cessé de danser. Le bal des souvenirs est terminé.

  Alors, blottie dans les bras de son époux, Ariane s'autorise elle aussi à oublier un peu.

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